IRL-Dans la vraie vie

CATHERINE COSTE
Ma chronique littéraire
7 min readSep 2, 2018

Une BD par Cory Doctorow et Jen Wang

BD citée, copyright Akileos
BD citée, copyright Akileos

Coarsegold Online, rejoindre la guilde du clan Fahrenheit, avec les meilleurs gameuses MMO et RPG — Jeu en ligne massivement multijoueur et Jeu de rôle, cela vous parle ? Si oui, c’est que vous connaissez la BD intitulée IRL-Dans la vraie vie, où Coarsegold est un MMORPG, un RPG multijoueur en ligne. Voilà de quoi vous chatouiller le néocortex, une “nouvelle” écorce qui s’enroule autour des plus anciennes parties de notre cerveau, fortement impliquée dans la gestion de nos relations sociales. La petite histoire que nous lisons ici semble avoir pour but d’illustrer un propos moralisateur, montrant que les responsabilités morales et humaines du monde réel font écho, même, sont amplifiées, dans le monde virtuel. Je pense que l’ouvrage est beaucoup plus subversif qu’il en a l’air. Normal, sinon il n’intéresserait que les profs, et pas les ados.

Ici on suit les aventures d’Anda, une ado américaine assez geek, qui pour son anniversaire se fait offrir une inscription pour participer à un jeu MMORPG où elle va rencontrer des avatars filles comme elle, et à la clé gagner le droit d’appartenir à la prestigieuse guilde qui “déchire grave”, encadrant plus de 10 millions de joueurs inscrits dans le monde. Pour une fois qu’elle, une fille, peut jouer en tant que fille … On va donc la suivre dans la peau de son avatar, rencontrer toute une gamme d’ados flanqués de leur précieux avatar de par le monde. Les choses commencent en douceur, quand elle aide une “guerrière” voulant faire la peau des gold farmers, ces gens dont les avatars collectent illégalement des objets de valeur pour les revendre à des joueurs des pays développés qui ont de l’argent à dépenser.

Certaines joueuses sont indignées, car elles ont passé des heures / mois / années à jouer sans tricher et peuvent se faire doubler par des ignares et incompétent(e)s ayant simplement acheté les objets de valeur. Un coupe-file illégal, un procédé de passe-droits ignobles contre lequel les filles décident de partir en guerre. Tout se passe pour le mieux dans le meilleur des mondes, les guerrières, chefs et autres héroïnes donnent le meilleur d’elles-mêmes et tissent des liens de saine e-camaraderie, jusqu’à ce que les choses tournent mal. Et cela va loin.

Une amitié fortuite avec un gold farmer plus malin que les autres, et une joueuse plus résolue que la moyenne, sachant utiliser des outils de traduction en ligne, décidant de comprendre ce qui peut bien se cacher derrière son e-ennemi, et ne tardant pas à se prendre de plein fouet les réalités à peine cachées derrière des avatars kawaii : la misère chinoise dans toute sa splendeur. Des gamins chinois trop pauvres pour être scolarisés passent des heures à collecter et à revendre tout ce qu’ils peuvent, transformant ainsi la monnaie virtuelle en espèces sonnantes et trébuchantes ; ils peuvent être payés sur PayPal, tout comme Anda, payée de son côté pour trucider les gold farmers. Bien sûr, certains de ces gamins “gold farmers” sont en mauvais état de santé ; ils ont le dos brisé par leur boulot précédent, consistant à transporter de lourdes charges à l’usine et sont en conflit avec leurs parents voulant les voir travailler en usine — faire des fermetures éclair en usine pour gagner moins d’un dollar par jour, la vie de rêve pour n’importe quel ado dans le monde.

A décider d’aider un de ces gold farmer qu’elle trouve plus talentueux que les autres, plus intelligent et aussi plus malheureux, Anda enclenche une réaction de désastres en série, se passant dans la vie bien réelle. Tout d’abord, sa mère, qui découvre qu’elle reçoit des vrais sous sur Paypal. C’est donc forcément que sa fille de 16 ans parle à des pervers et se fait payer pour cela. La mère coupe l’accès internet et reprend son compte PayPal … Et ce n’est que le début de la réaction en chaîne. La capitaine de la prestigieuse guilde Fahrenheit la suspend, dénonçant le côté immoral de se faire payer pour s’en prendre à autrui (missions illégales consistant à se faire payer pour dégommer des gold farmers). Anda pensait bien faire en se renseignant sur les droits des ouvriers et employés chinois en ville, et inciter son e-collègue malheureux à exiger une couverture sociale en se réclamant de la loi (assurance médicale de base pour les résidents urbains). En exemple, elle lui avait parlé de son père et de ses collègues, ayant justement déclenché en ce moment même un mouvement de grève au sujet des cotisations patronales pour la couverture santé, et les salaires. Elle avait juste oublié qu’il s’agissait des USA; non de la Chine (démocrature, mélange de démocratie et de dictature)

BD citée, copyright Akileos
BD citée, copyright Akileos
BD citée, copyright Akileos

Ce que fait le mieux la BD, à mon avis, c’est de mettre en scène les connections cachées et autres correspondances et mises en abime entre la vie virtuelle et la vie réelle. La seconde fait caisse de résonance sur la première et vice-versa. L’une peut dynamiter l’autre. C’est à la fois énorme, et très secret. Bien caché. Et, le tout, bien que la joueuse soit pétrie de bonnes intentions, peut lui “péter à la gueule” sans prévenir …

“ — Tout ça parce que tu as lu trois ou quatre trucs sur Internet, tu crois que tu connais tout de notre vie et des conditions de notre pays ?”, reproche amèrement à Anda Ah Duo, le meilleur copain du gold farmer qu’elle a essayé d’aider. Grâce à son aide, il a mal fini, car le gouvernement chinois a voulu faire de lui un exemple :

“ — Merci pour ton aide, l’Américaine, mais la prochaine fois, rends-nous service, reste loin de nous.”

Cela fait penser à ces reporters croyant bien faire en publiant le témoignage de dissidents chinois qu’ils ont été interviewer sur place. Une fois qu’ils sont bien tranquillement rentrés dans leur pays, les pauvres dissidents, eux, sont éventuellement exécutés ou emprisonnés. L’ouverture des portes du monde entier par le truchement du virtuel est un instrument puissant. Il peut aussi être une arme fatale, dont une ado peut se servir bien malgré elle … Par la même occasion, bien sûr, elle s’est fâchée avec son clan d’exterminateurs de gold farmers. Quand on est une ado et qu’on se retrouve plantée, fâchée avec tous ses amis et ennemis, connection internet coupée par les parents, la vie peut paraître bien cruelle …

Il faut compter sur l’intelligence de certaines guerrières trahies — la capitaine si prompte à dégommer les gold farmers — pour comprendre qu’elle a fait fausse route, et mettre en branle toute la mécanique qui va permettre de se reconnecter au malheureux gamin chinois, et tenter de le tirer de sa mauvaise passe … Ce coup-là, Anda retourne voir l’oppressé dans son univers virtuel, où elle amène avec elle tout un clan, des amies, et des amies d’amies. Pas question de jouer à la justicière en solo, elle a vu où cela l’avait mené. L’union fait la force. Et ce coup-là, les tracts mobilisateurs vont être passés par les Fahrenheit eux-mêmes. Il s’agit de passer l’info à tous les employés en Chine, pour les inciter à soutenir en masse leur collègue vulnérable, épuisé par le mauvais état de son dos et sans couverture médicale. La Chine n’est pas précisément le pays des droits individualistes. Mais en la jouant collectif … Ce coup-là, toute la dynamique ayant conduit à l’enchaînement malheureux part dans le bon sens, avec la même puissance. Du coup, l’ado si méritante est réhabilitée et rejoint la guilde telle une star, ses parents et la chef de la guilde, Liza, trop fiers d’elle. Aussi, Anda se réconcilie avec ses amis en ligne, dont la fameuse et puissante guerrière Lucy, qui a par la même occasion su convaincre notre héroïne geek qu’elle est une vraie guerrière, pas juste un tyran bon à s’en prendre à plus pauvre ou plus faible que soi …

A la fin, on a même droit à une e-scène de balcon, façon Roméo et Juliette, où Anda et son gold farmer se retrouvent. Il a trouvé un boulot un peu meilleur grâce à ses compétences de farming et apprend avec acharnement l’anglais. Il veut se battre et réussir.

“Nous allons passer beaucoup de temps dans la vie virtuelle”. Liu Cixin, auteur du Problème à trois corps, science-fiction chinoise. Vous, je ne sais pas, mais moi, à la lumière de la lecture de cette BD, je commence (oh certes, tout juste) à comprendre ce qu’implique ce genre d’affirmation …

https://www.youtube.com/watch?v=OAZxaifyfP4

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CATHERINE COSTE
Ma chronique littéraire

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