Flo Morrissey et Matthew E. White, une flamme sous influences

Fred Valion
Magic RPM
Published in
8 min readJan 20, 2017
Matthew E. White et Flo Morrissey. (Crédit : DR)

Entre deux albums en solo, la jeune chanteuse anglaise Flo Morrissey et l’Américain Matthew E. White partagent leur goût pour les chansons des autres sur un album de reprises chanté à deux, mais d’une seule voix. Récit imaginaire d’une rencontre bien réelle.

Quelque chose a bougé sur le porche, derrière la maison, il en est certain. Chaque année, dès le mois de juin, la chaleur humide qui enveloppe Richmond fait chanter la structure en bois de la bâtisse, où il s’est installé à la fin des années 2000. Il ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire en songeant qu’il y a encore peu, c’est lui qui faisait trembler les murs de celle-ci avec la minuscule salle d’enregistrement qu’il avait aménagée sous les toits, au dernier étage, et qui depuis est devenu, en ville, le studio et le label Spacebomb, sa fierté. Un endroit qu’un jour, peut-être, on viendra visiter du monde entier comme aujourd’hui “Hitsville U.S.A.”, l’ancien siège de la Motown à Detroit, ou la grande agglomération de Muscle Shoals, près de Memphis, entre les pelouses pelées de laquelle ont été taillés quelques-uns des plus beaux joyaux de la soul et du rock dans les années 60 et 70. Ce n’est pas lui qui le dit mais la presse, qui a accueilli ses deux albums solo (Big Inner, en 2012, et Fresh Blood, trois ans plus tard) ainsi que celui qu’il a réalisé pour la chanteuse Natalie Prass avec un enthousiasme de jeune mariée.

Ce qu’il laissera à la postérité ? S’il se sait ambitieux, il n’y pense jamais, lui qui a un jour répondu à un journaliste visiblement désireux de l’entraîner sur ce terrain qu’il comptait, de toute façon, “faire de la musique jusqu’à la fin de ses jours.” Et d’ailleurs il s’en moque bien, il a tout le temps devant lui : il fêtera bientôt ses trente-trois ans, et pour l’heure, dans la pénombre de la bibliothèque, éclairée par la seule lampe de son bureau où s’entassent enveloppes et partitions, il hésite. Cela ne lui ressemble pas. En studio, c’est un leader né, il sait toujours quoi faire lorsqu’il s’agit de prendre une décision, quoi dire aux musiciens qui forment le groupe avec lequel il enregistre la plupart de ses productions, ses Swampers ou ses Funk Brothers à lui. Doit-il aller voir ce qui, quelques secondes plus tôt, a attiré son attention à l’extérieur, ou attendre là l’appel Skype de celle qui le met dans cet état ? Elle, c’est Flo, une jeune chanteuse anglaise dont il a récemment découvert la voix, “unique” répète-t-il, et avec qui il a commencé à correspondre après avoir lu ce que disait le site du quotidien britannique The Guardian de son premier album, Tomorrow Will Be Beautiful, dont elle aurait composé les chansons, dit-on, entre quinze et dix-neuf ans.

Cette fois, le son est plus net, plus proche aussi. Il sélectionne le statut “de retour dans cinq minutes” dans Skype, se lève et, dans un noir zébré de bleu pâle par la lueur de la Lune, se dirige vers la porte qui mène à l’arrière de la maison, actionne l’interrupteur qui commande la lumière extérieure et sort sur le porche. A une vingtaine de mètres, à l’orée du bois de saules noirs et d’érables qui s’étend au-delà du jardin, deux yeux d’or le fixent une seconde, puis disparaissent dans un bond. De retour dans la bibliothèque, il se rend à nouveau disponible sur Skype, qu’un appel entrant anime bientôt.

COMME S’ILS ETAIENT… “CONNECTES”

Le jour se lève à peine à Londres. Elle a peu dormi, la bouche sèche, mais elle lui avait promis de l’appeler. Pourquoi ? Elle ne sait pas trop. Peut-être apprécie-t-elle simplement de discuter avec lui. De tout, de rien, de ses chansons et de celles des autres, de sa tournée, sa toute première, de ce métier qu’elle est encore en train de découvrir et qu’elle n’imaginait pas aussi solitaire lorsqu’elle postait les vidéos de ses compositions sur YouTube, il y a encore peu. Elle ne l’a jamais rencontré, mais elle a le sentiment qu’il peut devenir quelqu’un d’important dans sa vie. Et elle a décidé de lui laisser cette chance. Et puis elle se pose tant de questions à propos de ce qu’elle vit. A propos, par exemple, de ce sentiment de puissance mêlé de panique qu’elle a ressenti hier soir en montant sur scène, toutes ces choses qu’elle ne peut partager avec personne. Ni avec sa superwoman de mère, Helena, figure de la City londonienne. Ni avec ses huit frères et sœurs, qu’elle adore et avec lesquels elle a pourtant toujours tout partagé. “J’espère que tu t’amuses, que tu profites de chaque instant. Je sais que c’est une drôle de vie, et que c’est très difficile d’en parler à ceux qu’on aime en rentrant de tournée.” Voilà le genre de mots, simples et réconfortants, qu’elle aurait aimé entendre avant de prendre la route. Il a fallu que ce soit Matthew qui les lui dise. C’est comme si… comme s’ils étaient “connectés”, elle n’arrive pas à le formuler autrement. Ce matin, elle a une bonne nouvelle à lui annoncer : elle chantera bien avec lui Some Velvet Morning sur la scène du Barbican Centre, où se tiendra fin octobre un concert en hommage à Lee Hazlewood, l’auteur de These Boots Were Made For Walkin’, disparu en 2007. Ça lui plaît bien, d’être la Nancy Sinatra de Matthew E. White pour un soir. Peut-être qu’ils finiront par travailler ensemble. Qui sait ? A quinze ans, elle écrivait dans sa chambre sa première chanson, et six ans plus tard, là voilà sur le point d’aller la chanter au Japon. Tout peut arriver désormais.

Flo Morrissey et Matthew E. White chantent Some Velvet Morning en hommage à Lee Hazlewood sur la scène du Barbican Center, à Londres, le 25 octobre 2015.

Dix huit mois plus tard, tout est arrivé à Flo Morrissey et Matthew E. White, qui publient ce mois-ci Gentlewoman, Ruby Man. Soit le fruit de cette collaboration fantasmée qui s’est concrétisée mi-2016 à l’initiative du doux géant américain sous la forme d’un album de reprises mêlant habilement standards pop (Suzanne de Leonard Cohen, Sunday Morning du Velvet Underground, Grease des Bee Gees), joyaux oubliés (Looking For You de Nino Ferrer, ou Govindam, une krishnaserie produite par George Harrison en 1970) et titres plus contemporains, signés Frank Ocean, James Blake ou Charlotte Gainsbourg. Un disque né du besoin de prolonger l’étrange relation à distance qu’ont entretenu les deux artistes pendant plusieurs mois, qui plus est à un moment où l’industrie attendait leurs nouveaux albums solos respectifs (le deuxième pour Florence, le troisième pour Matthew). Mais aussi de lui donner un tour plus concret. “Pour des gens qui ne se connaissaient pas, on est allés assez loin dans nos e-mails, admettait Matthew au moment où nous avons rencontré le duo, en novembre dernier à Paris. Il y a quelque chose de magnétique à propos de nos deux énergies, quelque chose qui fait que ça fonctionne bien entre nous. Enregistrer ce disque a surtout été un moyen d’endiguer ce trop-plein d’énergie, car il y avait beaucoup d’inconnues : nous ne savions rien de la façon dont l’autre travaillait, et nous ne savions pas non plus comment nos voix allaient s’harmoniser. C’était un peu comme aller au lit avec quelqu’un pour voir ce qui va se passer.”

TAQUINER LA BARBE DE MONSIEUR

Avant de passer à l’acte, pour se prémunir d’un éventuel accident de couette et éviter de se prendre les pieds dans le tapis (de cordes), Matthew et Flo ont tout de même pris soin d’accorder leurs violons en choisissant consciencieusement les titres sur lesquels ils allaient mêler leurs timbres. “On savait d’instinct qu’il fallait qu’on mélange quelques classiques à des chansons qui nous tenaient vraiment à cœur, commence Flo. Mais nous n’avons pas fait de choix en nous disant : il nous faut une chanson française, du hip-hop, un truc seventies, etc. Nous avons même commencé avec une playlist de sept cent titres qui rassemblait tous les duos célèbres : Sonny & Cher, Paul et Linda McCartney, Serge Gainsbourg et Jane Birkin, Lee Hazlewood et Nancy Sinatra, auxquels nous avons ajouté des chansons qui nous tenaient à cœur, comme Govindam de George Harrison, que mon père passait souvent à la maison…” Et Matthew de poursuivre : “Nous en avons très rapidement retenu une cinquantaine, puis nous avons beaucoup discuté pour ne garder que dix morceaux, que nous avons tous enregistrés, et qui figurent sur l’album.” Une forme d’exploit quand on sait combien le “zéro déchet” appliqué à la production musicale a envoyé de disques à la poubelle, et dont Matthew E. White, réalisateur de l’album, peut s’attribuer l’entier mérite. Lui qui a, entre autres, su s’entourer de musiciens aussi efficaces qu’inspirés (voir par exemple ici les splendides guitares d’Alan Parker sur The Colour in Anything, qui offrent à la musique de James Blake l’éloquence d’un Jeff Buckley). “Travailler avec un vrai groupe, en communauté comme nous le faisons à Spacebomb, nous permet d’accomplir plus de choses en une heure que je ne le ferais seul avec mes synthés, explique Matthew. Moi, je crois en cela. Je crois dans le groupe, l’équipe, dans la répartition des tâches, dans le fait de laisser les gens faire ce à quoi ils sont bons, et d’encourager les échanges. Alors certes, je reste le boss en tant que producteur, mais avec une bonne équipe, ce système permet d’aller loin dans le rôle créatif de chacun. Et nous avions une bonne équipe.” Mais les meilleures équipes du monde ne seraient rien sans la vision d’un magicien tel que White. Qui redonne ici vie du même coup de baguette à deux concepts dont on ne pensait pas recroiser un jour la progéniture dans les bacs (“l’album de reprises” et “l’album de duos”, tombé en disgrâce à la fin des années 70), se permet de faire danser le Velvet Underground sur un mur du son spectorien et présente Barry Gibb à Leonard Cohen dans un clin d’œil, pendant que sa partenaire, farouche, s’applique à jouer les belles indifférentes, retenant sa voix comme s’il s’agissait d’un pur sang essayant de taquiner la barbe de Monsieur. “Lorsque tu enregistres des chansons d’amour avec une femme et que ces chansons sont ensuite jouées publiquement, il y a forcément un moment où l’on va penser que si vous travaillez ensemble, vous êtes ensemble, ou secrètement ensemble, commence prudemment Matthew lorsqu’on l’interroge sur la tension sexuelle qui, de Lee & Nancy à Marvin (Gaye) et Diana (Ross), fait le sel de tous les grands duos qui jalonnent l’histoire de la pop music. C’est problématique de ne pouvoir classer les relations entre les hommes et les femmes que dans les catégories « romantique » ou « non romantique », « sexuelle » ou « non sexuelle ». Il y a un tas de liaisons sexuelles qui n’ont pas la profondeur de ce que Flo et moi avons.”

La journée a été longue. Il est près d’une heure du matin lorsqu’ils sortent du studio et prennent la route en direction de chez Matthew, où les attend chaque soir le traditionnel barbecue. L’enregistrement de l’album est presque terminé, et Matthew lui a confié tout à l’heure qu’il le trouvait “meilleur encore que la somme de ses qualités”. La nuit est claire et un peu fraîche pour un mois de juillet. Dans le ciel, une lanterne céleste suspendue à l’horizon clignote, écarlate, portant les espoirs d’un jeune couple qui, demain, chantera les chansons de Flo et Matthew de Richmond, Virginie.

Flo Morrissey and Matthew E. White Gentlewoman, Ruby Man (Glassnote/Caroline).

Gentlewoman, Ruby Man est disponible sur Deezer et Spotify.

Flo Morrissey et Matthew E. White seront en concert le 15 février à La Maroquinerie (Paris 20e), dans le cadre du festival Les Nuits de l’Alligator.

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Fred Valion
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Ex-Inrockuptibles, ex-Rolling Stone, Section-26.fr, working in the media factory