DOSSIER — Les mutations d’accès à l’information : le pari du tout social

Mael Buron
MASTER DMC : Digital Médias Cinéma
20 min readJan 6, 2018

Octobre 2014, après la mort du jeune Michael Brown sous les balles de la police, des émeutes éclatent à Ferguson aux Etats-Unis. Environ un millier de personnes s’est retrouvé à manifester devant le commissariat de police sous le nom du mouvement « Ferguson october. » Une équipe de jeunes journalistes est présente, elle capture les réactions de la mère de Michael Brown face à l’abandon des poursuites contre l’officier de police responsable de la mort de son fils. Assez rapidement des émeutes éclatent, des voitures de police sont brûlées et le chaos s’installe. L’équipe filme ces événements, smartphones à la main, et s’empresse de les monter, les habiller pour les diffuser quasi-simultanément sur les réseaux sociaux. Le nombre de vues explosent, le mini-reportage choc se viralise dans les minutes qui suivent pour finir par être repris par les médias traditionnels.

Nous ne sommes pas ici dans une des scènes du film de Dan Gilroy, Nightcall, mais face à un procédé journalistique nouveau, mêlant réactivité dans la diffusion et authenticité dans la production. De quoi prendre de vitesse les chaines d’information américaines. Ces vidéos, c’est AJ+ qui les produits, la version numérique de la chaine de télévision qatarienne Al Jazeera. Passée maître dans l’art de raconter l’information sur les plateformes sociales, AJ+ a vu son audience grossir depuis quelques années pour finalement imposer une nouvelle manière de traiter l’information. Une information dirigée et publiée précisément là où se trouve son audience. Une information entièrement destinée aux réseaux sociaux grâce au médium qu’est la vidéo. « News made for where you are » c’est ce que nous pouvons lire sur leur plateforme chargée d’aiguiller le public vers les différents réseaux sociaux occupés par le média.

Un modèle qui s’est largement propagé outre-Atlantique ces deux dernières années. Vous n’avez pas pu échapper à ces courtes vidéos fleurissant sur nos fils d’actualités. Elles reprennent l’actualité en quelques minutes, de manière engageante et impactante, parfois même elles nous divertissent ou nous éduquent, elles nous offrent l’opportunité de débattre avec nos amis, des inconnus ou même nous permettent d’affirmer notre identité grâce aux fonctions de partage. Ils s’appellent NowThis, Brut, Explicite, MinuteBuzz, Looper et bien d’autres encore. Ces nouveaux médias, 100% vidéo et 100% sociaux, incarnent résolument une nouvelle façon de collecter, raconter et diffuser l’information. Nous allons ici-même les scruter, les analyser et les questionner à la lumière des mutations de l’accès à l’information, les évolutions des pratiques sociales et enfin des limites qu’ils pourraient rencontrer, représentatives des interrogations que concentrent le phénomène de plateformisation des réseaux sociaux (= les plateformes sociales font tout pour qu’on ne les quitte pas.)

Un nouveau langage informationnel… :

Avant toute chose, nous allons faire l’effort intellectuel de définir clairement et distinctement ce que sont et représentent ces nouveaux médias. J’ai décidé de les désigner par le néologisme suivant « les médias natifs » ; Evoqué pour la première fois par Guillaume Lacroix, co-fondateur de Brut, au micro de France Culture (La Fabrique Médiatique, 18/11/2017).

Média natif : tout média qui utilise principalement la vidéo comme médium et les réseaux sociaux comme unique support de diffusion, plus particulièrement Facebook. Ils peuvent très bien traiter, selon leur positionnement éditoriale, de l’information, du divertissement ou même parfois mêler les deux.

Le premier véritable média que l’on pourrait qualifier de natif est l’américain NowThis. Détenu et financé par le Huffington Post, il a été créé en septembre 2012 par Kenneth Lerer (co-fondateur du Huff) et son actuel CEO Eric Hippeau. Il a développé, aujourd’hui, plusieurs verticales abordant des thématiques comme la cuisine, le divertissement, la technologie ou encore la pop culture. AJ+ lui emboite le pas en 2014. Et ce n’est qu’à partir de fin 2016 que l’on a vu naître les premiers médias natifs en France, Brut fondé par Guillaume Lacroix et Renaud Le Van Kim puis Explicite imaginé par des anciens d’iTélé. En revanche, MinuteBuzz a été le premier média digital traditionnel, et avant même l’arrivée de Brut, à pivoter pour tenter le modèle natif, soit délaisser son activité de site éditeur de contenus pour se consacrer uniquement à la publication de contenus à destination des réseaux sociaux. « Pour la cible que nous voulons, l’article arrive à sa fin. Les usages changent. Les plateformes ne générent plus de trafic mais de l’engagement » explique Maxime Barbier, fondateur de MinuteBuzz.

Monkey, issu de la société de production Elephant, vient grossir les rangs avec un positionnement éditorial qualifié par le média comme « 100% premium » et c’est Loopsider, fondé par Johan Hufnagel ancien numéro de 2 de Libération, qui s’insérera également dans ce marché de la vidéo sociale.

Tous ces médias natifs ont su faire preuve d’innovation et de créativité dans leurs pratiques informationnelles afin de rendre l’information plus accessible à une audience jeune et digitalisée. A tel point qu’ils ont su normer un modèle et des codes visuels inspirés de la culture web et réseaux sociaux qu’ils semblent tous partager, même si chacun d’eux a son offre propre, en réponse aux usages évolutifs de l’audience visée. Prenons l’exemple de ce reportage publié par NowThis Future (la verticale techno de NowThis) et identifions les différents codes.

Un sujet ne dure rarement plus de 3 minutes, il doit pouvoir synthétiser un fait d’actualité en un temps record, ici la vidéo dure 1 minute 38. A l’aide de phrases très graphiques, elle résume les points clés permettant de saisir le sujet et ses enjeux. Pensés pour être consommés sans son, à n’importe quel moment et surtout à n’importe quel endroit, le graphisme du texte, le format vertical et les sous-titres, si présence d’une voix, répondent parfaitement à l’enjeu de mobilité (consommation smartphone) mais aussi aux codes graphiques des réseaux sociaux. La musique, relativement dynamique et non nécessaire à la compréhension du sujet, est entièrement optionnelle. Les images sont purement illustratives et peuvent convoquer des éléments de pop culture, des extraits de reportages, ou encore des images d’actualité. Elles n’ont bien évidemment pas été réalisées pour le sujet, ce qui participe à la réactivité de diffusion de chacune de ces vidéos. « Nous sommes entrés dans l’ère du scripto-visuel: le son n’est plus le facteur déterminant, de nouvelles formes de narrations sont inventées » affirme Laurence Allard, maître de conférences en sciences de la communication à l’université de Lille III. Finalement, j’ai pu apprendre en 1 minute et demi qu’Apple projette de fabriquer un véhicule autonome, la technologie qu’il prévoit d’utiliser, son fonctionnement et des prédictions à ce propos. Sensiblement les mêmes informations présentes dans un article, mais délivrées d’une manière différente et surtout plus rapidement. « Quand les gens regardent leur fil Facebook, nous devons capter leur attention le plus rapidement possible. Au début nous mettions un logo animé AJ+ qui durait 2 secondes mais c’était du temps perdu, lorsqu’on s’en est perçu on a donc décidé d’aller directement au but en commençant le sujet directement par les images. » explique Tarek Abu-Esper, rédacteur en chef d’AJ+, autre particularité : cette nécessité d’accrocher l’internaute dès les premières secondes à la manière d’une publicité. L’attention est la denrée la plus rare et difficile à mobiliser. C’est aussi pour cette raison que les sujets sont fabriqués comme des histoires, une fois l’attention de l’internaute mobilisée il ne faut pas la perdre, « Il faut que les faits soient vérifiés, qu’il y ai un angle dans l’histoire, on passe beaucoup de temps à rédiger l’info et bien formuler nos phrases, il faut la rendre la plus synthétique possible. » ajoute Tarek. Ces formats sont également portés par une volonté d’interaction avec leur audience, découlant d’ailleurs directement de leur vocation pédagogique. Rémy Rieffel rappelle « qu’à partir du moment ou les biens culturels et informationnels sont dématérialisés, leur valeur ne se construit plus nécessairement en fonction de leur coût de production et de distribution, mais de leur consommation et donc de leur réception. C’est la sociabilité qui se crée autour de ces biens, ce sont les conversations et les échanges qu’ils suscitent qui fondent en quelque sorte leur valeur intrinsèque. » Ainsi les internautes sont constamment incités à s’exprimer et interagir entre eux, les faits d’actualité choisis suscitant débats et contreverses naturelles. Ils sont généralement invités à le faire dans la section commentaires, permettant ainsi au contenu d’être viralisés et d’acquérir rapidement une audience importante. Ce processus conversationnel peut aboutir à une logique de co-construction de l’information à travers laquelle le journaliste se met au même plan que la communauté par l’utilisation du live. Cette nouvelle pratique informationnelle est fréquemment utilisée par les médias natifs.

Rémy Buisine, néo-vedette du journalisme citoyen sur Periscope, s’étant fait connaître par son travail sur le mouvement Nuit Debout, a été recruté par Brut. Equipé de son smartphone il se rend directement sur le terrain, le ton est direct, les sujets très anglés, et la démarche participative, loin des formats produits par les chaines d’info en continu. « Nous racontons l’actualité comme nous la voyons, à travers une approche très directe, en prenant en compte les questions que posent en temps réel les internautes » raconte Laurent Lucas, producteur éditorial de Brut, au magazine Stratégies. L’authenticité de ces pratiques journalistiques participe à réconcilier le désamour palpable qu’il peut régner entre de nombreuses personnes et le monde médiatique. Des pratiques qui vont s’incarner dans les méthodes de travail, et ainsi continuer d’accélérer les mutations d’une profession historique, celle de journaliste. « Lorsqu’on on filme des événements en direct on fait exactement comme la télé mais avec des smartphones. » affirme Francesca Fiorentini, journaliste d’AJ+. La dimension visuelle et surtout vidéographique prend de plus en plus d’importance. A l’instar de l’apparition du Journaliste Reporter d’Images il y a trente ans, la profession est questionnée. L’utilisation des codes des réseaux sociaux passe par l’appel à des compétences techniques comme celles du motion design, mais aussi une compréhension des codes et usages de la culture internet.

… Qui embrasse une évolution des usages et des pratiques au sein d’une offre de contenus informationnels pléthorique :

Cet intérêt pour les médias natifs et la croissance de leur audiences ne relèvent pas simplement d’un effet médiatique. Il est le symptôme d’une mutation plus profonde que traversent les médias traditionnels et plus particulièrement les médias d’information, qui nous pousse à nous interroger sur la définition même de l’information ainsi que son statut actuel. Si, dans son acception la plus simple et la plus générale, l’information correspond à la transmission d’un savoir à qui ne le possède pas — et par extension à ce savoir transmis — dans son acceptation médiatique, on lui confère le sens d’actualité, de « news ». Ainsi les médias d’information sont ceux dont la visée « consiste à faire connaître au citoyen ce qui s’est passé ou ce qui est entrain de se passer dans le monde de la vie sociale. » Ils s’inscrivent aujourd’hui dans un paradigme informationnel différent de celui qui a prévalu durant plusieurs siècles, directement corrélé à l’ère du numérique dans laquelle nous vivons, et notamment caractérisée par le basculement d’un support à un autre. Ces médias dits traditionnels n’ont donc pas d’autres choix que de s’adapter aux attentes, besoins et usages des digital natives, ces individus qui, nés dans cette ère du digital, se retrouvent au cœur de ces mutations et s’informent de manière ATAWAD : quel que soit le lieu, le moment ou le support utilisé (anytime, anywhere, any devices). A l’instar d’un phénomène identifiable avec le média télévision, on constate une délinéarisation de la consommation de l’information. Rappelons, de prime abord, qu’aujourd’hui 55% de la consommation internet des français est réalisée sur mobile (CREDOC, 2016) et sans surprise le pourcentage augmente jusqu’à 75% chez les 15–24 ans (Mediamétrie, Internet Global, 2015). Ces derniers ne se sont pas désintéressés de l’actualité, 39% des 18–24 ans considèrent que son suivi est essentiel, 50% assez important, l’activité de s’informer se traduit bien évidemment par une prédominance des supports numériques. Les réseaux sociaux arrivent très largement en tête, 73% des 18–24 ans indiquent accéder à l’actualité par les réseaux sociaux au moins une fois par jour, supplantant les sites d’information, les applications mobiles et même les dispositifs d’alertes push. En croisant, l’usage du mobile et des réseaux sociaux chez cette audience recherchée c’est bel et bien un nouvel écosystème de la consommation d’information qui s’offre à nous. La concentration des usages sur les plateformes sociales contraint donc les médias à aller là où sont leurs audiences. « Avant, on suivait l’info, c’était une sorte de devoir civique, aujourd’hui, c’est l’info qui suit les jeunes. » a constaté Eric Sherer, directeur de la prospective à France Télévisions.

Par ailleurs, si nous allons un peu plus loin dans les usages informationnels des 18–24 ans, nous découvrons que 70% déclarent être abonnés à au moins une page média sur Facebook, et parmi ces abonnés 58% le sont à des médias qu’ils ne suivent que sur Facebook. En creusant le choix des spécialisations, l’étude de l’Observatoire du WebJournalisme fait apparaître en bonne place un usage informationnel plutôt centré sur ce qu’on peut appeler l’actualité de divertissement. « Les usages d’actualité de Facebook en font un réceptacle d’informations décalées, moins sérieuses qu’à l’accoutumée », cet insight esquisse le besoin de dédramatiser l’information, de la mettre en scène de manière décalée. Une attente parfaitement épousée par les médias natifs. Ainsi l’information devient infotainment car elle donne une place nouvelle au plaisir et au divertissement, en la rendant vivante, vibrante et captivante.

Aussi, la vidéo, médium clé des médias natifs, est un usage largement répandu. Portée dans un premier temps par YouTube, puis Snapchat et depuis quelques années Facebook, la vidéo s’est très largement imposée sur l’ensemble des plateformes sociales. On qualifie, aujourd’hui, ces environnements comme « vidéo first. » 68% des 15–24 ans déclarent consommer des contenus vidéo gratuits sur internet au moins une fois par jour. Cet environnement très favorable à la vidéo a participé à faire émerger ce qu’on appelle le « mobile journalisme (« mojo ») qui s’est construit sur les codes qu’on fait émerger les réseaux sociaux, Snapchat en tête avec la vidéo verticale, le mélange texte/images etc. Ces pratiques, d’abord expérimentales puis devenus de véritables usages, ont dessiné les contours d’un terreau favorable à la naissance de ce que sont aujourd’hui les médias natifs.

Brut, figure de réussite de l’ascension des médias natifs : Brut, c’est le parfait élève dans le rang désormais nombreux des médias natifs. Il est à la fois ambitieux et performant. Derrière lui, c’est Guillaume Lacroix, un des co-fondateurs de Studio Bagel mais aussi Renaud Le Van Kim, grand producteur de télé à qui l’on doit entre autres les lancements de LCI, d’iTélé et la création du Grand Journal. Des professionnels des médias au CV qui en dit long mais surtout très complémentaires, combinant à la fois une expertise numérique et de production de formats d’information. « Ce qui nous intéresse chez Brut, c’est comment on peut raconter l’info tout en utilisant les codes et usages des réseaux sociaux. » affirme Guillaume Lacroix. Passé de 0 à 170 millions de vues en une année sur trois continents, le média natif s’est très largement imposé dans le paysage médiatique numérique. Aujourd’hui il rassemble une communauté d’un peu plus de 690 000 fans sur Facebook, ce qui témoigne d’une parfaite maitrise des codes et surtout une réponse intelligente aux usages explicités précédemment. Le jeune média capitalise désormais sur la mise en place de plusieurs verticales pour se développer. Brut Sport, Brut Nature, Brut Pop, différentes thématiques pour élargir et se rapprocher des audiences à travers une offre packagée.

Multiplication et diversification des médias natifs, vers une saturation des plateformes sociales ?

Guillaume Lacroix et Renaud Le Van Kim ne sont pas les seuls à avoir délaissé les canaux traditionnels en France, nous assistons aujourd’hui à une multiplication des médias natifs. La recette fonctionne, chaque acteur souhaite posséder son média natif, cheval de troie parfait pour pénétrer une audience jeune et digitalisée peu captive des médias traditionnels. TF1 a lancé son offre de vidéo native en mars 2017, baptisée TF1 One, produit de la prise de participation majoritaire de MinuteBuzz par le groupe TF1. « Les petites et les grandes histoires » titre la photo de couverture de leur page Facebook, une initiative qui leur permet de réutiliser les contenus du groupe avec un traitement adapté aux plateformes sociales et à l’audience présente. Dans le même temps MinuteBuzz continue de développer ses canaux de diffusion, la société de Maxime Barbier appartenant désormais à TF1 éditorialise plusieurs verticales : « Fraiches » consacrée aux femmes avec un ton décomplexé et fun, « Hero » pour la culture pop et geek, « Superbon » la cuisine et « Social Shopping » un agrégateur d’objets funs et originaux à acheter. La verticalisation des contenus est un procédé de plus en plus répandu, notamment au sein des nouveaux médias s’adressant à la jeune génération, (phénomène que l’on peut observer dans d’autres médias Vice, Topito, Konbini, Démotivateur…). Partant d’une volonté de raconter l’actualité, MinuteBuzz tout comme Brut se diversifie pour finalement aborder toutes les thématiques d’un média généraliste. Les médias natifs sortent donc de la sphère de l’information pour populariser leur langage au travers d’autres thématiques et ainsi toucher une audience plus fine.

Par ailleurs on observe également certaines initiatives menées par les médias traditionnels, comme Franceinfo ou France 24, visant à importer les codes du média natif. Des modules vidéo de 2 minutes sont visibles sur la page Facebook de Franceinfo.

Enfin le dernier né s’appelle Monkey, créé par la société de production Elephant, le média natif essaye de se différencier de ses concurrents par la forme. Son format vidéo fait appel à des incarnations qui racontent et traitent l’information à la manière d’un format podcast que l’on pourrait retrouver sur YouTube. Il capitalise aussi sur des animations visuelles schématiques très pédagogiques, Emmanuel Chain, co-fondateur de Monkey le qualifie comme le premier média natif « 100% premium ». Une différenciation qui passerait par une production de plus grande qualité en réponse à la spontanéité des productions de Brut.

Cependant, la multiplication d’une offre média native remet en question partiellement le postulat de base auquel cherchaient à répondre les médias natifs, celui d’une volonté de faire le tri au sein d’une offre pléthorique. En somme trier et synthétiser les faits d’actualité pour délivrer l’essentiel de l’information auprès d’une audience volatile. Comment remplir cette mission si chaque média se normalise à travers les mêmes codes. Les fils d’actualité risquent d’être les témoins d’une saturation des internautes à l’encontre de pastilles vidéo intempestives et répétitives. L’appropriation d’une même forme médiatique pour chaque média, justifiée par les usages de l’audience, ouvre une porte vers la cannibalisation possible de ces contenus natifs. Un phénomène de « tri dans le tri » risquerait d’apparaître et n’aurait comme effet que d’accroître davantage la volatilité de l’audience.

Des modèles économiques hybrides encore évolutifs :

Plusieurs modèles s’affrontent, mais celui prenant sa source de revenus dans la publicité reste dominant. Les marques souscieuses de s’adresser à une jeune génération, dont la réception sociale de la publicité a évolué très négativement, tentent par tous les moyens de s’approprier les formes médiatiques (« dépublicitiarisation ») ou encore de s’insérer dans le discours médiatique par un processus de masquage et d’effacement des formes publicitaires (« publicitarisation »). En effet elles cherchent un « thumb-stopping content » (contenu « arrête pouce »), correspondant au nouveau graal de tout producteur de contenus. Il peut être défini comme un contenu interpellant suffisamment l’internaute pour que celui-ci stoppe le scrolling infini de son flux d’actualité pour y accorder quelques secondes d’attention. En associant leurs contenus à des marques, les médias natifs ont la capacité d’offrir à la fois une audience, un contenu et de fait créer de l’attention et des conversations autour des-dits marques. Les publications des médias natifs auraient alors une capacité à se « publicitariser », soit « le façonnage d’un média pour qu’il accueille la publicité » tout en s’efforçant de gommer la rupture sémiotique. Une sous-tendance du néologisme professionnel « brand content », le « branded social content » ou « branding social » illustre parfaitement ce nouveau paradigme de la communication : « Par exemple avec SuperBon, on donne des informations sur l’univers culinaire, en permettant à nos partenaires de s’y associer, en les intégrant en début de vidéo et tout au long du contenu […] les marques ont besoin de toute façon de contenus vidéos pour exister sur les plateformes. Nous leur disons ‘nous avons cette expertise, venez-vous-y greffer’ » raconte Sébastien Roumier, directeur général délégué de MinuteBuzz.

Contenus ad hoc créés pour des marques durant un temps fort, vidéos en marque blanche, sponsoring de publications…Des formats publicitaires encore évolutifs, tributaires des décisions stratégiques de Facebook, mais qui semblent attirer son lot d’annonceurs. De son côté Brut a signé un partenariat avec France Télévisions qui devient sa régie de publicité exclusive et fait donc également le pari du « branded social content. » Le potentiel est important pour France Televisions, et des synergies profitant à l’un comme l’autre peuvent se mettre en place. En marge de ces modèles publicitaires de plus en plus répandus, Explicite opte pour un modèle par abonnement. Financé à son origine par une campagne de crowdfunding menée sur KissKissBankBank, «La gratuité de l’information est en partie responsable du désamour des gens envers les journalistes. Cela finit par devenir un problème civique », estime Olivier Ravanello. C’est avec Simon Baldeyrou, ancien directeur général de Deezer, que l’ancien journaliste d’iTélé réfléchit à un modèle économique exempt de toute publicité, garant d’une indépendance éditoriale. « L’objectif est de lancer Explicite sous la forme d’un modèle payant, sur l’exemple de Médiapart ou Les Jours, à l’orée 2018, le tout sans publicité » insiste Olivier Ravanello dans un article de l’Express. Si ces entreprises médiatiques touchent une audience très large aujourd’hui, elles restent de toutes petites structures, assimilables à des start-ups, et perfectionnent encore leur modèle économique. Le financement participatif, la trésorerie d’un groupe (TF1 One) ou encore l’appel à des investisseurs externes leur sont nécessaires pour mener à bien leur activité.

D’hébergeur à éditeur, les GAFA mettent fin à la neutralité des supports :

Les médias natifs sont extrêmement tributaires de la politique des plateformes sociales. Les décisions stratégiques de Facebook et la modification de son algorithme viennent directement impacter la visibilité des contenus. Laurent Frisch, directeur du numérique de Radio France, explique au micro de France Inter que « le support de communication/diffusion n’est plus neutre, le médium Facebook agit sur le contenu par des algorithmes. Choix qui sont faits par des ingénieurs de la Silicon Valley. » C’est ce que l’on a pu constater lorsque Facebook a censuré la publication du tableau de Gustave Courbet, l’Origine du Monde, considérant interdire toute représentation de nu. Dans la même veine, Google a pris tout récemment la décision de déclasser les sites RT et Sputnik sur son moteur de recherche, accusés de propager des fakes news sur ordre du Kremlin ; Facebook de son côté a annoncé la mise en place d’un outil permettant aux utilisateurs de savoir s’ils ont été exposés à une publication provenant d’un troll russe pendant la campagne de 2016. En multipliant les initiatives de la sorte, les GAFA brouillent de plus en plus les frontières entre leur statut originel d’hébergeur passif et celui d’un hébergeur actif presque assimilable à un statut d’éditeur, ils deviendraient responsables de ce qui s’écrit sur leurs plateformes. Certains veulent par ailleurs limiter le problème en cassant l’oligopole Facebook-Google pour aboutir à un internet plus ouvert : « L’Internet a mué en une paire de jardins emmurés qui offrent des économies d’échelle. » explique Luther Lowe, le vice président de Yelp dans le Wall Street Journal. A ces problématiques, Guillaume Lacroix répond « Nous sommes totalement libre dans nos choix éditoriaux. S’adapter au monde dans lequel on vit, notre mode d’accès à l’info et à pleins d’autres choses passent par les réseaux sociaux. Certes le support de communication n’est plus neutre, mais la réalité c’est que Brut pour se développer, coûte, pour faire tout ça, beaucoup moins d’argent que les frais techniques d’une chaine de TNT. »

Une écriture médiatique conditionnée par les algorithmes :

Cependant si demain Facebook décide de prioriser un autre médium que la vidéo qu’adviendra-t-il des médias natifs ? En ce moment le réseau social mène des expérimentations dans certains pays avec une nouvelle fonctionnalité, Fil Explorer. Il s’agirait d’exclure les pages de nos fils d’actualité en plaçant leurs publications en « quarantaine » dans cet onglet Explorer, pour ne garder que les publications de nos sphères sociales. Cette décision historique aurait pour conséquence d’anéantir la visibilité gratuite des pages Facebook, le seul moyen d’intégrer le fil d’actualité pour les marques & médias seraient donc de créer du contenu très engageant repéré par les utilisateurs dans le fil Explorer ou encore, et cette option est bien moins fastidieuse, d’acheter de la visibilité sur le réseau social. Les médias natifs seraient donc contraint d’acheter de la publicité Facebook pour conserver leur visibilité. Être dépendant d’un seul support de diffusion est dangereux, surtout lorsqu’il s’agit d’une plateforme sociale comme Facebook. Quelle que soit la décision finale du réseau social, les usages restent évolutifs et les médias y répondant évolueront conjointement avec ces derniers.

Par ailleurs l’arrivée de Facebook Watch, un onglet entièrement destiné à la vidéo déjà présent aux Etats-Unis, pose également quelques questions sur les modalités de diffusion de la vidéo sur Facebook. Les médias natifs, conserveront-ils leurs places au sein de nos fils d’actualité conjointement aux publications de nos amis ou feront-ils leur migration sur la plateforme de contenu vidéo Watch. Encore une interrogation qui trouvera sa réponse lorsque la plateforme sera développée en France. Guillaume Lacroix rassure « Facebook ne produit rien en propre, ce sont des producteurs extérieurs qui publient sur Watch mais Facebook finance des médias pour qu’ils produisent des contenus en direct sur Facebook Live. » Pas d’inquiétudes à avoir sur ce côté-là Facebook n’est pas encore devenu producteur de contenu.

En revanche si les pratiques informationnelles s’intensifient dans le sens des médias natifs et remplacent petit à petit les usages informationnels traditionnels, leurs effets psycho-sociaux sur les consommateurs de contenus peuvent être interrogés. Des enjeux, relatifs à la dimension algorithmique des réseaux sociaux. Eli Pariser a développé le concept de « bulles de filtres » qui désigne à la fois le filtrage de l’information qui parvient à l’internaute par différents filtres — via les recommandations sociales & algorithmiques pour le cas des plateformes sociales — et l’état « d’isolement intellectuel » et culturel dans lequel il se retrouve quand les informations venant à lui résultent d’une personnalisation mise en place à son insu. A partir de différentes interactions sociales, les réseaux sociaux fournissent à l’internaute les publications les plus pertinentes en omettant celles qui le sont moins selon eux. Lorsqu’il s’agit de raconter l’information et l’actualité, comme c’est le cas pour les médias natifs, et que l’on connaît les enjeux de rétention qu’entretiennent les réseaux sociaux (phénomène de « plateformisation ») un paradoxe s’installe entre répondre aux usages et participer à un mimétisme de la pensée. La personnalisation algorithmique favoriserait l’orientation politique d’un internaute donné, il verrait de plus en plus de contenus favorable à cette orientation et serait donc moins soumis à des points de vue contradictoires. Ainsi Catherine Vivier, rédacteur en chef du journal The Guardian estime que « le numérique a considérablement ébranlé notre rapport aux faits et que les réseaux sociaux […] renvoient les utilisateurs à ce qu’ils ont l’habitude de consommer et qui, par conséquent, tendant à les conforter dans leurs opinions au lieu de stimuler leur esprit critique. » Les médias natifs, par la volonté d’éduquer et d’informer les jeunes générations en reprenant leurs codes, endossent alors une responsabilité éditoriale visant à bien dissocier information et opinion. A ce titre la Cour européenne des droits de l’homme rappelait le 8 juillet 1976 que « le principe général de tout traitement juridique et éthique de l’information doit se fonder sur une distinction claire entre opinion et information. La première concerne l’expression de pensées, de croyances et de jugements de valeur, et la seconde a trait à des données et à des faits, faits qui peuvent faire l’objet d’une information ou qui peuvent être d’une importance publique. » Car, contrairement aux médias traditionnels, l’accès à l’information ne passe pas par un acte volontaire cherchant à collecter le contenu informationnel, mais ce dernier se délivre directement dans les mains de l’internaute, par le biais des plateformes sociales. Des questionnements qui rendent l’observation de l’évolution de ces médias natifs pertinente, qui, j’en suis certain seront amenés à se développer très rapidement.

Sources :

Révolutions numérique, société culturelle, Rémy Rieffel, Gallimard, 2014

Les médias et l’information, l’impossible transparence du discours, Patrick Charaudau, De Boeck, 2005

Baromètre du numérique en France 2016, l’usage d’internet en France

Mediamétrie, Internet Global, Mesure 3 écrans, juin 2015

L’Observatoire du WebJournalisme, 2014 avec Slate

Les 15–24 ans s’informent au marché noir, Le Monde, janvier 2016

La fin de la pub ? Tours & contours de la dépublicitarisation, Karine Berthelot-Guiet, Caroline Mari de Montety, Valérie Patrin-Leclère

La « bulle de filtres », Eli Pariser, Wikipédia

Le Tube — AJ+ la révolution de l’info ? CANAL+

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