La Féline, animal complexe

Alexandre Lenot
Magic RPM
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15 min readFeb 3, 2017

Longtemps habituée des sous-bois et de la pénombre, la Féline vient de publier son deuxième album, un Triomphe clair qui la voit marcher en pleine lumière, à la fois radical et accessible, pudique et chaleureux, organique et synthétique. Les apparences étant comme toujours trompeuses et ces chansons qui prennent plaisir à marier les contraires foisonnant tellement de détails, il fallait bien s’asseoir en face d’Agnès Gayraud pour tenter de décrypter ce disque férocement ambitieux, dans lequel une sauvageonne bat la forêt accompagnée d’un loup.

La Féline — Senga

La femme de Triomphe semble avoir bien changé depuis Adieu l’Enfance. Elle avait peur de la tombée de la nuit, maintenant elle dompte des loups, elle sait voler et elle a avalé toute la mer. Est-ce que malgré son côté cryptique, Triomphe n’est pas un disque finalement impudique ?

On me parle beaucoup du côté voilé, crypté, des paroles. Le disque a un côté mystique, mystérieux et je pense que justement la pudeur, c’est de se cacher derrière un voile.

Maintenant, le nom de Triomphe vient des dionysies, des festivités religieuses de la Grèce antique. Ce qui évoque les bacchantes. Il y a là quelque chose d’esthétique mais aussi un côté érotique. Dionysos est aussi un dieu du corps. C’est vrai d’une certaine manière qu’on est passé d’une figure à la pudeur peut-être trop extrême — Adieu l’enfance, c’était pour un cercle très restreint d’amateurs qui pouvaient comprendre ce qui s’y joue — et là disons que c’est crypté différemment mais oui, la femme est nue.

Du coup, la référence du nom La Féline prend un sens plus affirmé. Cette histoire de femme qui a peur du sexe et qui finit par s’abandonner à la sauvagerie semble rencontrer celle du disque qui devient puissante, aventureuse.

La Féline de Jacques Tourneur (1942)

C’est un pseudo très référencé, qui vient du film de Jacques Tourneur avec Simone Simon, mais pour la plupart des gens ça évoque seulement une femme féline. Quand je vais sur Twitter voir si on parle de moi, je tombe soit sur des choses antispécistes soit sur du porno.

C’est drôle. Tout n’est pas conscient dans un disque ou dans une chanson. Il y a des choses qui relèvent de ce que j’ai fait sans les percevoir clairement. En tout cas, il y a clairement une part de lâcher prise dans ce disque. Je peux toujours le théoriser, dire qu’Adieu l’Enfance c’était apollinien et que Triomphe est une expérience plus dionysiaque de libération. Il s’est sans doute passé des choses en termes d’expérience de vie qui font que tu fais une autre musique, qui font que tu t’autorises l’incarnation. Et dans incarnation, il y a chair.

Le contraste est frappant entre ton discours très articulé et la spontanéité de tes morceaux. Comment tu l’expliques ?

Peut-être que sur le long chemin de l’acquisition de la maîtrise dans ma vie, j’ai un petit peu plus d‘expérience’, ce qui rend le lâcher prise davantage possible. Adieu l’enfance avait quelque chose d’étriqué mais j’avais peu de moyens, je doutais énormément. Et je sentais bien que ça ne livrait pas tout ce que je pouvais livrer mais ce n’était sans doute pas encore assez mûr, ou je ne l’étais pas assez, pour que ça sorte.

Mais c’est une idée qui correspond aussi bien au personnage de la Féline parce que plutôt qu’une histoire de libération, je la vois comme une histoire de transformation. C’est quelque chose d’important pour moi, parce que j’ai toujours vécu cette activité musicale, qui a sans cesse été en contraste avec ma vie sérieuse de philosophe, comme quelque chose où l’imprévu pouvait advenir et où des métamorphoses pouvaient avoir lieu. Ça correspond à cette émancipation.

Pour revenir à la spontanéité, j’ai aussi créé ce disque davantage en live, en construisant à partir d’improvisations, le tout à la campagne dans des conditions un peu sommaires. Ce qui arrivait en premier, c’était toujours les climats. Le solo sur Comité Rouge est de Yohan Durant, un grand saxophoniste qui vient du jazz et qui a beaucoup travaillé dans les musiques improvisées. Il a même sa propre technique de libération. Il ne nous a fallu que deux prises.

Le disque est tout sauf univoque. Il y a une idée de triomphe et d’une femme plus sûre de ses forces, mais elle finit par perdre son loup. Dans Trophée, les héroïnes finissent désarmées.

Je voulais vraiment faire un disque solaire. Adieu l’enfance était pour moi un disque très lunaire, baigné d’une lumière froide, et je voulais m’éloigner de ça. Musicalement, c’était presque une nécessité. J’en avais vraiment marre d’être au fond de la caverne sous la lune. Les textes naissent toujours à partir de la musique mais je suis porté par une idée. Pour Le Royaume par exemple, c’est venu en jouant ce riff, ce côté rituel, et c’est après que vient le sens, que je reconstruis en partie. Tout ce qui était absent de Adieu L’enfance, la communauté notamment dans le Comité Rouge et dans le Royaume, ce sont des choses que j’éprouve et que j’ai envie d’investir dans ma musique. Je n’y arrivais pas jusque-là. J’étais arrivé à l’épuisement de mon intériorité, de l’intimité d’Adieu l’enfance.

Les chansons fourmillent de petits hululements, d’échos, de fantômes, de petits cris. Tu disais vouloir faire un disque solaire, mais il est quand même plein de hiboux.

Je suis rattrapée par la nuit. A l’origine de Triomphe, il y a un rêve que j’ai décrit. C’est une scène de baignade assez solaire et lumineuse mais ça me fait comme quand tu te baignes un peu trop loin du large : tout à coup tu as froid aux pieds et c’est noir au fond, on ne voit plus rien, les profondeurs se font menaçantes. Peut-être que je n’arriverais pas à trouver ça beau et à être moi-même emportée s’il n’y avait pas cette part de noirceur. Mais oui, il y a des hiboux.

C’est aussi l’ambiguïté de Pan, si tu regardes du côté de Dionysos. Ce n’est pas un dieu du soleil et de la plage, ou alors du soleil qui brûle et de la plage au soleil couché quand il commence à faire sombre, que tout le monde est ivre et que tout bascule.

Dans tes textes, on sait à la fois exactement de quoi tu parles et pas du tout. Je pense au Comité Rouge justement, qui fait référence de manière voilée au comité invisible mais dont les paroles restent cryptées

C’est délicat. Je détesterais tomber dans la leçon. Et puis c’est aussi une question de posture : j’ai toujours été dans une posture d’observatrice, plus ou moins empathique. Trophée montre un personnage en action, mais c’est plutôt une observatrice qui s’exprime. Et Comité Rouge ne parle pas stricto sensu que du comité invisible mais aussi de toute l’extrême gauche de ces vingt dernières années, et du sentiment de perte d’appui qui la traverse. Le refrain « Merry Crisis, Happy New Fear », c’est un slogan tiré de À nos amis. C’est l’expression de ma sympathie pour cette condition de l’engagement politique radical. “Embrasse les bien”, je chante. Je n’ai rien d’autre à donner que de l’amour. Mais c’est nul dit comme ça, c’est pour ça qu’il faut le faire passer en musique.

Tu parlais de transformation. Il y a un titre, Samsara, qui fait référence au cycle des renaissances tibétain. Au-delà de ça se dessine tout un rapport à l’occulte, à l’antique, à l’histoire. Au gothique, même. C’est l’histoire de la petite tête égyptienne qui figure sur la pochette de Senga. Toutes ces références semblent être des petits cailloux que tu laisses dans la forêt pour qu’on te suive. Tu veux nous emmener vers le triomphe ou nous perdre dans les bois ?

Je suis assez libérale. Je veux bien qu’on me suive mais je ne veux pas forcément que les gens aillent ou j’ai décidé qu’ils devaient aller. Ce qui m’intéresse, c’est bien sûr le charisme et l’aura, l’idée que tu puisses conduire les gens vers quelque chose de nouveau mais pas nécessairement que ce quelque chose soit prédéterminé. J’ai fait de la philosophie, j’ai un rapport fort à la rationalité, voire de la critique de la rationalité comme quelque chose d’occulte chez Adorno (rires). Je m’autorise dans la musique ce genre de choses parce que précisément ça amène à de nouveaux états de conscience. Ce n’est pas tant la substance de l’occulte qui m’intéresse que ses effets. Dans le mystère, il y a quelque chose de religieux, de chrétien, mais ce n’est pas tant la révélation du mystère qui est intéressante, c’est le fait que les gens attendent quelque chose qui est derrière ce qui est montré. C’est presque une disposition que j’aimerais défendre. C’est un exercice difficile parce qu’il y a quelque chose de très normé dans la pop. Je ne sais pas si c’est spécifique à la France, mais ici il faut dire tout de suite qui on est, révéler le sens, incarner quelque chose pour la jeunesse et toutes ces choses-là. Et moi ce qui m’intéresse, c’est de proposer quelque chose qui suscite l’intérêt, l’intuition qu’il y a quelque chose à aller trouver derrière, ça me rend un peu en décalage par rapport à la presse ou l’industrie.

J’ai aussi un goût de l’ailleurs qui est complètement fantasmé. Mon père a été élevé en Afrique mais je n’y suis jamais allée. La Grèce Antique me fascinait enfant, les histoires de Phèdre et d’Oreste, le goût de la tragédie. Et il y a cette ambiguïté là, dans la Grèce, entre ce qui est totalement théâtral, esthétisé et le sujet des mythes, l’homme. C’est cette fameuse histoire comme quoi les Grecs ne croyaient pas en leurs dieux, qu’ils faisaient œuvre de fiction. L’idée de l’initiation me fascine aussi. Et la musique peut permettre de revenir à ça, sans devenir pour autant un culte ou quelque chose de new age. Reconquérir l’idée d’initiation. On ne demande plus à l’auditeur de faire preuve de patience mais si, il faut, et lui promettre qu’ainsi il obtiendra quelque chose de plus fort.

Dans cette veine un peu “ancienne”, j’entends quelque chose de presque médiéval dans La Femme du kiosque sur l’eau.

Il y a une chose que je voulais introduire dans ce disque, c’est une forme de syncrétisme. On mélange un peu tous des sons qui viennent de partout maintenant. Là, en l’occurrence, tu entends quelque chose de médiéval alors que ça vient d’un voyage en Asie où j’ai entendu une femme chanter d’une voix flûtée dans un kiosque en s’accompagnant d’un luth auquel il manquait des cordes. C’était sublime. Ça me fait penser à Robert Smith, qui avait piqué un riff sur une cassette que son frère avait ramenée d’Inde pour Killing An Arab et tout le monde était persuadé que c’était une mélodie arabisante. Dans notre rapport à la musique, on mélange tout. Ça nous évoque l’ailleurs, sans qu’on sache clairement lequel. J’avais envie d’assumer ça. Ce n’est pas médiéval, donc, mais c’est pas grave si ça en a l’air.

Ça évoque Eloïse Decazes d’Arlt mais aussi le virage de PJ Harvey, qui se met à l’autoharpe, qui met des plumes de corbeaux dans ses cheveux et qui se tourne vers l’Angleterre du Moyen Âge.

C’est quelque chose que j’admire chez elle. Je l’aime depuis l’adolescence, et je l’ai toujours suivie. Même son dernier disque est admirable. C’est devenu très folklorique. Elle ramène toute sa troupe de musiciens sur scène, ils sont à peine amplifiés. On retrouve aussi le besoin de faire de la musique collective, sans que ce soit nationaliste ou identitaire.

Comme ce que fait le label La Novia en France ?

Voilà. On renoue avec le folklore. J’ai l’impression qu’on a tous cette fatigue, de l’abstraction des relations sociales, des existences numériques et des sons synthétiques, du virtuel. On a à nouveau envie d’entendre des guitares à nu près d’un feu de bois. Il reste du synthé sur mon disque, parce que c’est polyvalent, et qu’on a travaillé les textures vers des sons qui évoquent les bois et les cuivres. Sur Adieu l’enfance, il y en avait beaucoup plus, et ça avait d’ailleurs fait un peu barrage, si j’en crois certaines chroniques, à certaines personnes qui rejetaient ce soit-disant retour des années 80.

J’ai cette culture, moi. Et ce qui me frappe, c’est qu’on choisit désormais par les sons, les sonorités. On aime Jay Z et Arlt et ce sont finalement les sons qui clivent. De ce point de vue, je suis éclectique. J’ai entendu les premiers Daho à la radio, à l’époque, et tous les détails synthétiques de sa musique me plaisent. Adieu l’enfance devait sonner comme ça parce que c’était la musique que j’avais aimé enfant. Le son plus acoustique, plus organique, demande finalement plus de maîtrise. La new wave, c’est pour les nuls. J’ai un amour immodéré de nombreux disques classés dans ce genre. Mais de fait c’est une musique qui est né du punk, du DIY, d’une vague de démocratisation sans précédent de la pop enregistrée avec l´apparition des synthés, des boîtes rythmes intégrées. Paradoxalement, la musique acoustique a fini par coûter plus cher — plus de moyens — et plus d’efforts.

C’est un disque qui se réécoute, qui dévoile des petits détails et son propos petit à petit, mais c’est quand même un disque très accueillant.

Pour avoir travaillé sur Adorno, lui pense que la musique authentique doit barrer l’accès. Pour lui, une musique facile en bouche est une musique qui te trompe. Et je suis tout à fait opposée à ça. Ce qui est fascinant dans la pop et que lui réfute complètement, c’est aussi l’immédiateté. C’est un peu une obsession aussi de négocier l’immédiateté et la profondeur, revenir aux vertus de la patience et de l’initiation.

Chez Adorno, il y a aussi la critique de l’industrie, du dévoiement de la culture par les industries culturelles.

Là, il a raison. C’est même qui lui qui invente le concept d’industries culturelles, qui a un sens différent beaucoup plus critique que ce que nous lui attribuons aujourd’hui. Il a été neutralisé. Là où il a tort, c’est qu’il ne prévoit pas que l’art va complètement intégrer cette dimension, comme son négatif, et va lutter de l’intérieur. C’est ça qui est beau. La pop, ça passe dans les supermarchés et peut-être que le mystère peut apparaître pendant que tu fais tes courses chez Monoprix. C’est ça qu’il ne peut pas admettre. Walter Benjamin serait plus ouvert à ça, mais Adorno ne peut pas l’envisager et surtout il ne peut pas reconnaître une conscience au compositeur pop ou au jazzman. Pour lui, le compositeur est le jouet de l’industrie. Alors que s’il y a des musiciens qui se sont chargés du négatif de l’industrie culturelle, ce sont bien les musiciens pop, à travers toute l’histoire du rock, de la longue complainte contre l’industrie du rock.

En même temps, la récupération n’est-elle pas permanente ?

Bien sûr, mais tu te rends compte aussi que de nombreux musiciens indés se sont construits par rapport à ce qu’ils ont entendu à la radio. Pour Dylan, l’épiphanie c’est quand il entend Roy Orbinson. Après, il va écouter des primitifs, du blues, explorer la tradition folk avec les Lomax et comprendre ce qu’est l’underground. Mais la première expérience qu’on a de la musique, ça reste la radio, les canaux de l’industrie. Et en un sens le mainstream sert de matrice à la marge la plus aventureuse. Ça ne marche pas que dans le sens de la récupération.

Est-ce qu’un musicien comme Neil Hannon te parle ? Il parle d’histoire et de Napoléon, et il marie une esthétique indé et des arrangements parfois très luxurieux, presque trop emphatiques.

Il a quelque chose que je n’ai pas, en tout cas pas dans ma musique, c’est qu’il est très drôle. J’ai trouvé son dernier disque très réussi, et très ambitieux, très satiné. Je n’aimerais pas être grandiloquente, mais lui se sert de son second degré pour s’autoriser la grandiloquence. Le Royaume, ce n’est pas « Bonjour coucou je t’aime ». Moi si je suis grandiloquente, je serai juste grandiloquente. Il n’y aura pas de petites blagues cachées derrière. Ma grandiloquence se rapprocherait plus de Manset. J’ai fait une reprise de Comme un guerrier. Trophée, ça vient un peu de là. J’aime bien chez lui ses grandes phrases sur le monde, prises dans des orchestrations qu’on peut trouver ampoulées. Mais j’aime cette audace dans la musique, j’aime quand ce n’est pas étriqué, quand on cherche quelque chose de plus grand que soi.

Séparés est justement une chanson très directe, subitement beaucoup plus assumée. Pourquoi ?

J’essaie toujours de faire des tubes. Ce qui me fascine et que j’aime dans la pop, c’est le moment où tout le monde serait réconcilié autour d’une belle musique, quelque chose de vraiment beau et pas une merde industrielle. Je veux toujours être immédiate. Je connais de nombreux artistes qui sont plus avant-gardistes et qui voient ce côté très pop comme un danger, mais pour moi c’est un risque à prendre sans cesse.

La Féline — Séparés (Si nous étions jamais)

C’est peut-être un problème français, mais c’est peut-être aussi en train de changer avec des gens comme la Souterraine qui créent une scène, même si elle n’est que virtuelle, et qui nous ouvrent plein de possibilité pour aller chercher des fidélités ici ou là, de retrouver une tradition qui est celle par exemple des premiers Polnareff. Il y a un autre héritage que celui de Téléphone.

Si on parle d’héritage, est-ce que la figure de Brigitte Fontaine est importante pour toi ?

Je l’adore quand elle est pop. Quand elle est trop jazz et qu’elle déconstruit ses paroles, ça me plaît moins. Je réécoute souvent ses disques et c’est toujours les moments les plus chantés qui me plaisent le plus. Elle fait parfois presque des parodies, comme cette chanson où elle parle d’une plante qui se plaint qu’on va la recouvrir de béton. C’est pré-écolo. Et puis tout le disque Brigitte Fontaine est folle est pour moi, avec le morceau Éternelle, sublime.

Brigitte Fontaine & Arseki — Le Brin d’Herbe

Et Cet enfant que je t’avais fait en duo avec Higelin ?

Elle est magnifique. Eux, ce sont des modèles. C’était des indés, pas des gens très médiatisés. Ils avaient une sorte de force post-hippie. Je trouve que tu sens la communauté quand tu les écoutes. Et une dimension politique, pas toujours frontale et souvent ironique, mais elle était aussi ouvertement marxiste. Quelqu’un comme Laetitia Sadier, avec qui je viens d’enregistrer un morceau, met des bouts de texte marxistes dans ses chansons. Il y a ça chez Wyatt aussi. Il y a tout ce militantisme qui pour notre génération est impossible. On se rend compte que c’est derrière nous et la question c’est ce qu’on peut proposer.

Artistiquement il y a plein de choses à prendre, mais ils ont vécu une époque dont on ne peut pas retrouver tous les paramètres. Ceci dit, ça permet en les écoutant aussi de se rendre compte qu’on peut s’autoriser à parler de tout et pas seulement des thèmes imposés par l’air du temps. Le genre, par exemple, qui apparaît en ce moment comme le seul thème où peut se jouer l’engagement. J’ai l’impression que la pop française est très normée de ce côté-là et qu’il faut nécessairement parler d’ambiguïté sexuelle et avoir les cheveux courts.

Ton disque, pourtant, prend la question de la féminité à bras le corps. Il aborde les questions de puissance, de libération, de folie, de sauvagerie, d’instinct. D’ailleurs, peut-être que tu peux me parler de la photo ?

Au départ, je suis parti des photographies d’Edward Curtis, qui prenait des indiens en photographie. Ce sont des personnages très en phase avec le monde de l’esprit et des puissances surnaturelles. Le dispositif est très fort : ils sont toujours face à l’objectif, en habit d’apparat, et en même temps ce sont des gens qui n’ont jamais vu d’appareil photo donc ils ont cette sauvagerie dans les yeux, quelque chose d’absolument indomptable dans leur regard. Je savais que ce serait difficile à reproduire, évidemment. Il s’agissait de mesurer la distance entre un rapport direct à ça et une expérience d’esthète. Mais je voulais au moins évoquer ça. Et on a vraiment imaginé un dispositif très similaire.

Il y a aussi cette idée des rayons d’or qui sortent des mains que je voulais explorer, comme dans certains tableaux des primitifs chrétiens. C’est une façon d’explorer l’idée d’aura, de l’influence que les hommes peuvent avoir sur les hommes. J’ai toujours adoré les icônes, j’avais une petite vierge à côté de mon lit quand j’étais enfant.

Tu serais donc une icône ?

C’est l’ambiguïté. On parle d’icônes pop, ce qui est le plus direct et frontal, et l’icône religieuse n’est précisément pas publicitaire, elle est mystérieuse. Elle représente quelque chose qui dit qu’il n’est pas là. Il y a plein de représentations de la vierge, mais ce n’est jamais elle. C’est une médiation. Si tu réfléchis aux deux sens, c’est presque contradictoire.

C’est un contraste qui est parfois douloureux pour moi : j’aimerais bien parfois être en couverture des magazines et sur des grandes scènes, mais peut-être aussi que je n’aimerais pas du tout parce que je serais mal entendue. J’ai l’impression qu’il faut être assez unidirectionnel si tu veux que ça marche vraiment, mais je n’y arrive tout simplement pas.

Triomphe est sorti le 27 janvier sur le label Kwaidan Records. Il est disponible sur Spotify et Deezer, et chroniqué dans Magic #202.

La Féline sera en concert à la Maroquinerie à Paris le 16 mars.

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Alexandre Lenot
Magic RPM

Écrivain, auteur, scénariste et même un peu documentariste / Écorces vives chez Actes Sud / Saveur Bitume sur Arte.tv