Freelancing et management : “Changeons le management plutôt que manager le changement”
Denis Pennel est l’auteur de Travail, la soif de liberté : Comment les start-uppers, slashers, co-workers réinventent le travail, paru en septembre dernier chez Eyrolles. Il y décrit le “nouvel âge” dans lequel le travail est entré : “l’évolution du travail est celle d’une longue marche vers toujours plus de liberté”. Mais aujourd’hui, c’est en dehors du salariat que s’inventent les nouvelles manières d’exercer son activité professionnelle.
Pour les entreprises et les managers, la montée des freelances implique de nombreux changements. Il n’est plus possible d’organiser le travail comme à l’époque du fordisme. Il n’est plus possible de manager de la même manière. Les freelances poussent à une transformation radicale du management qui concerne aussi tous ceux qui restent salariés.
J’ai posé à Denis Pennel quelques questions sur ces transformations managériales induites par la montée du freelancing…
Dans votre livre, vous écrivez que “le travail au XXIème siècle est marqué par la fin de son unité de temps, de lieu et d’action”, et que la “journée de travail fordiste” (du lundi au vendredi, à horaires fixes) ne concerne finalement plus qu’une minorité des travailleurs, environ un tiers des salariés français en CDI. Qu’est-ce que cela implique pour le management ?
Quand le travail était organisé de façon fordiste, le management l’était aussi. Tout cela est en train d’exploser aujourd’hui. Beaucoup d’entreprises accordent toujours beaucoup de valeur au présentéisme alors même que les travailleurs peuvent être présents sans travailler : ils sont de moins en moins nombreux à travailler à la chaîne. Toutes les études montrent que les télétravailleurs sont souvent plus productifs, mais de nombreux managers ont encore peur d’accepter le télétravail et les espaces de coworking.
Les mentalités devront évoluer pour que les collaborateurs aux profils et statuts différents puissent être mis sur un pied d’égalité.
Mais même lorsqu’ils souhaitent faire évoluer l’organisation du travail, les managers renoncent à mieux intégrer les freelances par crainte de la requalification en salariat. Ils ne peuvent pas les intégrer davantage ou les former pour cette raison.
Oui, c’est la notion de “lien de subordination” qui est à revoir. Elle nuit à une meilleure protection des indépendants. Le droit du travail, conçu exclusivement pour les travailleurs salariés, reste un frein à l’évolution des relations de travail. En France, dès qu’une nouvelle forme de travail apparaît, on essaye de la ramener au salariat. Quand l’intérim s’est développé en France, la condition sine qua non pour qu’il soit accepté a été le salariat. Parce que les intérimaires sont des salariés des agences, l’intérim a pu devenir socialement et politiquement acceptable.
Il y a là une certaine ironie de l’histoire : le “lien de subordination” est d’abord venu des employeurs, mais ce sont aujourd’hui les syndicats qui le défendent. Une solution pourrait être de créer un troisième statut, entre l’indépendant et le salarié, comme certains pays européens l’ont déjà fait (l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie, etc.).
La notion de “temps de travail”, dites-vous, est de moins en moins pertinente pour un nombre toujours plus grand d’activités. Vers quoi allons-nous ?
Il y a une confusion des genres de plus en plus grande entre les différents temps concernés par le travail, si bien qu’il faut aujourd’hui revoir la définition du “temps de travail”. On ne peut plus compter les heures de travail comme on le faisait à l’usine. Le “cadre forfait jour” appliqué à certains cadres pourrait être généralisé. Le danger, c’est évidemment que les managers deviennent trop exigeants en terme de quantité de travail. Comment définir une “charge de travail raisonnable” alors que tous les travailleurs sont différents et que tout travail n’est pas quantifiable de la même manière ? C’est là un vrai sujet pour les partenaires sociaux.
Parce qu’il y a une porosité croissante entre vie privée et vie professionnelle, nous devrons apprendre à mettre des barrières, à être clair sur la responsabilisation de chacun. C’est de là qu’est née l’idée du “droit à la déconnexion”. Dans un contexte de connexion permanente, comment savoir quand je dois m’arrêter ? C’est un travail d’éducation individuelle et de construction d’un code de bonne pratique. Non, on ne peut pas attendre de moi que je réponde à un email dans la demi-heure.
Comment concilier liberté et protection contre les abus ? Le sujet est devenu complexe. Certaines entreprises, notamment en Allemagne, ont résolu la question en coupant les réseaux informatiques après une certaine heure.
Qu’est-ce que le management du XXIème siècle ? Vous appelez de vos voeux l’avènement d’un “nouveau mode de management qui ne repose plus sur l’obéissance mécanique à des ordres mais sur la réalisation d’objectifs programmés”. Qu’entendez-vous par là ?
La plupart des individus savent se manager eux-même. Par contre, ils ont besoin de sens, de direction. On aura toujours besoin de leaders, à tous les échelons. Peter Drucker disait déjà “une grande partie de ce que nous appelons “management” consiste à faire en sorte qu’il soit difficile de travailler”. C’est toujours vrai aujourd’hui : le management est le plus souvent contre-productif. On demande aux salariés de passer de plus en plus de temps à rendre compte de leur travail. On a rendu le monde de l’entreprise plus bureaucratique par le développement du reporting, des normes qualité et des modes de production centrés sur les process.
Plus on parle de “libération du travail” et de surcroît d’autonomie, plus le malaise grandit en entreprise. Le travail, c’est le “goulag”, comme vous l’écrivez, pour la plupart des salariés. Pourquoi ?
Ces injonctions contradictoires créent un malaise croissant. Alors qu’il est demandé au travailleur d’être flexible et autonome, jamais son environnement de travail n’a été aussi normé et rigide. “Salarié, sois libre et autonome mais en suivant à la lettre les consignes et injonctions venues d’en haut !” On comprend pourquoi les salariés alternent entre le burn out et le bore out… Le décalage entre les attentes des travailleurs et la réalité de ce qu’ils vivent dans l’entreprise n’a jamais été aussi grand.
Une partie de l’explication est à chercher du côté de l’émergence d’un capitalisme à l’anglo-saxonne et de la financiarisation de notre économie. Les dirigeants ont donc développé une vision à court terme et financière de la gestion de l’entreprise. Le pouvoir a été confisqué par les actionnaires majoritaires qui célèbrent la “valeur actionnariale” au détriment de la “valeur partenariale” qui, elle, reconnaît deux types d’investisseurs dans l’entreprise : les investisseurs en travail et les investisseurs en capital.
Rick Wartzman parle de “fin de la loyauté” et de désagrégation du contrat qui liait les entreprises aux salariés. Mais est-ce qu’il ne faudrait pas plutôt redéfinir la loyauté ?
La notion d’engagement doit être redéfinie dans le temps. Les termes du contrat peuvent être révisés plus fréquemment. Nous avançons vers plus de transparence. Avec des sites comme Glassdoor ou Vault, on peut en savoir beaucoup sur la réalité des conditions de travail dans l’entreprise avant même de s’engager. On arrive dans un système où les travailleurs évaluent l’entreprise autant que l’entreprise les évalue. C’est pour ça que les classements “Great Place to Work” sont si populaires de nos jours. Pour les entreprises, cela veut dire qu’il ne suffit plus d’afficher des valeurs. La montée des indépendants amplifie ce phénomène : ils choisissent leurs clients tout autant qu’ils sont choisis par eux.
Les plateformes comme Hopwork aident les entreprises à recruter des bons profils beaucoup plus facilement. On parle de baisse des coûts de transaction grâce aux plateformes. Pourtant, certaines entreprises ont beaucoup de mal à recruter certains profils, surtout dans les métiers de l’IT et de la data science, même en freelance. Pourquoi ?
On assiste en quelque sorte à un retour des “sublimes”, ces ouvriers émancipés du XIXème siècle, hyper qualifiés et très recherchés, qui étaient maîtres de leur mobilité et de leurs engagements. Ils n’admettaient de travailler que pour une durée qu’ils fixaient eux-mêmes et ils choisissaient leur patron. Les freelances ne sont pas sans rappeler cette économie des “sublimes”.
Certains freelances, hyperspécialistes ou pas, sont devenus des stars. Ils sont les meilleurs dans leur catégorie. Les entreprises en sont dépendantes, de la même manière que, dans le secteur industriel, elles peuvent être très dépendantes de sous-traitants.
A l’ère du freelancing, à quoi devrait ressembler la formation professionnelle ?
Je crois beaucoup à la renaissance des guildes pour “sublimer” la vie professionnelle. Si le droit du travail le permettait, les plateformes pourraient jouer ce rôle, former les travailleurs pour les faire monter en compétence et pour les fidéliser. Dans un marché du travail de plus en plus instable, les plateformes pourraient recréer de la stabilité en proposant des services aux freelances et en agissant comme des impresarios !
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