Le chant des sirènes, l’appel du divertissement

Max Laure
MASTER DMC : Digital Médias Cinéma
5 min readJan 6, 2018

Immobilier, cuisine, information et même politique, l’influence du divertissement à la télévision se retrouve dans tous les genres, tous les formats, tous les programmes. Impossible de regarder une émission d’access prime-time sans une touche d’humour, sans ce petit plus destiné à stimuler les zygomatiques. Le constat est simple et saisissant : l’appel du divertissement ne semble oublier personne. Même le vieil adage du service public « informer, cultiver, divertir » serait en passe de se requalifier en « informer en divertissant, cultiver en divertissant, divertir en divertissant ». Le troisième terme prendrait alors la place sur les deux autres, au risque de les substituer. En 2016, Médiamétrie avance ainsi que 53 % de l’offre des programmes télévisuels est représenté par du divertissement, loin devant les magazines et les documentaires respectivement à 13 et 14%.

Source : Médiamétrie — Médiamat — avril 2016

Dans La crise de la culture, Anna Harendt explique que le divertissement représente le « processus vital d’une société » car il permet d’occuper le temps libre perçu comme une discontinuité dans l’organisation moderne du travail. En devenant l’eldorado du divertissement, la télévision serait ainsi peut-être en train d’avouer sa perte d’influence. Personne ne peut concevoir aujourd’hui la stature d’un Yves Mourousi ou d’un Bernard Pivot car ils étaient les géants d’un médium qui était lui-même géant. Le basculement entre le cinéma et la télévision semble ainsi se répéter avec un nouvel entrant. Dorénavant, les débats de société et les grands événements ne sont plus seulement l’apanage des émissions de télévisions mais aussi celles d’internet. L’éclatement de l’audience, la baisse de part de marché des chaînes historiques, le vieillissement du public ou encore le récent dépassement d’internet sur la télévision en termes de marché publicitaire sont autant de signaux faibles qui orientent ce média dans une nouvelle ère. Loin de prédire la mort de la télévision, force est de constater que les pratiques des téléspectateurs évoluent. La pente accrue du divertissement pourrait ainsi traduire le reléguât de la télévision à une activité principalement destinée à occuper le temps libre. L’objectif serait alors d’amuser les téléspectateurs pour les détourner de leurs préoccupations.

Le nouvel entrant que représente internet engage donc une nouvelle concurrence avec la télévision qui se voit contraint de retenir la curiosité de son public par tous les moyens. Or, dans l’économie de l’attention, le divertissement représente la porte d’entrée la plus accessible. Sur YouTube par exemple, l’humour et la musique ultra-dominent les débats. Des influenceurs comme Norman, Cyprien ou Natoo deviennent dès lors les symboles d’une économie numérique bâtie en grande partie sur l’amusement. Dans cette perspective, la télévision participe au grand mouvement de généralisation du divertissement sur les contenus sans en être forcément l’initiatrice. Il est troublant à ce titre de noter que la naissance de la télé-réalité à la télévision coïncide étrangement avec la montée en puissance d’internet. Pour autant, l’arrivée de Canal + en 1984 et sa mise en avant du « décalé » comme art de vivre, la privatisation de TF1 en 1986 et son accentuation de principes marchands et la création d’Endemol en 2001, auront également largement participé à créer des bases solides pour l’avènement du genre.

Toujours est-il que dans la guerre du pixel, le petit écran est aujourd’hui contraint de s’aligner sur ses congénères par peur de faire fuir son auditoire, qui, dorénavant, possède le choix. Il faut plaire en quelques secondes, mobiliser les paires d’yeux sur une phrase, au risque de se faire zapper. Même si la tolérance au réfléchi se travaille, les chaînes ne peuvent plus prendre le risque de miser sur le sérieux. Le sérieux fait peur et devient synonyme d’ennui au point qu’il soit préférable de basculer dans le tout divertissement. L’exemple ultime de ce renversement est incarné par la politique. Par nature solennelle et appliquée, la politique dut se contraindre, comme les autres domaines, à s’adapter aux codes de l’infotainmeent. Les hommes politiques l’ont d’ailleurs bien compris et n’hésitent plus à s’aventurer sur les talks-show, nouveaux lieux de débats où le « show » prend souvent le dessus sur le « talk ». La culture ou la science n’y échappent pas non plus, et les actualisations tape à l’œil de fictions littéraires fleurissent, tout comme les magazines de vulgarisation scientifique qui mettent l’accent sur les démonstrations ludiques. Dans ce dernier exemple, le divertissement représenterait alors une plus-value pour des programmes éducatifs qui peinent à atteindre leur cible.

Mais voilà, tous les divertissements ne se valent pas. Entre le familial, le provocateur et le régressif, le divertissement s’incarne sous plusieurs formes qui trouvent chacune leur place. Les émissions de jeux sont ainsi depuis très longtemps installées à l’antenne et permettent de regrouper efficacement le public autour de moments rassembleurs et nécessaires comme la télévision se doit de proposer. Pour autant, la place d’émissions plus racoleuses destinées aux publics adolescents, pas forcément en âge d’opérer efficacement un recul sur les programmes, peut poser problème. A ce titre, on constate que le divertissement touche principalement les jeunes : 66% chez les 4–14 ans et 61% chez les 15–24 ans. Or, le divertissement, en mélangeant les registres et en brouillant les codes crée facilement des confusions chez les nouveaux téléspectateurs. Une situation qui peut s’avérer problématique d’autant que la pente du divertissement encourage à la surenchère.

Source : Médiamétrie — Médiamat — avril 2016

Face à cette menace, seul le service public semble pouvoir répondre efficacement en proposant des alternatives viables. Que les chaînes privées s’engagent massivement dans l’ère du divertissement est une chose, que France Télévisions le fasse également en est un autre. Coincée dans un entre-deux délicat entre performance et intérêt général, la marge de manœuvre du service public semble de plus en plus compliquée. Pourtant, c’est dans ce contexte que France Télévisions peut avoir toute sa place à jouer. Arte, la chaîne préférée des Français mais pas forcément de leur télécommande, est ainsi progressivement en train de changer la balance en laissant le temps à des programmes plus exigeants comme 28 minutes, qui parviennent dorénavant à frôler le million de téléspectateurs. Ce type d’exemple, initié aussi par France Télévisions, tend ainsi à réactualiser la légitimité d’un service public en perte de vitesse. Les récentes coupes budgétaires, et surtout les annonces successives et le retro-pédalage de Delphine Ernotte sur la place des magazines Envoyé Spécial et Complément d’enquête ont de quoi éveiller les inquiétudes. Seulement, si le service public décide de délaisser ses programmes d’enquêtes libres et indépendants, aucune autre chaîne ne prendra le relai. Le service public est aujourd’hui le seul à le faire et c’est de cette singularité qu’il doit tirer sa force. Le paiement d’une redevance sert d’ailleurs à cela, à proposer d’autres options à l’univers du tout divertissement qui risque aussi de précipiter la télévision dans sa chute. Car à force de céder aux chants des sirènes, l’uniformisation des émissions tirées par une consommation éphémère et futile pourrait bel et bien représenter la vraie menace du petit écran, loin devant le bouleversement des usages auquel les chaînes s’auront à coup sûr s’adapter.

--

--