Le savoir n’est plus une denrée rare

CATHERINE COSTE
Ma chronique littéraire
7 min readSep 23, 2018
Ma boite à thé ;-)
https://www.liberation.fr/debats/2018/09/18/ordinateur-a-l-universite-combien-y-a-t-il-d-etudiants-dont-on-ne-voit-jamais-les-yeux_1679549

On est passés d’une époque où le savoir était une denrée rare — cette denrée, il fallait la choyer et la mettre dans un creuset comme, par exemple, un amphithéâtre de fac — à une époque où le savoir est massivement disponible en ligne (internet).

Avant, il y avait l’imprimé qui est survenu. Gutenberg. Le savoir s’est alors massé dans les bibliothèques. Mais comment avoir accès aux bibliothèques du Caire, d’Alexandrie, de Boston ? Tout le monde ne le pouvait pas. Néanmoins le livre imprimé est venu élargir le contingent des chanceux, ou élite, ayant dorénavant accès au savoir. Il y avait certes toujours des limites à cet accès, que ce soit la proximité d’une bibliothèque ou l’appartenance à un groupe. D’ailleurs, si l’on prend la plupart des grandes revues scientifiques, comme le New England Journal of Medicine, c’est toujours le cas aujourd’hui. Il faut un abonnement, un accès, du fait de son appartenance à un groupe social et/ou professionnel. Faute de pouvoir payer pour ces articles disponibles sur abonnement seulement (les fameux paywalls), ce savoir est verrouillé.

Internet est venu donner aux masses l’accès à ce savoir. Plus besoin d’aller sur place au Caire, à Alexandrie ou à Boston, il suffit d’une bonne connection internet. Les publications scientifiques en accès libre (open access) sont de plus en plus nombreuses, même si les internautes tombent bien fréquemment sur des articles réservés aux abonnés, ou disponibles sur paiement seulement, ou paywalled articles. Certains médecins ou chercheurs relaient via les réseaux sociaux des résumés et copies de publications scientifiques qui sinon resteraient interdites aux non-abonnés, et pour commencer ces derniers n’en soupçonneraient même pas l’existence. Certes moins de 50% de la population mondiale a accès à internet, encore en 2018. Pour autant, le savoir est devenu abondant sur internet. Il n’est plus une denrée rare. Certes, le faux savoir y figure aussi en bonne place (fake news), mais nous savons tous que parmi les enseignants dont nous nous souvenons, pour nous ou nos aînés, il y avait de bons profs, et de moins bons profs … Lorsqu’à 21 ans je préparais l’agrégation externe d’allemand à la Sorbonne en France, nous savions tous, nous les étudiants, qu’il fallait soigneusement éviter tel ou tel enseignant pour telle ou telle raison (perturbé mentalement par des accidents de vie, opinions extrêmes, enseignement biaisé suivant des convictions personnelles présentées comme des faits objectifs), et qu’en revanche tels et tels autres étaient excellents, et celle-ci ou celui-ci carrément exceptionnel(le). A l’époque où je préparais le concours de l’agrégation externe d’allemand, il n’y avait pas l’internet, mais il y avait les cours du CNED, le centre national d’enseignement à distance. S’abonner aux cours du CNED ne nous dispensait pas de venir écouter les cours magistraux en amphi et de participer aux TD (travaux dirigés) en s’inscrivant pour faire des exposés. Le savoir était rare, il fallait se concentrer sur cette activité bi-tâche : la découverte et l’étude du savoir adéquat permettant d’obtenir le diplôme ou le concours convoité. Je dis bien bi-tâche car nous disposions à la fois des cours de la Sorbonne, et de ceux du CNED. Il fut un temps où l’on était forcé de choisir entre les deux, il était considéré comme “tricher” d’avoir accès aux deux sources précieuses de savoir rare. On était condamné à être mono-tâche. Puis, avec un peu d’assouplissement, j’ai pu connaître l’époque bi-tâche car je suis arrivée au bon moment pour cela. J’avais donc le loisir de suivre et de comparer les deux enseignements.

Accélérons dans le temps. Après avoir été prof d’allemand dans le privé et dans le public à Paris et région, en lycée et collège, et assistante de direction dans des multinationales, j’ai passé des certificats numériques du MIT en biologie et en programmation informatique dans le cadre de la biologie et j’enseigne à présent une autre matière que l’allemand. Le “creative writing”. J’encadre des projets d’écriture de science-fiction et de fan fiction par des groupes d’élèves (pré-ados et ados) de filières scientifiques à Singapour, Bangkok et en Californie. Ai-je appris pour obtenir ces certificats numériques en mode amphi ou mono-tâche ? Oui et non. Car tout en me concentrant sur les cours et examens en ligne selon les exigences de tel ou tel diplôme, j’avais accès à toute la matière scientifique voulue sur internet, même lors des examens. J’ai donc fait du multi-tâche. Ecouter le cours et prendre des notes, chercher la matière pour les devoirs en ligne, tâcher de comprendre la progression pédagogique du cours en utilisant mes connaissances en la matière (pédagogie en tant qu’enseignante d’allemand), aller sur des forums de discussion entre étudiants pour s’aider et s’évaluer les uns les autres … Avec le recul, j’ai clairement le sentiment d’avoir été multi-tâche et d’avoir mené cela à bien. Pour autant, ai-je le sentiment d’avoir triché ? Non, pour la bonne et simple raison que mes profs du MIT comme moi, l’étudiante en ligne, savons tous fort bien cette vérité :

Le savoir n’est plus une denrée rare.

Ce fait, lié à l’accès au savoir via internet (le MIT est à Boston mais j’ai passé mes diplômes à distance, en région parisienne et en Angleterre) oblige tous les employeurs, tous les employés, tous les étudiants et tous les écoliers à se mettre à la page. A prendre acte de cette révolution. Nous ne pouvons plus être mono-tâche dans un monde où le savoir est massivement accessible via internet. Nous avons basculé dans un monde où il faut être multi-tâche, que cela nous plaise ou non.

Il n’y a qu’au CNRS où être mono-tâche va être considéré comme un talent désirable, une condition à l’embauche. Et encore, il faudra que ledit chercheur mono-tâche ne fasse pas d’encadrement. Dans l’entreprise d’aujourd’hui, on ne peut pas être cadre en étant mono-tâche.

Si dans la bouche de quelqu’un du service des ressources humaines en entreprise vous entendez dire de quelqu’un “il est trop mono-tâche”, ce n’est pas un compliment. Surtout dans la grande entreprise française, type BNP. Si vous voulez être cadre à la BNP, il ne faut pas être mono-tâche.

Or que dit cet enseignant qui forme des citoyens (et non des employés) ? Il se plaint de ne plus être en mesure de former des citoyens mono-tâche.

Il reproche à ses étudiants de n’être pas mono-tâche. Cet enseignant se donne donc comme objectif de former des citoyens mono-tâche dans un monde où le savoir n’est plus une denrée rare. Il se propose donc de former ses étudiants au monde d’hier. Et, ne remportant pas l’adhésion des étudiants multi-tâche vivant bel et bien dans le monde d’aujourd’hui (par la force des choses), il souhaite imposer la norme “mono-tâche” à coups de contrôle. Obliger à faire, faute d’avoir pu convaincre … La norme, le contrôle, l’interdiction … Tout cela se met en place quand on a échoué à emporter l’adhésion du groupe. A cet enseignant, je souhaite dire qu’un employé qui prend des notes pendant une réunion et qui ensuite les remet soigneusement au propre sur ordinateur n’est pas un bon employé (encore moins un bon cadre). C’est quelqu’un qui gaspille le temps. Il est trop lent. En vocabulaire ressources humaines BNP, cela donne : un mono-tâche. L’entreprise aujourd’hui ne recrute pas les mono-tâches. Connaissez-vous des gens qui sont très mono-tâche dans la vie privée ? Etes-vous l’un d’eux ? Dans le monde d’aujourd’hui, de telles personnes sont des oiseaux rares …

Deux exceptions, à ma connaissance : le CNRS, et les artisans japonais qui font dans l’excellence, fabriquant les meilleurs couteaux de cuisine au monde, les plus beaux kimonos … Mais la société japonaise dans son ensemble a quelque chose d’unique au monde, permettant d’y intégrer avec profit le citoyen ou l’employé mono-tâche. Le virtuose. Ce n’est pas le cas de la société de la plupart des autres pays.

Certes cet enseignant a raison sur un point : l’étudiant multi-tâche n’atteindra pas le niveau d’excellence de l’artisan japonais faisant, par exemple, les plus jolis paniers en osier au monde. Pour un enseignant, il est bien entendu plus flatteur d’être écouté en cours magistral par un mono-tâche épris de perfection que par un étudiant français destiné à vivre dans un monde professionnel fortement orienté multi-tâche. Mais pour une raison qui nous échappe, en tout cas aujourd’hui, la compétence multi-tâche est mise au goût du jour. Le savoir n’étant plus une denrée rare, comment s’orienter dans cette gigantesque masse d’information, ce labyrinthe truffé de voies sans issue (les fake news) ? Il faut probablement du coaching, de l’accompagnement personnalisé. Mais l’époque du creuset où repose la matière précieuse et rare, la substantifique moelle du savoir, avec les étudiants groupés autour de l’enseignant, seul intermédiaire entre l’or du savoir et eux dans ce creuset, est révolue. Le creuset est devenu un labyrinthe et l’étudiant désorienté a besoin d’accompagnants, d’instructeurs, de coachs, de collègues cherchant les mêmes choses que lui (ou pas), pour avancer. Cet état de fait n’est ni de la responsabilité de l’enseignant, ni de celle de l’étudiant.

Le savoir n’est plus une denrée rare. Cette révolution liée à l’accès massif à internet nous a catapultés dans un monde où nous devons tous être multi-tâche (à de rares exceptions près).

Est-ce que j’ai mieux appris à la Sorbonne en cours magistral en prenant des notes sur papier avec stylo à plume ou en suivant les M.O.O.Cs. de MITx sur la plateforme EdX ? Avec le recul, ayant été diplômée dans les deux écoles, je dirais :

Les deux. Ce n’est juste pas la même époque.

Mur Facebook de Jean-Michel Billaut, spécialiste de l’économie numérique, 21 septembre 2018

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CATHERINE COSTE
Ma chronique littéraire

MITx EdX 7.00x, 7.28.1x, 7.28.2x, 7.QBWx certified. Early adopter of scientific MOOCs & teacher. Editor of The French Tech Comedy.