Leif Vollebekk : “Moins il y a d’émotion, plus il y a d’émotion”

Vincent Théval
Magic RPM
Published in
11 min readMar 17, 2017

Dans le cadre de notre dossier “Timber Timbre et la scène de Montréal”, en couverture et au cœur du nouveau numéro de Magic, entretien avec Leif Vollebekk, auteur de l’un des plus beaux disques de ce début d’année, Twin Solitude. Nous avons rencontré Leif Vollebekk à Montréal, début février, à Casa Del Popolo, son café favori, qui abrite aussi une salle de concert. Voici la version intégrale de cet entretien, où l’auteur compositeur revient en détail sur la genèse de son troisième album, en équilibre parfait entre soul et folk.

Entretien : Vincent Théval - Photographies : Julien Bourgeois

Tu avais enregistré ton précédent disque, North Americana, dans plusieurs studios. Comment c’est déroulé l’enregistrement de Twin Solitude ?

ça a été l’opposé. Après North Americana, j’ai enregistré un petit EP de reprises, dans les studios Breakglass. J’avais juste envie d’enregistrer, de palper un peu les sons que j’entendais dans ma tête. Le studio, c’est toujours compliqué : j’écris les chansons, je les enregistre mais je juge en même temps l’enregistrement, le jeu et la chanson, en essayant de définir si c’est bien LA version du morceau. Tu essaies de trouver la version la plus honnête et la plus pure de ta propre chanson, en termes de paroles. Par la suite, tu peux avoir une version plus rock ou acoustique. Avec une reprise, tout ça se dégage : il faut juste que tu le ressentes bien et que le son soit bon. J’ai fait ce EP sans trop y penser, je suis allé à Breakglass où j’avais enregistré mon premier album et dont j’apprécie beaucoup l’ingénieur du son. J’avais confiance dans les chansons puisque je les avais déjà aimées et que je ne les avais pas écrites. On a travaillé les sons de batterie et de piano. J’ai beaucoup aimé ce qu’on a obtenu et je savais qu’on pouvait aller plus loin. Pour préparer Twin Solitude, on s’est réuni deux fois avec Tom, dans le studio, autour de quelques bières, et on a défini ce qu’on voulait : tel micro pour la batterie et le piano, un son chaud pour la voix ; je lui ai donné deux ou trois références et on a évoqué la philosophie de l’enregistrement. La première journée, mon but était que le son soit le même pour tout l’album, que la batterie remplisse le même espace dans la salle et qu’elle soit le pouls de l’album. Pour moi, la batterie est le centre de gravité du disque et on a obtenu un son brut et intemporel. On a donc fait un set up de batterie, piano, guitares acoustique et électrique, de Wurlitzer et de basse. Tout était réglé pour être joué en même temps. Si je jouais une chanson au piano et que ça ne fonctionnait pas, on changeait le micro voix de place et je la testais au Wurlitzer. La première journée a entièrement été consacrée aux prises de son, à la vérification des volumes. Ça donne un son clair et homogène à l’album, ce qui aide à rentrer dedans.

C’est donc enregistré dans des conditions live où tout le monde joue en même temps ?

Tout est en live, oui, comme l’album précédent. Je trouve que ça sonne mieux. Les erreurs deviennent les choses les plus intéressantes. Souvent, quand on n’est pas ensemble, on refait des prises et on cale tout avec le numérique. Sur la majorité des albums, tout le monde est ensemble parce que tout le monde peut être ensemble. La seule chose intéressante à mon oreille maintenant, c’est quand les choses ne sont pas ensemble et ce d’une manière permanente. Quand je peux me souvenir que là, c’est son pied qui est arrivé trop tôt sur la grosse caisse. Finalement, c’est ça qu’on aime. Et c’est à cause de ça que Tinder ne fonctionne pas. (Rires.) On ne sait pas ce qu’on aime ! C’était ça la philosophie de l’album : je ne me fais pas confiance alors allons-y et ce qui va sortir sera probablement meilleur que ce que nous pensions faire. Sur certaines chansons, mon chant n’était pas assez présent et une journée, j’avais un rhume mais j’ai dit : faisons les prises quand même. Du coup, certaines chansons ont des overdubs de chant mais l’original est là, parce qu’il est dans la salle. Ça sonne comme un delay mais c’est le fantôme de la première prise voix. J’aime ça, c’est bizarre.

Qu’est-ce qu’ont apporté les différents musiciens aux chansons, au fil de ce travail en studio ?

Ils ont beaucoup apporté. Je joue avec le batteur Philippe Melanson depuis cinq ou six ans et il est fantastique : son jeu s’est ouvert, il est plus circulaire et planant. Pour certaines chansons, je voulais son énergie. Pour d’autres, j’ai fait appel à Olivier Fairfield, que j’avais vu jouer avec Timber Timbre et Last Ex et qui m’avait vraiment marqué. Son jeu m’a fait pensé à du vieux fromage, un peu pourri : c’est à la fois horrible et bon, avec une odeur très forte. La première semaine, j’ai fait deux jours et demi avec Philippe, à enregistrer toutes les chansons dont j’estimais qu’elles lui correspondaient, et deux jours et demi avec Olivier. Pour le switch, j’avais planifié qu’ils joueraient tous les deux sur le même morceau : c’est East Of Eden, où Olivier joue du piano de façon percussive. Systématiquement, on a pris toutes les premières prises, à l’exception de Elegy et Into The Either. Je montrais les accords et on jouait immédiatement la première version. La première fois qu’on jouait le morceau ensemble, c’était la bonne.

Quant à Shahzad Ismaily, je l’ai vu jouer avec Vieux Farka Touré à Pop Montréal. Il a joué une note pendant tout le concert. Puis il y a eu un problème technique et il était là, à tenir sa note. Sans avoir l’air de s’ennuyer, au contraire, il était très présent. Il vivait chaque note. C’était bouddhiste, c’était existentiel ! Je lui ai demandé de jouer sur mon album. Au début, on a un peu jammé mais c’était pas top. Je l’avais fait venir de New York mais on ne s’était jamais vraiment rencontré avant. Alors il m’a observé, a regardé ma main gauche pendant dix minutes, pendant que je jouais. Il s’est assis et quand je jouais, il était en place et absorbait mon feeling, c’était épatant. Le deuxième morceau qu’on ait jamais joué ensemble est sur l’album. Tout s’est fait très vite et le groupe a eu une importance considérable. J’ai choisi du monde qui était vraiment sensible et comprenait le pouls que je voulais donner.

La chanson East Of Eden est inspirée d’une chanson de Gillian Welch. Peux-tu me parler du lien entre les deux titres ?

C’est compliqué, notamment d’un point de vue administratif ! Je suis tombé en amour avec son album Time (The Revelator) et j’ai notamment écouté la chanson I Dream A Highway des centaines de fois. A un moment, il fallait que je l’écoute plusieurs fois par jours. Je ne sais pas pourquoi, ça me touchait comme rarement. C’est une grande chanson, on n’en croise pas si souvent. Il y a des chansons qui ont tellement à dire qu’il faut les écouter plusieurs fois. Même si l’idée d’user une seule et même chanson est un peu ridicule, parce qu’il y a tellement de choix ! Mais je pense que pour apprendre, il faut écouter. Et puis un jour, j’ai commencé à la jouer, cette chanson, et de nouvelles paroles me sont venues, des nouveaux couplets. Ça m’est déjà arrivé avec d’autres morceaux mais d’habitude la mélodie change complètement, tout change et d’un coup c’est une autre chanson. C’est la tradition folk, en réalité, à ceci près que tu n’es pas censé le faire avec des nouvelles chansons mais avec des vieux titres. Quand tu lis des interviews de Bob Dylan, il ne dit pas autre chose, mais quand tu écoutes ses premières chansons et que tu les compares avec leurs modèles, les versions originales, tu t’aperçois que c’est complètement différent. C’est la même chanson mais pilotée différemment. Et la question ne se pose pas de savoir si c’est une bonne chose ou pas. J’ai donc commencé à écrire mes propres paroles puis j’ai essayé de changer la mélodie mais c’était bizarre : les paroles n’avaient pas le même sens. C’est ce que j’ai écrit à Gillian Welch et son manager : je ne savais pas quoi faire parce qu’en changeant la mélodie, les paroles n’avaient plus le même sens. C’est comme quand tu parles à quelqu’un : en fonction de l’intonation et des inflexions de ta voix, les mêmes mots n’ont pas le même sens. Il y avait tant d’informations dans cette mélodie, qui expliquait ce que je ne pouvais expliquer. Je l’ai donc enregistrée pour voir ce que ça donnait. J’ai aussi arrêté d’écouter la chanson parce que j’en étais arrivé à un point où je ne savais même plus si je chantais la même mélodie ou pas. La deuxième moitié, c’est une autre mélodie et je pense qu’elle est à moi. (Rires.)

C’est une belle définition du songwriting, que tu donnes : le lien très physique, entre des paroles et une mélodie, qui font une chanson. C’est un art à part entière.

Oui, c’est fou : il fallait faire ça pour réaliser à quel point c’était ça, le songwriting. C’est inexplicable.

Ce sont des questions qui ont été beaucoup posées quand Bob Dylan a eu son Prix Nobel. Est-ce que c’est de la littérature ? Plus que ça ? Moins que ça ?

Des chansons comme Mr. Tambourine Man ou Jokerman, tu te demandes vraiment d’où ça vient. C’est fort. J’ai trouvé les débats autour de son Prix Nobel très ennuyeux : personne n’avait de bons arguments, que ce soit pour ou contre. L’explication du comité était parfaite : la tradition écrite vient après la tradition orale.

“Les villes ont la même essence que les chansons : elles n’existent pas.”

Le communiqué de presse qui accompagne Twin Solitude laisse entendre que tu as pris tes distances avec tes anciennes chansons. Il y a quelque chose qui s’est cassé ?

Les communiqués de presse ont toujours besoin de dire quelque chose mais quand tu commences à en parler en interview, tu t’aperçois que le trait était peut-être forcé. Je pense que tout le monde, après un album, prend de la distance. Moi, j’ai comme perdu le gaz avec les chansons live, peut-être que je les ai juste trop jouées. Certaines chansons ne requéraient rien de moi quand je les jouais : je devais juste les chanter et être moi-même, libre de prendre la direction que je voulais, sans avoir besoin d’être dans une humeur particulière. Ce n’était pas moi dans la chanson mais autre chose. Mais pour d’autres chansons, je devais être impliqué complètement en les jouant. Je devais retrouver l’état dans le quel j’étais en les écrivant mais je ne savais plus le trouver. A l’époque, ces chansons étaient une partie de moi-même mais je leur suis peu à peu devenu étranger. Je ne pouvais pas continuer à les chanter. Des chansons comme Off The Main Drag et Photographer Friend, sur North Americana, je les ai écrites en quelques minutes, littéralement. Les autres, pour lesquelles j’ai pris plus de temps, sont plus cérébrales. Ces dernières, je pouvais continuer à les jouer. Les deux autres, j’avais l’impression de trahir quelqu’un. J’ai alors commencé à faire plus de reprises et elles m’ont amené là où je voulais être, un endroit où j’étais libre de jouer de la musique. J’ai fait quelques concerts avec des amis, où on ne jouait que des reprises, juste pour voir le feeling, voir pourquoi j’étais tellement content. J’ai repris une chanson de Kendrick Lammar et c’était tellement cool. On a fait des reprises avec pas mal de groove. Et les chansons qui me sont venues après ça ont répondu exactement à ce dont j’avais besoin. Ça a été comme un cadeau : pendant un petit moment, j’ai écrit une chanson par jour.

Est-ce que ça veut dire que les nouvelles chansons sont moins émotionnelles, qu’il y a moins de toi ?

C’est ça qui est bizarre : je pense que les vieilles chansons étaient plus émotionnelles mais moins émotionnelles. Les nouvelles viennent entièrement de moi mais je pense que les bonnes chansons ne viennent pas du chagrin ou de la confusion. Elles viennent de la prise de recul : se tenir éloigné et regarder les choses. Tu n’as pas à avoir une solution mais tu ne dois pas te laisser déstabilisé. Tu dois surplomber les choses, tu dois gagner. Il te faut une distance, comme la distance que te donne un rêve. Cela leur donne une qualité particulière, qui n’est pas dans l’émotion. C’est comme quand Leonard Cohen chantait : il chantait tout de la même façon, sans émotion. Même quand il lit de la poésie : pas d’émotion. C’est neutre et du coup chaque mot te parvient et devient à toi. D’ailleurs, quand des gens reprennent Chelsea Hotel, par exemple, c’est souvent horrible parce qu’ils tentent d’exprimer les émotions par le chant. Et ça ruine tout. Lui l’énonce de façon si neutre que ton esprit est chamboulé par ce qu’il ressent et ce qu’il ne ressent pas, par la façon dont il peut être si calme après une expérience aussi folle. Ce que tu peux entendre et projeter dans sa voix, est tout simplement infini. Moins il y a d’émotion, plus il y a d’émotion.

Il y a beaucoup de mentions de lieux et de paysages dans tes chansons…

Je suis vraiment visuel et j’aime beaucoup voyager… Mais ce n’est pas quelque chose que je décide. Les chansons m’arrivent comme ça. Quand je me rends dans une ville, j’adore connaître une chanson qui s’y rapporte. C’est un sentiment très spécial et je me dis qu’on a besoin de davantage de chansons comme ça. Quand tu vas à Jackson, tu penses à Johnny Cash. Tu sais bien que la ville ne se résume pas à ça mais ça te donne un lien avec elle. C’est une chose tellement étrange d’avoir une chanson en tête quand tu es quelque part. Les villes ont la même essence que les chansons : elles n’existent pas. Une ville, c’est une rue, des maisons, des gens. Quand ils seront partis, la ville sera toujours là mais elle sera différente. C’est le paradoxe d’une ville : une infinité de possibles. L’atmosphère d’une ville est également indescriptible. Je me sens différent quand je suis à New York, à Seattle, à Vancouver ou à Reykjavik. C’est en partie lié à une projection mais je pense que c’est en partie réel, impalpable. C’est la même chose pour une chanson : parfois tu ne sais pas pourquoi tu l’aimes. Tu l’aimes, c’est tout. C’est un berceau de possibilités.

Parlons d’une ville en particulier : Montréal, où la scène musicale est très riche. Est-ce une des raisons qui t’ont fait venir ici ?

C’est la raison pour laquelle je suis venu ici. Ça et le fait de pouvoir parler Français et Anglais. A Ottawa, j’ai grandi en allant à l’école francophone. Ma mère est Canadienne française, mon père est anglophone. Parler les deux, c’est comme ça que je suis le plus confortable, c’est plus naturel. A Montréal, tu peux parler les deux. Je suis plus moi-même, comme ça. Je suis venu parce que tous les gens qui faisaient de la bonne musique au Canada semblaient venir de Montréal. J’ai rencontré tellement de musiciens, tous fantastiques, et puis ça a fonctionné.

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