L’e-cinéma, une adaptation aux nouveaux usages ?

Agathe Corbin
MASTER DMC : Digital Médias Cinéma
9 min readJan 6, 2018

27.11.2017

«A l’heure de la guerre de l’attention, éditer du contenu est un métier difficile», affirme Bruno Patino, directeur éditorial de Arte France, « le but est de coller aux usages des gens et non de les changer ». Du contenu à « coller aux usages des gens »… une formule que je reçois comme un conseil messianique pour guider ma vie de future professionnelle des médias et du cinéma.
Comment donner du sens à un contenu en se focalisant sur les habitudes des gens ? Comment justifier nos actions autrement qu’en en démontrant l’impact sur la vie des receveurs ? Comment continuer à promouvoir la diversité culturelle et à proposer pléthore de contenus à des utilisateurs-rois ? Comment éviter le risque de donner à tous la même soupe au dîner parce qu’ils ne veulent manger que cela ?

Fondue de septième art et vivant avec mon temps, je m’intéresse à l’e-cinéma, une nouvelle stratégie commerciale lancée en 2014 en France qui nous vient des Etats Unis où les films peuvent sortir simultanément en salle et en digital. Ici, c’est autrement: avec la législation et la chronologie des médias françaises, un délai de quatre mois est nécessaire après la sortie d’un film en salles pour le sortir en VOD. Le e-cinéma consiste donc à proposer directement en VOD des films de cinéma inédits. C’est du cinéma à la maison moins le pop corn et sans le grand écran. Après le lancement du e-cinema, alors que la question de ces fameux « usages » me turlupine et que j’ai dans le rétroviseur le scandale qui a animé la Croisette cette année avec la nomination de deux productions Netflix en compétition officielle, Okja et The Meyerowitz stories, je m’interroge sur l’avenir et la réception du e-cinema dans l’Hexagone?

Puisque l’usage fait la force, je prends mon micro et mon sac à dos, en route pour le trottoir afin de rencontrer ces fameux gens qui, peut être demain, feront l’avenir de l’e-cinema. A ma grande surprise, j’ai dû répondre à trois questions redondantes auxquelles je m’efforce de répondre dans cet article… qui me permettent de constater qu’après trois ans d’existence française, l’e-cinéma est aujourd’hui encore trop méconnu et doit encore enfoncer quelques portes pour espérer rentrer dans les moeurs.

1. « Le e-cinequoi ? »

Avec le e-cinéma, on a inventé une nouvelle forme de distribution: inutile de se ruer dans les salles, les films sortent exclusivement sur internet, cela fonctionne sur le même modèle que la VOD classique mais les films sont proposés en première exclusivité. Tous les vendredis, vous pouvez donc découvrir des films inédits en France à regarder à la maison, avec vos proches, avec votre vidéo-projecteur, sur vos écrans de télévisions, d’ordinateurs, tablettes voire de téléphones (pour ceux qui ont une acuité visuelle sans faille !). Ces films sont disponibles pendant six semaines et coûtent environ 7 euros pour une location et 13 euros pour un achat définitif (sur TF1 Vidéo). Un prix vite rentabilisé si vous regardez le film accompagné.

Pas mal comme principe, on rend le film disponible partout où il y a internet et potentiellement peu onéreux… le prix et la disponibilité étant deux barrières à l’entrée du cinéma et deux critères pointés du doigt qui poussent au piratage illégal et au streaming.

Malgré l’aspect matériel, le principe du e-cinema est le même que celui du cinéma: il fait la promotion d’un e-film au même niveau qu’un film qui sortirait en salles, puis, comme pour un film standard, il est rendu disponible en Blu-Ray et DVD quatre mois après.

En France, nous comptons trois acteurs majeurs de ce nouveau modèle de distribution: Wild Bunch via sa filiale Wilde Side, TF1 Vidéo et le récent e-cinema.com.
Wild Bunch avait inauguré avec succès (200 000 visionnages) cette offre en 2014 avec le film d’Abel Ferrara, « Welcome To New York » où joue Gérard Depardieu dans un rôle très fortement inspiré de DSK.

2. « Pourquoi ne pas sortir ces films en salles ? »

Les professionnels du cinéma y voient l’opportunité de mettre en avant les films à moindre coût. Pour les distributeurs, c’est aussi une réponse à l’engorgement des salles: chaque année, ce sont environ 700 films qui sortent sur les écrans français; soit presque deux films par jour (une vingtaine par semaine) ! Difficile alors de suivre la cadence, la plupart des films ont peine à exister en terme de couverture du territoire ou de durée au box office… En effet, les salles de cinéma sont aujourd’hui confrontées à de nombreux défis: la disponibilité des écrans et des modes d’accès aux films, l’évolution des normes de consommation et des usages, l’accélération du changement technologique, l’émergence du hors-film, la modification des rythmes de la chronologie des médias, etc. Dans ce cadre mouvant, il convient d’explorer différentes options stratégiques afin de donner un bel avenir à ces films qui peinent à exister en salle.
La sortie salle, c’est LE MOMENT où il faut mettre le paquet pour les distributeurs car les résultats de vente en DVD et VOD sont presque toujours indexés sur la manière dont le film s’est comporté en salles.

Le e-cinema c’est aussi l’espoir de faire bouclier contre le piratage illégal en proposant aux utilisateurs tentés une véritable plus value avec la qualité HD, des bonus exclusifs et la possibilité de choisir la VF ou la VOSTFR. On rend aussi le film inédit plus abordable financièrement, si on le partage, et disponible à tous moments et sur tous supports.

3. “…Alors ce sont sûrement des navets !”

On peut penser qu’un film qui fait moins de 10 000 entrées est un mauvais film, mais j’ai dû mal à accréditer l’idée que plus d’un tiers (selon les rapports statistiques annuels du CNC) des films sortis en France soient des navets… je pense surtout que c’est une question de budget et une conséquence de l’hyperchoix. Dès lors, quelle est la viabilité économique de ces films ? Comment aider ces derniers à mieux trouver leur public ?

Si le e-cinéma était le moyen de rentabiliser les navets, nous nous rendrions vite compte de la supercherie et les usages auraient raison de la piètre qualité de ces films… Il s’agit d’une typologie de films moins bien mise en avant par les exploitants en salle qui préfèrent souvent des films plus rentables comme les blockbusters ou les comédies populaires… Les distributeurs croient en leur e-film, mais n’ont simplement pas toujours les moyens de le sortir en salles. C’est aussi une piste à explorer pour éviter les « bides» monumentaux fatals à la poursuite de la vie du film. Tristan du Laz, Directeur des Acquisitions de TF1 Vidéo, garantit «un catalogue de vrais films de cinéma, avec de l’ampleur, du casting et une promotion autour de la sortie digne des sorties salles.»

Après une année 2015 consacrée à proposer des œuvres étrangères parfois peu connues, le e-cinéma est toutefois monté en puissance en 2016, avec des films plus ambitieux. Pour la première fois, des films français ont été proposés, comme «Made in France» de Nicolas Boukhrief, long métrage sur des jihadistes à Paris dont la sortie en salles avait été annulée après les attentats du 13 novembre. Un moyen à des films dont la sortie est annulée d’exister?
Je pense aussi à «The End» de Guillaume Nicloux avec Gérard Depardieu, sorti en VOD, premier film français à avoir été conçu spécialement pour une sortie en e-cinéma. Pour sa productrice, Sylvie Pialat, «le e-cinéma peut être le bon endroit pour un film dans la mesure où il y a une proposition et qu’elle est pensée» pour ce modèle.

Le e-cinema est donc un « entre-deux » et une alternative intéressante pour le public comme pour les professionnels, ce n’est pas la poubelle du cinéma.

La difficulté de rentrer dans les usages…

Le premier film sorti de cette façon en France et suivi d’un buzz sans précédent, «Welcome in New York», avait totalisé 160.000 vues en France. Mais depuis, avec une moyenne de quatre à cinq sorties en e-cinéma par an, les résultats ne sont pas aussi encourageants, avec en général entre 25 000 et 80 000 achats, donnée Wild Bunch. «Les chiffres ne sont pas très bons», expliquait Vincent Maraval, l’un des patrons de Wild Bunch, dans une interview au magazine de cinéma Studio CinéLive. «Nous avons raté quelque chose après «Welcome to New York»; il aurait fallu proposer d’autres films immédiatement. L’habitude n’a pas été prise (…). Mais ça grimpe doucement», ajoutait-il.

Quant aux usages, pour Bruno Patino, la rareté est la seule chose qui peut changer le comportement des gens face à la multiplicité des choix et aux habitudes prises. Il faut recréer de la rareté perçue par les gens ou créer une rareté relative pour avoir un impact fort. Il faut que l’e-cinéma réussisse à créer l’évènement, à créer un rendez-vous pour s’imposer comme usage. Finalement, peut être le e-cinéma devrait-il se cantonner au concept de niche?

Le e-cinéma:la création d’une rareté relative ?

« Le e-cinema, c’est un complément de la salle de cinéma »

Récemment, un nouvel acteur prometteur s’est approprié le concept: e-cinema.com. A partir du 1er décembre prochain, cette plateforme nous donne rendez vous chaque vendredi pour découvrir un film inédit, exclusif et « cinéma », il n’y sera diffusé que des films étrangers laissés de côté par les salles de cinéma françaises. Bruno Barde, directeur artistique de e-cinema.com et ses collaborateurs en charge des acquisitions sont allés piocher dans les cinémas scandinave, japonais, espagnol ou italien auxquels le grand public est rarement exposé. Le succès iranien «Paradise», le thriller «Killing Ground» salué au festival de Sundance 2017, «Outrage Coda» de Takeshi Kitano présenté en clôture de la Mostra de Venise, ou encore «My Friend Dahmer» en compétition au festival américain de Deauville font partie du line-up des prochaines semaines. Les réalisateurs Bruno Dumont ou Benoît Jacquot pourraient être parmi les premiers à tourner pour la plateforme, avec un budget «entre 1,5 et 2,5 millions d’euros» — bien en-dessous du coût moyen de 4,74 millions d’euros estimé par le CNC.
Le e-cinema, pour les fondateurs de la plateforme, Frédéric Houzelle, Roland Coutas et Bruno Barde, c’est « un complément de la salle de cinéma », pas question de braquer l’industrie du cinéma français, et encore moins les exploitants qui avaient montré les crocs lors de l’arrivée de Netflix en compétition à Cannes. La sélection des films Netflix en compétition au Festival de Cannes avait remis sur le tapis l’éternel problème de la chronologie des médias français et d’autres soucis de l’industrie cinématographique hexagonale.

Le vrai atout du français e-cinema.com sera de rendre accessible le cinéma indépendant et de genre à ceux qui le souhaitent, sans qu’ils aient besoin, pour les ruraux, de faire des dizaines de kilomètres en voiture selon un rude calendrier, pour rejoindre l’unique salle d’art et d’essai du coin. Cerise sur le gâteau, e-cinema.com promet «aucune publicité — ni avant, ni pendant, ni après les films» et proposera de la VF sur tous ses contenus, venus des quatre coins du monde. Un abonnement mensuel, une alternative économique, permettra d’avoir accès au contenu, en laissant toujours la possibilité de l’achat unitaire. A priori, le concept est de niche et ne s’adresse qu’à une tranche de cinéphiles avertis et exigeants. Pas de quoi changer la face du cinéma français pour le moment, mais de quoi lui garantir une diversité et une dynamique supplémentaires et de quoi innover dans le cadre législatif de la chronologie des médias.

Toutefois, si la démarche est louable, il ne faudrait pas que cela devienne un automatisme des distributeurs de « négliger » les salles obscures par pure frilosité, car les spectateurs se retrouveraient sûrement frustrés de ne pas voir le film qu’ils attendent dans des conditions optimales. Pour ceux qui y voit la petite mort de la salle de cinéma, Bruno Barde se défend: « Je préfère que mon fils lise Proust sur une tablette plutôt qu’il ne le lise pas du tout » (…) l’essentiel est que la culture ne disparaisse pas. Alors tout moyen de multiplier la diffusion d’une œuvre est une chance. » Et puis, pas d’inquiétude, les témoignages que j’ai pu entendre soulignent tous leur attachement à la salle, à l’expérience du grand écran et considèrent le cinéma comme une sortie culturelle à part entière.

Lors de mes micro-trottoirs, une dame me fait remarquer « mais les films sont-ils présentés et mis en avant ? Car moi je ne vais jamais au cinéma par hasard, j’y vais toujours parce que j’en ai entendu parlé… à la radio ou par des amis. Sinon il y a trop de choix ». Le e-cinema, à la croisée de la salle et du digital, pourraient être le parfait terrain de jeu du « social cinema » (après la social-tv!). Un système de recommandation par les pairs et par les professionnels et un espace de discussion et de communauté… une proposition pour la meilleure promotion d’un e-film ?

Un certain public semble réceptif à cette initiative…et du côté des professionnels ?

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