Confinement : les livreurs de repas à domicile toujours plus déshumanisés
Par Claire Le Breton, assistante pédagogique et de recherche et étudiante PhD à emlyon business school
« J’ai l’impression d’être un robot. Quand j’amène la nourriture j’ai l’impression qu’ils les [clients] ne pourraient pas dire qui les a livrés, ils ne regardent même pas. Pour eux, je ne suis qu’un moyen d’avoir un repas. »
Comme le souligne Maxime (le prénom a été changé), livreur Deliveroo et free-lance en design, dans l’extrait ci-dessus, le droit d’existence des livreurs se limite à leur capacité à transporter un sac fumant en papier kraft d’un bout à l’autre de la ville en moins de 20 minutes. Si les coursiers des plates-formes comme Deliveroo ou UberEats sont omniprésents dans l’espace public et font désormais partie du paysage urbain, leur individualité semble occultée par un système où seule l’exécution des tâches compte.
Alors que le mot d’ordre est aujourd’hui de rester chez soi et craindre le contact avec l’extérieur, comment penser les individus dont le rôle consiste à transpirer des heures dehors afin de jouer l’intermédiaire entre la main du restaurateur et celle du client ?
Depuis le début de l’épidémie de Covid-19 en France, nous saluons les efforts des caissier·e·s, éboueur·e·s, agriculteur·ice·s, soignant·e·s, qui s’exposent aux risques de contamination et travaillent au-delà des 35 heures pour garantir le maintien des services de première nécessité. Parallèlement à la fermeture des cafés, cinémas, musées et principaux espaces publics, il est autorisé aux restaurants de maintenir leur activité de livraison à domicile, principalement assurée depuis quelques années par l’intermédiaire de plates-formes en ligne.
En première ligne
Deliveroo et UberEats ont ainsi mis en place une nouvelle option sur leur application, « livraison à ma porte », qui permet aux clients de s’assurer que le livreur se soit « écarté d’un minimum de deux mètres de la porte après le dépôt du repas pour le récupérer » et ainsi respecter les mesures de distanciation sociale préconisées par le gouvernement.
Les livreurs font ainsi partie, aux côtés des employés de la restauration restés ouverts pour la livraison, des professionnels mobilisés en première ligne dans une crise sanitaire sans précédent. Il serait alors aisé de conclure que cette crise aura au moins permis de tirer la révérence à ces « sales boulots » trop souvent négligés, invisibilisés.
Sur le terrain toutefois, les coursiers s’essoufflent dans des rues désertées, pour livrer un pad thaï « indispensable » à un ingénieur en télétravail qui attendra que le livreur se soit écarté de plusieurs mètres de la porte avant d’aller récupérer son repas, conformément aux « gestes barrières ».
Le livreur, lui, verra les portes de l’ascenseur se refermer sur la silhouette du client, dont il ne distinguera pas le visage tourné vers le sol, où l’attend sa commande. Le rôle des livreurs de repas à domicile contraste en effet avec les besoins de distanciation préconisés en période de pandémie.
Hyper-présents sur la scène urbaine mais pourtant fondus dans le décor, leurs corps s’exposent aux regards et dangers de l’extérieur. Outil de travail majeur, la chair des livreurs est imprégnée de la rue : le visage, mordu par le froid en soirée, goutte de sueur le midi ; les habits transpirent la friture des attentes prolongées devant le comptoir d’un fast-food ; le sac, lourde carapace de tissu, est souillé au-dedans d’une soupe vietnamienne renversée et au-dehors par le contact des sols à l’hygiène douteuse.
Un « sale boulot »
Si, avant la crise, les coursiers faisaient déjà état de l’indifférence, voire du mépris, ressenti lors de la livraison aux clients, la déshumanisation de cette interaction est nourrie par les mesures sanitaires de distanciation spatiale et de protection individuelle : la nouvelle norme exige plus d’un mètre entre les personnes et la désinfection des chairs. Contaminé par un extérieur dégoulinant, le livreur est maintenu à distance des intérieurs maîtrisés.
Pour des citoyens confinés dans un 60 m2 aseptisé, ces enveloppes charnelles représentent l’épouvantail de la contamination, virale, mais aussi sociale. Il est alors plus confortable, pour les employés du secteur tertiaire qui « sauvent des vies » en poursuivant en télétravail un contrat à durée indéterminée, de détourner le regard que de se heurter à la réalité de ces travailleurs suants, fatigués et pressés par le paiement à la tâche.
La livraison de repas à domicile constitue un « sale boulot » : les coursiers s’exposent aux dangers de la circulation et de la maladie, pour un travail non qualifié et qui couronne rarement un parcours professionnel délibéré. Ses travailleurs sont stigmatisés, comme le suggèrent les mots affichés sur la devanture de nombreux restaurants, en lettres capitales « Coursiers, attendez dehors ! ».
Les coursiers sont mis à distance sous la pluie ou la canicule, au risque de contaminer de leur sueur précaire les clients en salle, et ternir l’image des restaurateurs.
Leur « sale boulot » dérange.
La distanciation amplifiée par le Covid-19 devient donc réellement sociale, au sens où elle accentue les barrières entre la — relative — stabilité de l’emploi salarié et la précarité contagieuse des auto-entrepreneurs.
Autorisés par le gouvernement car ils permettent théoriquement aux personnes vulnérables et seules de se nourrir sans avoir besoin de sortir de chez elles, les services des plates-formes de livraison sont avant tout un moyen pour la classe moyenne supérieure de célébrer leur sécurité lors de soirées Skype sushi avec des amis.
Le virus de la précarité
La situation de pandémie du Covid-19 révèle donc et amplifie les stigmates qui marquent les coursiers de l’économie des plates-formes. Si Deliveroo et UberEats bénéficient de la réputation d’acteurs principaux de la livraison de repas à domicile sur le territoire, c’est aux dépens des individus qui travaillent sur le terrain pour rendre possibles ces services.
Faute d’indemnisation réelle, les coursiers n’ont d’autre choix que de s’exposer au virus de la précarité pour continuer à payer leur loyer. Le travail des plates-formes de livraison de repas représente l’unique source de revenu pour grand nombre de ces fantômes, socialement indésirables, et pourtant jugés aujourd’hui « indispensables ».
Dans la « guerre » annoncée par le président de la République Emmanuel Macron, ces travailleurs sont en première ligne. Toutefois, il est important de prendre la mesure de cette métaphore martiale, puisqu’il n’est pas question ici de grenades ou de tirs à bout portant : ces tragédies se déroulent silencieusement dans de nombreuses régions du monde pendant que l’Occident se demande s’il est autorisé de courir dans un ou deux kilomètres de rayon autour de chez soi.
Gardons à l’esprit que le front sur lequel sont envoyés les livreurs des plates-formes est d’une autre nature. Les coursiers respirent les gaz toxiques de l’indifférence, du mépris, du rejet. Ils se heurtent à la baïonnette du paiement à la tâche. Pour eux, pour nous, la bataille est, avant tout, économique et sociale.
Pendant un an et demi, dans le cadre du travail sociologique de terrain réalisé pour sa thèse sur les travailleurs des plates-formes de livraison de repas à domicile, l’autrice a pédalé pour deux de ces plates-formes, a réalisé une trentaine d’entretiens formels, a pris en note de nombreuses interactions informelles avec des livreurs, restaurateurs, clients, et a suivi les discussions d’une dizaine de groupes de discussion en ligne dédiés aux coursiers. Cette analyse est le fruit de ce travail de terrain et de théorisation à partir des travaux scientifiques existants.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Claire Le Breton est récemment diplômée de emlyon business school et de l’Université de Lyon III. Ses recherches actuelles portent sur les perspectives sociologiques du pouvoir dans les organisations.
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