Comment Solid a sauvé le Web (et le monde)
Paris. 2042. Alice se lève. Ses premiers mots sont pour son assistant personnel.
“Ok Charlie. Quelles sont les news du jour ?”
“Hier soir la roboticienne Susan Calvin a présenté au monde entier le premier être robotique humaniforme doué de pensée et d’autonomie. Baptisé R. Daneel Olivaw, ce robot, dont les premiers mots ont été “Hello, world”, relance le débat international quant à la singularité technologique qui devrait être atteinte d’ici cinq ans…”
“Oui oui je sais, j’ai regardé la conférence de presse en direct. Quoi d’autre ?”
“Tim Berners-Lee, le fondateur du web, est décédé dans la nuit à l’âge de 87 ans. L’AFP a relayé l’information il y a tout juste une heure et les premiers éloges et nécrologies commencent à être publiés sur le web. Hospitalisé depuis plusieurs semaines, Tim Berners-Lee souffrait d’une maladie incurable. Ayant refusé d’avoir recours à la cryogénisation en attente d’un remède, l’informaticien mourant a passé les dernières semaines de sa vie à organiser sa succession à la tête du World Wide Web Consortium. Pour lui rendre hommage dès l’annonce de sa mort, son ancienne équipe du MIT a élaboré un jeu vidéo permettant de l’incarner. Le joueur a la possibilité de revivre les grandes étapes de la vie de Tim Berners-Lee, de ses études de physique à l’Université d’Oxford jusqu’à ses derniers projets des années 2030 avec l’HyperWeb, en passant par l’invention du Web au début des années 1990 et bien sûr par son combat pour la généralisation de Solid, qui a redéfini le web au milieu des années 2020. Didactique et immersif, les choix d’action qui sont proposés au joueur sont 100% réalistes et véridiques. Souhaitez-vous le télécharger ?”
Tim Berners-Lee est mort. Alice accuse le coup de la nouvelle. Elle savait qu’il fallait s’y attendre d’un jour à l’autre, mais tout de même. Elle décide qu’elle abordera le sujet avec ses élèves tout à l’heure.
“Incarner Tim Berners-Lee dans une biographie immersive ? Bien sûr que je veux le télécharger. Lance-le en tâche de fond, je m’y mettrai ce soir en rentrant.”
“L’application demande à accéder à certaines de vos données. Dois-je lui ouvrir votre POD ?”
“Quelles données exactement ?”
“Nom, âge, sexe et métier.”
“Ok, vas-y, autorise l’accès à mon POD pour ces données. Du moment qu’ils ne demandent ni mon mail ni mon numéro… Pendant que je me prépare, donne-moi les nouvelles martiennes.”
Alice est prête à partir au travail. Après avoir enfilé son manteau, elle insère ses oreillettes et les connecte à son téléphone holographique. En checkant les derniers podcasts de La Méthode scientifique, elle tombe sur une émission en directe modestement intitulée “Tim Berners-Lee : sa vie, ses travaux, son impact”. Évidemment. En même temps, tout le monde savait qu’il allait mourir d’un jour à l’autre, normal qu’ils soient déjà prêts pour une émission, deux heures à peine après l’annonce du décès. En tout cas, c’est parfait pour Alice pour passer le temps pendant sa demi-heure de trajet. L’émission a commencé depuis 15 minutes, tant pis pour le début, elle la prend en cours de route. La voix de Martin Nicod, l’animateur de La Méthode scientifique, commence à résonner dans sa tête.
“… à ses débuts en 1990, le web créé, pensé et imaginé par TBL était fondamentalement décentralisé. Tout était lié, partagé et ouvert à tous. N’importe qui pouvait se connecter au web et créer de nouvelles pages et applications sans aucun problème. Les données étaient partagées. Mais très vite, le web s’est retrouvé de plus en plus centralisé et intrusif, principalement sous l’influence de différents acteurs économiques, à l’instar des réseaux sociaux, des fournisseurs d’accès à Internet, des moteurs de recherche, etc. Alors que TBL souhaitait le même web pour tous, des géants s’en sont progressivement emparés. Ce que nous appelions communément les GAFANM (un terme que l’on retrouve désormais dans les livres d’histoire et qui désignait les entreprises Google, Apple, Facebook, Amazon, Netflix et Microsoft) ont voulu verrouiller le web autour de leurs services, tout en enregistrant toutes nos actions en ligne. Tous nos messages, toutes nos photos, toutes nos vidéos, toutes nos interactions… nos moindres clics étaient dûment stockés, traités, analysés et surveillés, sans que nous ne puissions rien faire.
Cela peut nous paraître aberrant et inconcevable de nos jours, surtout à ceux qui n’ont pas connu ces presque trente ans de web centralisé, mais c’était ainsi. Et il ne faut pas oublier qu’à l’époque, la publicité ciblée était massivement utilisée; les algorithmes de ces géants de l’Internet étaient enfermés dans des black box et en aucun cas compréhensibles ni accessibles aux internautes; le spam était un fléau admis et accepté; et enfin le SEO (Search Engine Optimization) générait une véritable cohorte de faux sites et autres clickbaits qui se traduisaient sous la forme d’une pollution monumentale.
Dès les années 2000, TBL s’est élevé contre cela. Après avoir multiplié les interventions visant à dénoncer les plateformes de ces anciens géants de l’Internet, il a décidé de passer à l’action en 2016 en prenant la tête d’un projet du MIT nommé Solid (pour “social linked data”). Le but de Solid était alors de proposer de nouvelles conventions et de nouveaux outils pour permettre l’avènement, ou plutôt le retour, d’un web décentralisé basé sur le principe du Web des données. Les données sont alors publiées et structurées sur le Web, non pas sous la forme de silos isolés les uns des autres, mais reliées entre elles pour constituer un réseau global d’informations avec lequel chacun peut interagir aussi librement qu’il le souhaite. Le projet visait à transformer en profondeur le Web tel qu’il était, mais aussi les habitudes de ses utilisateurs. Le but ultime étant de rendre à chacun le contrôle de ses données personnelles et d’œuvrer pour une plus grande sécurité de la vie privée des internautes.
Il a fallu attendre quelques années de développement et les grands bouleversements des années 2022 et 2023 pour que Solid, son concept, son idéal et son utilisation, soit généralisé à l’ensemble du Web mondial.
Je me tourne maintenant vers un de mes invités, le professeur et informaticien Louison Becquart. Vous avez notamment travaillé avec Tim Berners-Lee sur l’HyperWeb et vous dirigez aujourd’hui le Département de Régulation des Applications pour le Respect des Données Personnelles au sein du World Wide Web Consortium, qui a été fondé, rappelons-le, par TBL en 1994. En soi, vous contrôlez les nouvelles applications, réseaux sociaux, sites, jeux, etc, qui demandent un accès exagéré à des données personnelles dont elles n’ont pas besoin, c’est bien cela ? ”
“Tout à fait oui. Vous seriez surpris du nombre d’applications frauduleuses et abusives que nous avons à gérer encore aujourd’hui, alors que cela fait plus de dix ans que le droit au respect des données personnelles est inscrit dans notre Constitution et est même un Droit de l’Homme.”
“Avant de parler de votre expérience à la tête de ce Département et de vos années de travail avec TBL, pouvez-vous nous dire ce que le web décentralisé a, selon vous, permis ?”
“Le web décentralisé a apporté la libération des données. Non seulement il a rendu aux usagers leurs données personnelles, mais il a en plus permis la libre circulation de toutes les données brutes (Raw Data Now!, était un des slogans de TBL) qui étaient alors stockées et isolées dans des data centers à l’abri des regards. Au mieux, on pouvait les consulter via des sites mais en aucun cas interagir, innover, collaborer ou partager avec ces données. Elles étaient en circuit fermé. Le web n’était pas dans une logique read-write, mais seulement de read : un véritable frein à l’innovation ! Les données gouvernementales, les données sur des recherches médicales (sur le cancer, sur Alzheimer et j’en passe), les algorithmes des GAFANM… : tout, sans exception, s’est retrouvé en libre accès du jour au lendemain. Des linked data partout, à l’infini.
Ça a été une véritable révolution.
On le sait, on le voit bien aujourd’hui : le web décentralisé et l’ouverture des données de tous genres ont permis des avancées inimaginables dans le domaine de la science en favorisant la coopération entre différents acteurs qui travaillaient auparavant séparément. Les moteurs de recherches, réseaux sociaux et cloisonnements des données privées (aussi bien personnelles que celles des entreprises) étaient autant de remparts à une communication directe entre experts et chercheurs œuvrant séparément pour différents États et/ou entreprises. L’ouverture de ces données nous a fait passer du piétinement à une démarche de géant !
Les biotechnologies et nanotechnologies que nous avons aujourd’hui en sont les preuves. Tous ces implants neuronaux et cérébraux, toutes ces “augmentations” de l’humain que nous avons connues et que nous poussons de plus en plus loin, tous ces progrès dans l’IA et même dans la conquête spatiale ont grandement été favorisés par le web décentralisé ! Le projet Starlink (qui a consisté en la mise en orbite basse de 12 000 mini-satellites pour offrir un service Internet de haut débit à l’échelle planétaire) et l’installation humaine sur Mars n’auraient pas été possibles sans le web décentralisé et sans la libre circulation des données ! Du moins, en aucun cas si rapidement.”
Pendant qu’elle écoute l’émission, Alice consulte ses mails puis vérifie les dernières mises à jour de son POD. Les données demandées par le jeu qu’elle a lancé en téléchargement tout à l’heure ont déjà été prélevées et elle peut d’ores et déjà sélectionner dans sa mosaïque de portails vers des applications celui qui correspond au jeu sur Tim Berners-Lee. Un profil vient même d’être créé à son nom.
Au fur et à mesure qu’elle entend les faits avancés par Martin Nicod et Louison Becquart, Alice hoche de la tête. Solid a vraiment tout changé, et majoritairement pour le mieux. C’est vrai, la science a fait des bonds de géant grâce à la libre circulation des données, mais il ne faut pas oublier l’économie mondiale, qui a pu se stabiliser grâce à cela, ou même les problèmes humanitaires et énergétiques qui ont pu être abordés de manière bien plus efficace.
Mais c’est aussi vrai que la généralisation des PODs personnels, ces coffre-forts numériques renfermant toutes les données possibles et imaginables de chaque utilisateur, mais uniquement accessible par son propriétaire, a favorisé l’émergence d’un nouveau type de criminalité : vols, piratages, enlèvements, meurtres… bien souvent, les PODs et les données qu’ils renferment ont pris la place de l’argent pour expliquer le mobile de ces crimes.
Plongée dans ses pensées et ne prêtant attention que distraitement au nouvel invité de l’émission, Alice arrive enfin à l’école où elle enseigne la programmation informatique. Depuis 2027, tous les enfants sans exception apprennent la programmation dès l’âge de 8 ans, juste après avoir commencé à apprendre à lire et écrire. C’est une matière obligatoire et nécessaire dans le monde du web décentralisé. Son premier cours de la journée est pour une classe de CM2. Les élèves l’attendent déjà dans la salle.
“Bonjour tout le monde.”
“Bonjour madaaaaaaame.”
“Bien. Avant que vous ne mettiez vos casques et vos gants haptiques pour entrer dans l’HyperWeb, j’aimerais que nous parlions de Tim Berners-Lee un moment. Vous avez tous appris qu’il était décédé cette nuit je présume ?”
Hochement général.
“Qui était-il ?”
Une forêt de mains s’élève. Alice désigne du menton Stel, un de ses meilleurs élèves.
“C’est le père du Web ET de l’HyperWeb.”
“Exact, Stel. Quelqu’un peut me dire où vous en êtes exactement dans vos cours d’histoire par rapport à l’histoire du Web ?”
“Nous avons commencé par le plus récent, l’HyperWeb et maintenant nous étudions les années 1990, le tout début du Web”, répond spontanément Atana.
“Ok, je vois. Donc vous n’avez pas encore tout à fait appris comment était le Web avant Solid c’est cela ? Si je vous parle des GAFANM ? Des émeutes et bouleversements des années 2022 et 2023, ça ne vous dit rien ?”
Silence.
“Quand j’avais votre âge, plusieurs de mes professeurs nous disaient à moi et mes camarades de classe : “Vous savez, de mon temps, Internet n’existait pas”. Choquant n’est-ce pas ? Difficile à imaginer même. Mais dites-vous bien que, quand j’avais votre âge, le Web que je connaissais n’était en rien semblable à celui que vous connaissez et avec lequel vous interagissez tous les jours. Le Web n’était pas libre comme il peut l’être aujourd’hui et personne ne possédait de POD.”
“Pas de POD ? Mais vous faisiez comment pour gérer vos données alors ?” demande Isaac.
“Ravie que tu poses la question Isaac. Nous ne les gérions pas. Nous étions forcés de les donner à de grandes entreprises telles que Facebook, Google ou Amazon — peut-être que certains d’entre vous connaissent ces noms — en échange de quoi nous pouvions utiliser leurs services “gratuitement”. Leurs modèles économiques étaient en effet basés sur la collecte de données personnelles de leurs utilisateurs, qu’ils revendaient et échangeaient à des annonceurs pour pratiquer ce que l’on appelait de la “publicité ciblée”. Aujourd’hui, la publicité ciblée est extrêmement marginalisée, elle existe encore mais les business models de l’immense majorité des applications et sites que l’on trouve sur le Web fonctionnent sur le principe de…?”
“Micro-paiement”, répond Stel.
“Le micro-paiement, exactement. Face aux dangers que représentaient ces géants du web (qui était alors centralisé), Tim Berners-Lee, épaulé de chercheurs, programmeurs et d’entreprises “mineures” du web ont mis sur pied Solid, entre 2016 et 2020. Seulement, Solid n’a pas été accepté tout de suite. La grande majorité des utilisateurs d’Internet ne réalisaient pas le potentiel de leurs données personnelles et ne comprenaient pas qu’il fallait qu’elles leurs reviennent absolument. Même si l’idée et la volonté étaient là, Solid est resté marginal pendant quelques années et ne pouvait renverser les GAFANM.”
“Qu’est-ce qui a fait changer l’avis général du coup ?”, demande Elijah.
“Ça a été le fruit de l’accumulation de plusieurs choses. A la fin des années 2010, les scandales de fuite, de piratage et de ventes illégales de données personnelles impliquant les GAFANM se sont multipliés. Aux États-Unis, en 2022, lors du second mandat de l’administration Trump, une loi est passée permettant de renforcer une décision prise en 2017 : les fournisseurs d’accès à Internet pouvaient désormais revendre les données de navigation de leurs clients sans leur consentement. Ils ont été dépossédé de leurs historiques, soit l’ensemble de leurs vies privées. Or, un historique permet de comprendre et connaître le comportement et la pensée d’une personne. Imaginez que toute votre vie soit possédée et échangée par des firmes internationales.
Juste après, de nouveaux scandales impliquant Facebook et Google ont éclatés. Ça a été la goutte de trop. Des émeutes et manifestations sont apparues un peu partout dans le monde, dans chaque continent. Un groupe de hackers, les Anonymous, se sont fédérés pour mener la plus grande attaque pirate de l’histoire du Web (l’opération fut d’ailleurs habilement nommée Overlord). La cible ? Les géants de l’Internet. Pendant plusieurs semaines consécutives, ils ont été totalement down. Lorsqu’ils ont été de nouveaux accessibles, toutes les données qu’ils possédaient sur leurs clients avaient disparues. Dans la mesure du possible, elles avaient été redistribuées à leurs propriétaires, et sinon, supprimées, pour permettre au Web un nouveau départ.”
“Et c’est là que Solid a été généralisé ?”, demande Atana.
“Oui, c’est là que tout le monde s’est tourné vers Solid et qu’il a été généralisé. Tout le monde avait alors compris l’importance des données et plus personne ne voulait réitérer l’erreur de voir de nouveaux géants du Web s’élever. D’ailleurs, les GAFANM, vidés de leurs données, n’avaient plus leur mot à dire : ils ne pouvaient qu’accepter de contribuer à la démocratisation de Solid.
Bon allez, terminée la page histoire, vous discuterez du reste avec votre professeur ou vos parents. Maintenant mettez vos casques et connectez-vous à l’HyperWeb, nous allons terminer de coder ce que nous avions commencé la semaine dernière.”
À 16h, Alice est de retour à son appartement. Après avoir bu un thé, elle enfile sa combinaison haptique, met son casque et se connecte à l’HyperWeb. Elle sélectionne l’application TBL’s Life et lance directement le troisième chapitre. Le ciel est d’un bleu immaculé. Au loin, à travers la fenêtre elle aperçoit le massif du Jura. En tournant la tête, elle découvre un ordinateur NeXT. L’écran noir lui renvoie son reflet : c’est celui de Tim Berners-Lee. Le calendrier à côté de l’ordinateur indique la date de mars 1990. Alice sourit. Elle allume l’ordinateur et se met à coder.
SOURCES
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