L’empathie au fondement du design

SiaXperience
Makestorming
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7 min readSep 16, 2020

Avec la démocratisation des approches design, l’empathie est devenue un concept à la mode. C’est un fondement du design collaboratif, et aussi la première étape du Design Thinking selon Tim Brown. Mais l’empathie au fond c’est quoi ? Pourquoi et comment l’utiliser dans le design ? Si elle n’est pas innée, l’empathie peut-elle se travailler ? Avec cet article, vous pourrez y voir un peu plus clair sur cette notion qui a le vent en poupe !

Empathie et sympathie, même combat ?

On confond souvent empathie et sympathie :

L’empathie, c’est comprendre ces émotions sans pour autant les ressentir soi-même.

Vous êtes en empathie quand face à quelqu’un qui vient de perdre un proche, vous comprenez sa souffrance et les mécanismes qui se jouent en lui, vous en tenez compte dans vos relations, mais sans pour autant être vous-même attristé par la disparition de la personne.

La sympathie, c’est imaginer les émotions positives ou négatives des autres, et les ressentir comme si elles nous arrivaient personnellement. Elle peut rassembler les phénomènes de contagion émotionnelle (comme le fou-rire) ou de compassion (le fait de venir en aide aux autres pour qu’ils arrêtent de souffrir).

Ces définitions sont simples et efficaces, mais allons un peu plus loin pour voir l’intérêt de tout cela dans une approche design.

La sympathie, c’est ressentir avec l’autre

On pourrait croire que la notion d’empathie vient de l’antiquité, eh bien non ! Ce qui existe dès l’antiquité, ce n’est pas l’empathie mais la sympathie. A l’origine, la sympathie désigne en médecine les relations entre les organes. C’est à la période moderne que la sympathie commence à désigner les interactions des individus et le partage de leurs émotions par chez David Hume (1711–1776) et Adam Smith(1723–1790). Dans la Théorie des sentiments moraux (1759) ce dernier explique que face à une situation, par exemple de torture, nous pouvons imaginer ce que ressent la personne torturée, et souffrir comme elle, à défaut de l’expérimenter par nos propres sens en étant torturée nous-même :

“Même si l’un de nos frères est sur le chevalet de torture, tant que nous sommes à notre aise, nos sens ne nous informeront jamais de ce qu’il souffre […] Par l’imagination, nous nous plaçons dans sa situation, nous nous sentons endurer tous ses tourments, comme si nous entrions dans son corps.”

Puisqu’il fait faire un effort d’imagination, la sympathie n’est pas automatique : elle suppose que l’on reconnaisse l’autre comme un de nos semblables. C’est sûrement pour cela que l’on a beaucoup plus de sympathie avec un animal domestique comme notre chien ou notre chat, qu’avec le moustique que l’on écrase sans vergogne ! Cela pourrait bien être notre empathie envers les chats qui explique le succès des lolcats.

Aujourd’hui, grâce aux avancées en neurologie et en imagerie médicale, on est capable de mettre en regard ce que nous disent ces philosophes du 18ème siècle, avec le fonctionnement de notre cerveau. Dans les années 1990, l’équipe scientifique de Giacomo Rizzolatti, à la faculté de médecine de Parme, découvre les neurones miroirs : ce sont eux qui sont à l’origine des mécanismes mimétiques que l’on appelle aussi “contagion émotionnelle” comme le bâillement ou le fou-rire. Notre cerveau reproduit des comportements extérieurs à l’identique. D’ailleurs, aussi incroyable que cela paraisse, on sait maintenant que les zones cérébrales actives sont les mêmes quand on a une émotion, une tristesse ou une joie, et quand on reconnaît cette tristesse ou cette joie chez une autre personne.

Alors l’empathie, c’est quoi ?

L’empathie est une notion récente : en 1873, c’est un philosophe du nom de Robert Vischer qui utilise le terme allemand “Einfühlungpour exprimer l’expérience que l’on a d’une oeuvre d’art. Le terme sera ensuite repris et utilisé par plusieurs psychologues (Karl Jaspers et Sigmund Freud) pour définir “la faculté humaine de se mettre à la place de l’autre”. Au début du XXème siècle, on le traduit en anglais et en français par le terme “empathy” (empathie). L’empathie, centrale dans le design, tire donc son origine de réflexions esthétiques ! Mais quelle est la différence entre la sympathie et l’empathie dans ce cas ?

C’est que l’empathie n’est pas la simple imitation des émotions, mais un intense travail de compréhension de ce que l’autre ressent, comme l’affirme le neuroscientifique français Nicolas Danziger. La compréhension ou intelligence émotionnelle n’implique pas de fusionner et de ressentir comme l’autre, mais d’identifier et comprendre les émotions des autres, puis de mettre des mots dessus. On n’attend pas d’un psychologue qu’il souffre avec ses patients, mais qu’il les comprenne suffisamment bien pour pouvoir les aider correctement. De la même manière, le designer doit être en empathie avec les usagers, mais il n’a pas besoin d’être en sympathie avec eux. Même s’il va jusqu’à vivre lui-même l’expérience des utilisateurs — par exemple en prenant la place du patient dans un appareil d’IRM — le designer cherche avant tout à comprendre les émotions de l’utilisateur et à partir de là ses besoins et aspirations.

Finalement l’empathie c’est mettre les chaussures de l’autre sans pour autant prendre ses ampoules.

Améliorer son empathie

Dès que l’on distingue correctement sympathie et empathie, la question semble tout de suite moins problématique et devient “comment améliorer notre connaissance des émotions d’autrui ?” Pour le psychanalyste Serge Tisseron, l’empathie se développe tout au long de la vie. La littérature ou les arts favorisent l’imagination et permettent de sortir de ses propres représentations. Mais c’est surtout en observant avec méthode que l’on est capable d’améliorer notre compréhension des émotions d’autrui. C’est exactement ce que font les designers.

La place de l’empathie dans le design

Et maintenant, on fait quoi avec ça ?

Dans le design, l’utilisateur est au fondement de la démarche d’où l’omniprésence de l’empathie. Tim Brown prône que “sans la compréhension de ce que les autres voient, ressentent et ce dont ils font l’expérience, le design est un travail sans but”. Il faudrait comprendre pourquoi les gens font ce qu’ils font.

Pour cela, le design empathique rassemble une série d’outils et de techniques, souvent inspirés de l’anthropologie et de l’ethnographie, pour comprendre les motivations et besoins latents. L’idée qui vient en premier est simplement d’interroger et d’écouter l’utilisateur lui même, via des questionnaires, entretiens, focus group, etc. Pour des tas de raison, il y a inévitablement des biais et des écarts, volontaires ou non, entre ce que les personnes disent vivre et ressentir, et ce qu’il vivent et ressentent fondamentalement. Pour y pallier, on peut observer l’utilisateur, sans qu’il s’en rende compte ou presque. Sortez votre tenue camouflage et partez sur le terrain pour saisir l’utilisateur sur le vif : vous verrez ce qu’il fait, vous décèlerez peut-être des émotions, mais gare à la sur-interprétation.

Un cran au dessus : se mettre réellement à la place de l’utilisateur et vivre l’expérience soi même. Prenez le bus avec un enfant dans une poussette pour comprendre les difficultés des parents à se déplacer en ville, rentrez dans un ascenseur et simulez une panne pour ressentir le stress généré, installez-vous sur un brancard dans le couloir des urgences …

Le designer cherche alors à faire corps avec une autre personne, il utilise son propre corps et son esprit pour devenir l’autre, et mieux le comprendre, mais là aussi il y a des limites. Se bander les yeux pour tenter d’approcher la vie quotidienne d’une personne aveugle, ne reviendra jamais à réellement vivre l’expérience d’une telle personne dont les sens se sont développés d’une façon particulière.

L’empathie à la trappe

Finalement, si il y a des biais quelle que soit la méthode, est-il vraiment possible d’entrer en empathie avec les utilisateurs ? Pour Don Norman, Directeur du Design Lab à l’Université de Californie, pionnier des démarches centrées sur l’humain qui a popularisé le terme “expérience utilisateur”, la réponse est clairement non. Il développe son propos dans un article publié en 2019 sur le blog d’Adobe (et traduit en français ici).

Si Norman approuve le principe théorique de l’utilisation de l’empathie dans le design, c’est pour lui impossible dans la pratique : un designer conçoit des solutions pour des centaines, milliers, millions voir milliards d’utilisateurs ! Pour Norman “nous ne devrions pas nous leurrer en pensant que nous pouvons nous mettre dans leurs têtes”. Il y a irrémédiablement un fossé entre le designer et les utilisateurs. Dès lors, il faut plutôt se concentrer sur ce que les gens essaient de faire et les capacités qu’ils mobilisent, afin de rendre l’action possible. Faut-il alors jeter l’empathie avec l’eau du bain ?

Le fin mot de l’histoire

La critique de Don Norman au sujet du design empathique n’est pas pour lui une manière de s’éloigner de l’utilisateur : au contraire, elle lui permet d’approfondir la réflexion pour comprendre ce qu’il faut faire ou ne pas faire, pour répondre efficacement à ses difficultés. L’objectif n’est pas in fine de comprendre ce que ressent l’utilisateur, mais bien d’obtenir suffisamment d’informations pour comprendre, puis résoudre les vrais problèmes. L’empathie est un moyen, pas une fin.

Le tout est de prendre suffisamment de recul vis-à-vis des informations récoltées, avec tous les biais engendrés. Pour les réduire au maximum et s’approcher, même si c’est au fond impossible, du ressenti des utilisateurs, il faut croiser les sources d’information, tout en ayant conscience de nos préjugés et idées reçues sur “l’utilisateur type”. C’est ainsi que l’on arrive par exemple à construire des personae comme des archétypes les plus justes et représentatifs possibles des utilisateurs. On en reparlera dans un prochain article.

Pour conclure, gardons en tête que l’empathie est une faculté de compréhension des émotions, utile pour comprendre et résoudre les problèmes, et qu’il est possible de la stimuler et l’améliorer par un exercice régulier. Mais attention ! Il faut plusieurs années et une expérience constante pour vraiment améliorer son empathie et s’en servir efficacement dans un processus de design. D’où l’intérêt de travailler avec des designers formés et expérimentés. Ça tombe bien, l’équipe nod-A est forte de plusieurs designers :-)

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