Howe Gelb, l’essence des standards

Alexandre Lenot
Magic RPM
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7 min readJan 6, 2017
© Daniel Diaz

Après 35 ans d’une carrière étonnante, marquée par des dizaines de disques avec Giant Sand ou en solo, Howe Gelb a publié à l’automne un magnifique album au titre programmatique : Future Standards. Rencontre avec l’Américain autour de cette collection de chansons classieuses aux colorations jazz.

Entretien : Matthieu Grunfeld

Future Standards. Rien que ça ! L’ambition mâtinée d’humour qu’affiche Howe Gelb via l’intitulé de son nouvel album solo publié en novembre 2016 pourrait susciter scepticisme et ironie si l’homme n’avait pas fait preuve, au cours de ses quatre décennies d’intense activité musicale, d’un talent éclectique largement à la hauteur de cette revendication. Après avoir mis un terme officiel à l’aventure Giant Sand quelques mois auparavant, celui qui assit au milieu des années 1980 quelques uns des fondements majeurs de l’indie-rock américain semble s’être entièrement voué à sa passion, déjà exprimée par intermittence sur quelques jalons de sa discographie, pour une forme artistique classique et élégante qui emprunte l’essentiel de ses références au jazz léger et à la variété haut-de-gamme des années 1950. Avec une fierté ostensible, il commence par rappeler que l’hôtel proche de Saint-Germain dans lequel il a pris ses quartiers parisiens fut autrefois fréquenté par Thelonious Monk et Miles Davis. Puis consent volontiers à livrer quelques éclaircissements sur la place particulière qu’occupent ces nouveaux Standards dans un parcours aussi exigeant que sinueux.

Début 2016, tu as décidé de dissoudre Giant Sand. Pourquoi ?

© Daniel Diaz

Je ne suis pas un stratège mais, en l’occurrence, j’avais un plan ! (Sourire.) Les dernières années au sein du groupe ont vraiment été les meilleures pour ce qui me concerne. Je me suis dit que, puisque j’éprouvais tellement de plaisir avec Giant Sand, ce qui n’a pas toujours été le cas au cours des décennies passées, ce serait une excellente idée de mettre un terme à l’aventure. (Sourire.) C’est tellement génial de pouvoir arrêter en plein bonheur, en ne conservant que les meilleurs des souvenirs ! C’est une manière d’éviter toute les formes d’aigreur ou de lassitude ou de dépression qui font si souvent partie de la vie d’un groupe. En plus, notre dernier album Heartbreak Pass (2015) me semblait fournir une conclusion parfaite : nous avions eu l’occasion d’y aborder absolument tous les genres de musique qui ont fait partie de l’univers de Giant Sand au cours de toutes ces années.

Lorsque tu as annoncé la fin du groupe, tu as publié sur ton site cette phrase en guise d’épitaphe : “Piano for now. Songs forever.” J’imagine que tu avais déjà en tête la forme que prendrait ton prochain album solo ?

Un peu, c’est vrai. C’est une idée qui me trotte dans la tête depuis plusieurs années. Disons que j’ai décidé d’accorder à ce style de morceaux une attention particulière. C’est une forme d’écriture qui n’est pas complètement nouvelle pour moi. Ce genre de chansons surgissait de temps en temps, au fil de l’inspiration, et j’en avais déjà placé quelques unes, notamment sur mes albums solos. Elles frappaient à ma porte mais, en réalité, je ne les avais jamais accueillies convenablement. J’ai donc choisi cette fois-ci de leur offrir l’hospitalité. Sur mon précédent LP, The Coincidentalist (2013), j’avais enregistré une chanson intitulée The 3 Deaths Of Lucky qui avait suscitée en moi beaucoup d’interrogations : est-ce qu’elle cadrait réellement avec le reste de l’album ? Pourquoi ne pas la regrouper avec d’autres compositions plus proches sur le plan stylistique ? Finalement, j’avais terminé cette version mais je pense que les germes de Future Standards ont été semés à ce moment-là.

A tes yeux, c’est donc un album qui s’inscrit dans une forme de continuité ? Je t’avoue que je suis un peu surpris.

Oui, je comprends tout à fait. J’ai moi-même éprouvé ce même sentiment au départ. L’une des premières chansons que j’ai composée, A Book You’ve Read Before, ne ressemble pas vraiment à ce que j’ai l’habitude d’écrire. Au départ, je me suis senti extrêmement déconcerté. J’ai réfléchi et j’ai décidé de suivre jusqu’à son terme le fil de cette inspiration. Peu à peu, j’ai eu l’impression de découvrir un nouveau chemin qui s’était tracé et prolongé en moi depuis plusieurs années. C’est en cela que je parle de continuité, comme si ces chansons avaient grandi naturellement au cours du temps sans que je leur prête véritablement attention. J’ai eu enfin la patience et l’envie d’explorer ce style qui pouvait paraître un peu désuet et que plus personne ne pratique vraiment. Pour y parvenir, j’ai du changer mes habitudes. Par exemple, j’ai rapproché mon piano de la porte de ma chambre pour que, tous les jours, au moment de me coucher ou de me lever, je sois obligé de passer à côté de lui. C’est un très vieil instrument qui appartenait à ma sœur et sur lequel j’ai commencé à jouer quand j’avais 15 ans : je ne peux pas passer à côté de lui sans le toucher. Tous les jours, je m’asseyais donc matin et soir pour jouer quelques notes, puis quelques fragments. Au bout de quelques mois à ce rythme, j’avais fini par composer toutes les chansons de l’album.

FAUSSES REPRISES, VRAIS STANDARDS

Quelle serait ta définition d’un standard ?

C’est une étiquette commode mais je ne suis pas sûre que, comme toutes les étiquettes du même genre, elle soit très pertinente pour caractériser une forme musicale. La pire de toutes à mes yeux reste tout de même celle de singer songwriter. J’ai toujours trouvé ce terme stupide. Après tout, nous ne sommes pas vraiment des chanteurs, en tous cas pas de très bons chanteurs. Et pour ce qui est d’écrire des chansons, l’expression me semble aussi malheureuse dans la mesure où, la plupart du temps, personne d’autre que nous n’interprète nos morceaux. En toute rigueur, il faudrait trouver un autre mot. Mais l’avantage, c’est que tout le monde s’entend à peu près sur sa signification : quelqu’un qui compose des chansons que personne ne reprend et qui ne chante pas très bien, c’est un singer songwriter ! (Sourire.) C’est pareil pour les standards. Si je devais donner une définition ou une recette, je dirais que c’est un titre où le piano joue un rôle essentiel. Au-delà de ça, je ne crois pas qu’il soit bon de porter trop d’attention à ce mot.

Il me semble tout de même que, sur cet album, tu associes un style musical particulier et, pour ce qui concerne les textes, une forme d’écriture plus légère, plus ludique. N’est-ce pas aussi ce qui caractérisait une certaine forme de variété américaine des années 1940 ou 1950 qui reste associée au terme de standard ?

© Daniel Diaz

Sans doute. En tous cas, c’est vrai que j’ai beaucoup travaillé à rédiger des paroles qui correspondent aux exigences très spécifiques de ce genre musical. Pour que cela corresponde au niveau attendu d’un standard, j’ai élaboré un processus très particulier. Je ne suis pas un assez bon interprète pour imaginer enregistrer un album entier de reprises en prétendant produire une version supérieure aux originaux. Mais j’ai essayé d’envisager chacun des titres comme s’il s’agissait d’un classique écrit par quelqu’un d’autre. Pour ce faire, j’ai commencé par enregistrer avec les autres musiciens une version instrumentale de chaque chanson. Quand j’estimais que cette version était à la hauteur de mes attentes, je la réécoutais plusieurs fois par jour pendant plusieurs mois afin de m’en imprégner mais aussi de prendre de la distance. Ce n’est qu’au moment où je commençais à sentir une forme d’extériorité par rapport à cette composition, à penser qu’elle m’était devenue presque étrangère que je me suis attaqué à l’écriture des paroles puis à l’interprétation. C’est de cette manière que j’ai essayé de retrouver cette distance, cette implication presque cavalière que l’on peut entendre chez Frank Sinatra ou Billie Holiday. Pour ce qui est des textes, il y a quelques règles de base à respecter : il faut être un peu malin, un peu amusant, mais pas trop. Il faut célébrer l’amour dans ses aspects les plus contrastés en conservant une sorte de détachement et d’élégance, même quand il s’agit d’évoquer les pires tourments : mon cœur est brisé, certes, mais ça va bien quand même.

Quand les références sont aussi précisément déterminées, le risque n’est-il pas alors de tomber dans une forme de pastiche ?

Tout à fait. C’est un équilibre délicat et j’ai essayé de rester très vigilant sur ce point : il faut parvenir à rester dans l’hommage, mais en évitant les clichés.

Sur le plan musical, c’est également une forme très exigeante qui repose sur un équilibre entre virtuosité et légèreté. As-tu donné des consignes particulières à tes musiciens ?

Des consignes, non. C’est un travail collectif à la recherche de cet équilibre. La base de tout reste le piano. Mais il faut que l’interprétation demeure subtile, délicate. Il faut que l’on puisse percevoir en permanence le swing impulsé par la section rythmique. Le jeu doit être sobre, dépourvu des fioritures d’un Oscar Peterson ou des fulgurances d’un Thelonious Monk.

Pour ce qui est du chant, avais-tu des références en tête ?

Sinatra bien sûr, même si je ne songe pas un seul instant à rivaliser avec lui. Je suis particulièrement fasciné par ce basculement dans sa carrière, au début des années 1950, au moment où il perd son statut d’idole adolescente, où il se fait larguer par Ava Gardner. Sa carrière est en ruine, il n’a plus de maison de disques. Et c’est justement au moment où il semble toucher le fond qu’il signe avec Capitol et qu’il parvient à décrocher un rôle dans Tant Qu’Il Y Aura Des Hommes (1954). A mes yeux, ces deux premiers albums sur Capitol définissent plus que n’importe quels autres ce qui constitue l’essence des standards.

Frank Sinatra et Ava Gardner lors de leur mariage en novembre 1951. Crédit : Hulton Archive/Getty Images.

Future Standards est disponible sur Spotify et Deezer
Propos receuillis par Matthieu Grunfeld.

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Alexandre Lenot
Magic RPM

Écrivain, auteur, scénariste et même un peu documentariste / Écorces vives chez Actes Sud / Saveur Bitume sur Arte.tv