Multiplication des plateformes: quel impact sur le développement créatif?

Sarah F
5 min readDec 31, 2018

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Si l’arrivée de Netflix a été pour les avides de cinéma et de séries une véritable aubaine, elle a également été pour les producteurs une vraie bénédiction. Aurélie Meimon, qui a produit le premier format long français pour la plateforme américaine, le confiait aux étudiants du Master DMC en novembre dernier: il y a encore cinq ans, un jeune producteur arrivant sur le marché se retrouvait d’emblée dos au mur. Les canaux de diffusion traditionnels, en l’occurrence les chaînes, avaient en effet une idée bien précise de ce qu’ils recherchaient, et n’acceptaient généralement la prise de risque que dans le seul cas où elle venait de producteurs et réalisateurs avec lesquels ils travaillaient depuis quelques années. Difficile, ainsi, d’affirmer une quelconque originalité artistique. C’est ainsi que, lorsque la plateforme aux centaines de millions d’abonnés débarque en France, à la recherche de contenus originaux pour lesquels ils laissent aux producteurs de l’hexagone une certaine liberté créative, ces derniers ont conscience de la chance qui se présente à eux. Libéré des contraintes des acteurs traditionnels de la télévision (ligne éditoriale, diktat de l’audience) et des salles de cinéma (chronologie des médias en France), Netflix apporte en effet un souffle d’air frais au niveau créatif et artistique, puisqu’il se permet, et permet ainsi à ses collaborateurs, d’oser des séries ne tournant pas autour d’une cellule policière, ou des films ne suivant pas forcément le énième parcours du personnage mâle, blanc et américain. Cette stratégie a prouvé son efficacité, comme l’a montré le succès des premiers produits d’appels de Netflix: Orange Is The New Black et House of Cards, notamment, ont acquis très vite une notoriété planétaire. Un succès de la plateforme qui est presque inévitable, statistiquement parlant, au vu de l’investissement colossal décidé par Reed Hastings dans les contenus (encore en 2018, ce chiffre s’élevait à pas moins de 7 milliards de dollars).

Mais s’il paraît difficile de se souvenir d’un temps où Netflix n’était point, le géant du numérique reste un nouvel entrant sur ce marché des contenus. Un nouvel entrant qui, certes, investit énormément, mais qui est surtout fondé sur un système d’endettement. Ainsi, après cette période tout aussi intéressante pour les producteurs que pour le public, la question est alors de savoir si cette phase de prise de pouls du marché touche à sa fin. Il semble en effet que Netflix ait misé dès le départ sur une multitude de programmes, quitte à perdre de l’argent, afin de s’imposer en tant qu’acteur singulier, mais aussi de voir ce qui fonctionne le mieux. Or, après une initiale multiplication de programmes diversifiés, allant de la série SF Stranger Things au drame politique House of Cards en passant par Narcos et le décalé BoJack Horseman, la plateforme procède dès 2017 à une vague d’annulations: Sense8, le produit phare Orange Is The New Black, Daredevil — autant de séries qui semblaient avoir trouvé leur public, et qui n’auront pourtant pas survécues. Non pas que l’on connaisse réellement le dit public: avec sa politique de non-divulgation de leurs données, il est impossible de mesurer le succès d’une production Netflix. La plateforme, elle, en revanche, accumule un savoir sur les utilisateurs qu’elle pourrait utiliser afin d’enfin prétendre à la rentabilité. Et ce, d’autant plus qu’une concurrence sur le marché des plateformes SVoD pointe son nez, et non des moindres: Disney, Warner…Autant d’acteurs traditionnels aux moyens colossaux qui viennent doublement porter atteinte au règne de l’empire de Reed Hastings: une nouvelles concurrence, mais aussi la récupération des droits de leurs contenus pour leurs propres plateformes, ce qui viendra appauvrir le catalogue de Netflix.

C’est là le premier point sur lequel nous venons nous interroger quant à l’impact de la multiplication des plateformes sur le développement créatif. Maintenant que Netflix sait ce qui marche ou pas, quels programme sont abandonnés dès les premières minutes, et, au contraire, lesquels se regardent en masse et en boucle, la plateforme pourrait clairement abandonner l’idée de diversité des programmes, et celle de confiance et collaboration avec des boîtes de production indépendantes, et privilégier une intégration verticale complète, produisant du formaté, prêt-à-consommer…à l’image des diffuseurs traditionnels que sont les chaînes de télévision. Encouragé par un besoin de rentabilité qu’on suppose, donc, et par une menace de concurrents dont on est certains. Suite à cette phase de proposition de valeur, on peut ainsi redouter que Netflix n’entre dans une seconde phase de son développement qui mènerait à une standardisation, une homogénéisation des contenus, sacrifiant pour cela un foisonnement créatif qui profitait autant aux producteurs qu’au public.

Bien sûr, on pourrait arguer que la multiplication des plateformes pourrait être l’occasion de libérer de nouveau la production d’œuvres inspirées, dans la mesure où de nouveaux contenus originaux les accompagneront, concurrence oblige. Et elle le sera peut-être: le constat ne pourra être fait qu’après l’arrivée de ces plateformes, d’ici fin 2019. Apple TV, plateforme qui sera disponible à tous les utilisateurs d’Apple gratuitement, promet notamment quelques bonnes surprises. Avec un milliard de dollars investis en contenu original en 2018, majoritairement des séries, la marque à la pomme s’offre notamment Amazing Stories, drame avec en tête d’affiche Jennifer Aniston et Reese Witherspoon, mais aussi des projets portés par Francis Lawrence (The Hunger Games), Damien Chazelle (La La Land, First Man) ou encore M. Night Shyamalan (The Sixth Sense, Unbreakable). Mais le coup de force d’Apple réside dans le partenariat conclu avec A24, studio américain indépendant à succès qui s’est vite fait une renommée dans l’industrie grâce à des longs métrages atypiques et forts comme, entre autres, Swiss Army Man, Lady Bird, The Disaster Artist et How To Talk To Girls At Parties.

Toutefois, toutes les annonces ne suscitent pas le même enthousiasme. Prenons d’abord le nouvel arrivant tricolore, Salto, né de l’union de France Télévisions, M6 et TF1. Si la nouvelle plateforme n’aura pas la prétention de concurrencer Netflix sur son modèle économique, il semble qu’elle n’ait pas non plus l’intention de se lancer dans des productions alléchantes pour les potentiels abonnés, préférant miser sur une redirection digitale des programmes des trois chaînes. On aurait pu en attendre plus de la plateforme de la maison Mickey, annoncée sous le nom de Disney +. Et, en un sens, cette nouvelle plateforme viendra rencontrer certaines attentes: présentée par Bob Iger, PDG de la Walt Disney Company, comme “la plus grande priorité de la compagnie durant l’année 2019”, elle s’annonce en effet comme l’hôte de plusieurs nouveautés suscitant la curiosité. Avec en tête, évidemment, la série Star Wars de Jon Favreau (Iron Man), plus gros projet de la plateforme avec 100 millions de dollars estimés pour dix épisodes, mais pas seulement: Loki, série suivant les aventures du frère de Thor, interprété par Tom Hiddleston, une autre sur la Sorcière Rouge des Avengers avec Elizabeth Olsen, encore une autre sur le Faucon et Le Soldat de l’Hiver. Le groupe semble donc décidé à miser sur ses licences fortes pour faire l’événement, ce qui se comprend bien évidemment d’un point de vue stratégique, mais présente assez peu d’intérêt aux niveaux artistiques et narratifs: la série High School Musical, le live action de La Belle ou le clochard ou encore le remake de Chérie, j’ai rétréci les gosses trouveront certainement leur public, mais nous paraissent des arguments assez peu attrayants pour justifier un énième abonnement streaming. Une absence de prédisposition à payer qui pourrait également se retrouver face à WarnerMedia: si la future plateforme proposera un catalogue exceptionnel, notamment grâce aux créations HBO, on ne sait encore pas grand chose de la proposition de valeur supplémentaire qu’elle apporterait au marché, si ce n’est qu’il faudra débourser au moins 15 dollars pour y avoir accès.

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