Des mots en papier peint

MéméDansLesOrties
Mémé dans les orties
6 min readNov 13, 2016

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L’art mural de ces vendangeurs qui ne font pas que ramasser du fruit. Reportage.

Les vignes hautes du Domaine de Cantalauze.

La maison des vendangeurs du Domaine de Cantalauze acquiert tous les automnes de nouveaux tableaux et de nouveaux poèmes, peints directement sur ses murs. Après le travail, beaucoup de personnes ne pensent qu’au repos, mais au sein de ce domaine si particulier de la campagne Tarnaise, quelque chose dans l’air ou dans le vin (bio et nature) fait que ses saisonniers se mettent à créer.

Une aquarelle montrant Guy, Brigitte, Pierre-Olivier et Pauline Laurent au travail dans leur vignes à différentes saisons.

Une quinzaine de personnes, ouvriers, amis, nouveaux-venus ou habitués, viennent tous les ans pour une quinzaine de jours travailler dans la vigne au Domaine de Cantalauze. Ceux qui viennent du coin rentrent chez eux le soir. Aux autres on propose une petite cambuse de six lits, deux douches, une WC, et une cuisine. Construite pendant les années 1970, la maison des vendangeurs ne laisse pas transparaître son âme de cache créative et conviviale, ni par son architecture ni par son ameublement. Les portes, les murs, et les carrelages sont spartiates. Mais plus on laisse les yeux se poser sur chaque coin, recoin, carreau, on comprend vite que quelque chose ici est hors du commun. Des mots partout, des tableaux partout, des dessins, des gribouillis, des traces pullulent partout. Les murs parlent, et ce depuis un certain temps. Guy & Brigitte Laurent y accueillent leur main d’œuvre, pour ainsi dire leurs amis, depuis 30 ans, et maintenant Pierre-Olivier et Pauline Laurent prennent le relais. Les personnes qu’ils reçoivent cueillent le raisin de jour et créent, de toute évidence, la nuit.

La gloire est impossible, la communication dérisoire, mais merde, il reste du blanc sur ces murs !

Quand on rentre dans la maison, au-dessus de la gazinière, sur une cloison, des tas de vendangeurs ont écrit leurs noms, prénoms, adresses, et numéros de téléphone. En guise de bienvenue ? En espérant qu’un(e) bien-aimé(e) les retrouve ? En preuve d’existence ? L’expression écrite manque spécialement de censure ici, mais aussi de but précis. La gloire est impossible, la communication dérisoire, mais merde, il reste du blanc sur ces murs ! Alors que créer?

Certain(e)s se contentent d’une petite phrase politisée et d’emblée écologiste. Nous retrouvons ainsi une sorte de chronologie des luttes, de « Non au transfo de St. Victor » à « Non au barrage de Sivens » en passant par « Couper tout ! (Sauf les arbres.) »

D’autres peintres plus minimalistes trempent leur mains dans l’encre de chine pour apposer leurs empreintes par ci, et de légères lignes de crayon par là. Des maîtres du figuratif s’emparent de pastels à l’huile pour représenter clowns, fous (du roi), et autres personnages cartoonesques, alors que d’autres d’inspiration Kandiskyesque prennent les mêmes outils pour faire sauter des couleurs en feux d’artifice flamboyants et tout à fait abstraits. Grappes de raisin et feuilles de vignes font apparition un peu partout, et la partie du mur collée à la porte d’entrée énumère, en grandes lettres noires et grasses, en avertissement au Voi chi entrate qui, les sept cépages cultivés dans ce domaine. La fenêtre offre une vision plutôt réaliste de rangées et rangées de vignes, avec feuilles et grappes comprises, mais voilà l’étrange nature de l’Homme que de vouloir représenter en mots et en dessins ce qu’il peut voir au pied de sa porte.

Du grec, de l’arabe, l’español, et le français se mêlent sans aucun plan précis — ni thèse unie, ni destination commune.

Les œuvres collectives ne sont pas nouvelles, et certaines sont même canonisées par la Grande Gloire d’un prix ou d’une émission télévisée. Un film quelconque est une œuvre collective, et il va de même pour la plupart des fresques dans la plupart des églises. Dans ces itérations de la création collective, pourtant, il y a un manieur-majeur, une force directrice, un conseil général, un consensus. Dans la maison des vendangeurs du Domaine de Cantalauze, la création ne subit aucune consultation, et sans les outils de datation par le carbone 14, on ne peut savoir quelle(s) partie(s) de tel dessin ont été fait ensemble, sur un même coup, et quelle(s) partie(s) ont été rajoutée(s) par la suite. Est-ce que des éléments ont été effacés ? La suppression n’est pas dans l’esprit du lieu, mais peut-être un de ces clowns en pastel à l’huile cache-t-il une clef en feuille d’or. Les dessins dans leurs évolutions respectives et intergénérationnelles ressemblent à de gigantesques cadavres-exquis dont les frontières de qui-a-fait-quoi sont aussi troubles que le vin bourru.

Trois écritures d’une phrase en évolution perpétuelle.

Les textes, par contre, subissent des transformations plus transparentes. Grâce à la science usuelle de la graphologie, on distingue aisément entre des écritures différentes. Nous trouvons ainsi des phrases qui ont tenues un certain temps seules, souveraines, avant qu’une précision ne leur soit apportée par un tiers. Dans cet esprit, quelqu’un avait joyeusement inscrit sur le mur d’une chambre que « Demain c’est la fête. » Pour cette personne, tous les demain-s étaient peut-être des fêtes. Voilà qu’après un certain temps (une semaine ? une décennie ?) quelqu’un d’autre, visiblement agressé par l’idée-même de ‘demain’, ajoute au stylo-bille, en provenance du mot ‘demain’, « = Maintenant car demain n’existe pas ». Ah ! Petite précision de quelqu’un qui en sait plus ? Moins ? Quelque chose. Il en sait en tout cas quelque chose, et le mur n’en est que plus riche de sens. Un peu plus loin, dans l’entrée où tout le monde finit par revenir, une autre phrase à deux têtes et deux mains: l’optimisme du « Ensemble tout devient possible… » rencontre fatalement le cynisme, « Ou pas. »

Dans cette cabane il y a eu tellement de tout. Des gens « doués » et des gens qui le sont moins. Des gens qui n’ont rien à dire et qui pourtant écrivent « Quand la cuisine est bonne, bonne, bonne, bonne » sur le capot de la gazinière. Des gens vinomanes, qui écrivent les répliques et la partition pour un vieux chant paysan sur le grand bonheur que procure le breuvage Dionysien. Du grec, de l’arabe, l’español, et le français se mêlent sans aucun plan précis — ni thèse unie, ni destination commune. Ce sont des phrases et des dessins dans un lieu où des gens vivent. Et ça serait une définition pas mal de l’art, si seulement on était moins éduqué.

Quand j’ai demandé à Guy, le vigneron, si je pouvais écrire un reportage sur la maison de ses saisonniers, il m’a dit en rigolant : « Mais, non ! Parce qu’après il faudra interdire les photos, l’accès. Il faudra en faire un musée ! »

Guy, l’hôte heureux.

—Tucker Kapp, le 13 novembre, 2016

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