Une écriture moulée par la parole

Marie-Laurence Rancourt
Magnéto
Published in
4 min readAug 9, 2016

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Le train qui s’annonce dans les collines boisées d’Eastman appartient désormais au paysage sonore d’une conversation de midi, heure de culmination où l’ombre des objets se serre sur elle-même, à s’en désavouer. Pierre Morency ne s’interrompt pas, ses souvenirs se jouant de sa voix comme d’une torsade, une voix cargaison, noircie, qui sonne, résonne, puis nous embarque jusqu’à la prochaine gare. Pierre Morency, épris d’oiseaux, est homme de plume et de tranquillité. Je l’ignorais jusqu’à ce voyage, dont l’odyssée allait être tout entière composée de lettres suspendues, se détachant d’une mémoire d’alluvion, mémoire limon. C’est un fleuve, Pierre Morency, et ils sont précieux ceux qui traversent le pays pour nous raconter leur propre entrée en la matière, leurs origines, l’attache légère de cette voix qui, depuis là, porte, et réplique. De lui, c’est une entrée par vol plané dans la littérature que l’on retient, demeurant sourd à ce qui l’a conduit jusqu’à la prose, celle que l’on retrace en rejoignant les pointillés : la radio. C’est l’éloquence de Pierre Morency couchée sur chaque page qui demeure, c’est une voix emballée dont ont été évacués les affects. Les mots de Pierre Morency sont physiques, parce qu’ils émanent du corps. Il fait partie de ces noms québécois qui ont couché ensemble, par nécessité, la radio et les mots. Homme de bec, puis de plume, en quelque sorte. Et alors, on se demande, que fait le micro aux mots ? C’est une liaison étonnante qui défilera devant vous : un train d’ondes qui laisse tomber dans son sillage une écriture moulée par la parole. Derrière ces paroles, des figures littéraires que l’on omet d’associer à l’instrument où ils ont su couler, avec style, leur propre langue.

Les mots de Pierre Morency sont physiques, parce qu’ils émanent du corps. Il fait partie de ces noms québécois qui ont couché ensemble, par nécessité, la radio et les mots.

Hubert Aquin, romancier, essayiste, c’est d’abord une oeuvre radiophonique, abandonnée quelque part sur la route qui nous a conduits jusqu’ici — comme quoi l’histoire a souvent bien mauvaise mémoire. Et pourtant, Aquin a collé son micro à l’histoire, à la philosophie, à la religion et à la littérature, les invitant à s’expliquer auprès des auditeurs radio-canadiens, parfois verrouillés chez eux, mais répondant présents au monde frappant à leur porte. C’est la grandeur du monde que conviait à la cuisine cet objet minuscule et délicat dont on peut facilement oublier l’existence tant il s’inscrit dans l’intime. Pierre Perrault, quel grand poète! Une poésie-entaille qui ouvre sur la vie des gens d’ici, une poésie incarnée dans son cinéma et ses écrits. C’est l’homme derrière le cinéma direct à qui les gens ont prêté leurs histoires pour la suite du monde (c’est maintenant, déjà). Cette parole publique qu’offre le micro est dédiée, chez Perrault, à ce qui appartient au registre de la voix basse. C’est la vie muette que saisit Perrault dans ses filets, la vie silencieuse qu’il rapporte au-devant, lui intimant de se signifier au reste du pays, sans se farder. L’oeuvre de l’homme est une transversale poétique, qui fait résonner d’un bout à l’autre du royaume des voix qui font connaissance, s’explorent et se souviennent. C’est une parole vivante qui se passe bien d’images que rapporte au micro Perrault. C’est la parole physique qui visite le territoire, et qui nous laisse souvent sans mot, où que nous nous trouvions nous-mêmes. C’est ce que permet la radio dans ses moments de grâce : agiter, remuer des consciences et des coeurs, créer des zones de contacts, transmettre des idées et des espoirs, entendre le monde différemment, rigoler, faire sourire, charmer.

C’est ce que permet la radio dans ses moments de grâce : agiter, remuer des consciences et des coeurs, créer des zones de contacts, transmettre des idées et des espoirs, entendre le monde différemment, rigoler, faire sourire, charmer.

C’est tout un héritage sonore de grands littéraires qui s’est aujourd’hui absenté de notre paysage radio, laissant la plaine liquide et monotone. Qu’il se fréquente à nouveau, la radio et les mots, est souhaité par Magnéto. Il y a dans les mots quelque chose à apporter à la radio — créative, audacieuse, imprudente — et dans la radio, de quoi faire gonfler les mots, les faire retentir, que l’on éprouve un peu leur puissance, pour voir ! Il y a une esthétique du discours à la radio, de ce qu’on met en vie avec le micro. Il a dans notre histoire une généalogie de cette relation qui mérite d’être tirée de l’oubli, celle qui place la radio au fondement du travail littéraire des créateurs. Cette généalogie oubliée fait penser à une fourmilière désinvestie, lorsqu’on cherche à lui donner une forme. Il y a une multiplicité de voix à faire résonner, qui peuvent être tirées de l’écrit. Il faut à nouveau écrire pour la radio, faire entendre les voix des auteurs, les propulser, leur proposer de se rapprocher du micro et d’y déposer leurs histoires, leurs savoirs, leurs sensibilités. Ce qu’on peut récolter lorsqu’on sème des hertz ! Dès maintenant, proposer une esthétique radiophonique inédite.

Écrire pour la radio, c’est décrire le microscopique, ce qui se dérobe, raconter les sensations, faire parler les situations : c’est donner corps à ce qui est invisible pour l’auditeur, celui-là même qui entend aujourd’hui passer le train, à Eastman, et ce, sans jamais n’y avoir mis le pied ni la plume.

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