Le divertissement télévisuel, un rite familial socialement marqué?

Fiona Railane
MASTER DMC : Digital Médias Cinéma
5 min readJan 6, 2018

Qu’est-ce qui réunit, au quotidien, ma tante coiffeuse du Nord de la France, mon grand-père algérien âgé de 90 ans, mon cousin infirmier, et moi, parisienne, étudiante en master à la Sorbonne ? Beaucoup de choses vous me direz, mais nous avons tous en commun, de nous retrouver (ensemble ou non) devant la télévision à regarder des programmes de divertissement, devant The Voice, Koh-Lanta, ou encore Danse avec les Stars. Longtemps, nous avons entendu des phrases telles que « La télévision détruit les liens familiaux », « elle empêche les gens de se parler », l’écoute de la télévision étant supposée incompatible avec toute autre activités nécessitant un minimum d’attention. Or, selon moi, ce présupposé ne prend pas en compte la dimension rituelle des grands divertissements télévisuels. Plutôt que de se demander ce que fait la télévision aux familles, il serait pertinent de s’interroger sur ce que les familles font de la télévision.

Tout d’abord, soyons d’accord sur la définition des termes employés. Par divertissement télévisuel, j’entends tout programme ayant l’ambition affichée d’amuser, d’égayer le téléspectateur ; par rite familial, j’entends activité répétée fixée par la coutume, qui rappelle l’appartenance au groupe familial. L’activité télévisuelle souffre d’un manque de légitimité autant que le groupe social auquel elle est généralement associée. En effet, l’activité de visionnage de la télévision est souvent rattachée aux couches les plus populaires de la société. En 1993, Pierre Chambat et Alain Ehrenberg soulignaient ce phénomène dans un article « Télévision, terminal moral » (au sein de l’ouvrage Sociologie de la télévision : France, hors-série de la revue Réseaux), « La télévision est la culture du pauvre, la culture de ceux qui n’en ont pas. Elle est vouée au même mépris que ceux-ci ». En effet, les élites, par volonté de désigner des activités nobles (auxquelles elles s’adonnent) en opposition à des activités non nobles (apanage des couches plus basses de la population), ont longtemps affirmé la passivité du téléspectateur. Ainsi, si les spectateurs sont réduits à une masse informe de zombies abreuvés par un flux ininterrompu, ceux qui agissent, sortent et s’adonnent à des activités culturelles autres ne s’en trouvent que plus valorisés et singularisés. Le flux continu de contenu produit par la télévision joue beaucoup dans le mépris qu’elle suscite. En effet, contrairement au cinéma ou au théâtre la télévision dégouline dans le temps et se diffuse sans contrainte d’espace, comme une pollution culturelle.

J’opposerai à cette vision, le phénomène de rite familial que la télévision permet. En effet, grâce à ses grands programmes de divertissement, elle entend rassembler toute la famille, pour mieux lui vendre tel ou tel produit, bien entendu. Mais au-delà de ces velléités commerciales, en tant que membre de ces fameuses couches populaires, je vois en ces programmes une expérience partagée, un divertissement commun. Le rite familial de rassemblement autour du programme de divertissement suppose une écoute attentive, active et volontaire en opposition à l’écoute flottante de la télévision comme fond sonore d’un intérieur silencieux. L’expérience sociale et familiale de ces programmes remet en question une des spécificités du média télévision, l’abolition des frontières temporelles et spatiales du contenu. Elle suppose une adéquation conjoncturelle entre un espace (le domicile), un contenu précis (le programme en question), une situation sociale (l’attention familiale) et une pratique (le spectacle ou divertissement). Comme certains iraient au théâtre, ou à l’opéra, nous, nous visionnons des émissions ou téléfilms. Nous expérimentons ensemble différentes émotions, du rire au dégoût, et contrairement aux lieux communs répandus, nous n’ingurgitons pas ces plats, parfois indigestes, sans s’interroger. Les groupes sociaux les plus réceptifs aux programmes de divertissement ne se caractérisent pas par une adéquation aveugle aux contenus proposés mais par une méfiance voire une suspicion marquée. Quand Cyril Hanouna s’acharne à tourner en ridicule l’un de ses chroniqueurs, les téléspectateurs assidus n’attendent pas un article dans Télérama pour s’insurger.

Contrairement aux préjugés, le divertissement télévisuel n’assomme pas ses consommateurs pour mieux les vendre aux publicitaires, il suscite entre eux la controverse. Au-delà du bon moment passé ensemble, il déclenche le débat et alimente les conversations. Qu’il s’agisse de discussions animées autour de l’honnêteté des systèmes de votes par sms pour un quelconque télé crochet (quand on fait mine de lui donner le pouvoir, le téléspectateur lambda n’est pas dupe), ou de débriefs enflammés de la prestation de tel ou tel candidat, nous échangeons et partageons. L’aspect très visuel et simpliste des concepts de ces programmes, les sièges qui se retournent de The Voice, les colliers des candidats de Pékin Express, les clés de Fort Boyard, peut être perçu comme un défaut. Mais lorsqu’il s’agit de partager un divertissement en compagnie de ses grands-parents, dont on ne parle pas la langue, et de son petit-cousin de six ans, ces éléments peuvent s’avérer très utiles. On pourrait me dire qu’il est triste de ne partager qu’autour d’un écran, ce à quoi je répondrai que ces moments de divertissements permettent de rapprocher pour mieux partager autrement une fois l’écran éteint.
Et si entre nous il y a plus qu’un écran, des centaines de kilomètres par exemple, le rite s’affranchit de la distance. En effet, grâce aux progrès de la technologie, au téléphone portable, aux réseaux sociaux, le rite familial se poursuit malgré la séparation physique. Le programme télévisé permet alors, comme par magie, de regarder la même chose en même temps. La fascination de ce phénomène chez mes petites sœurs, de dix-sept ans mes cadettes, m’amuse toujours autant. Elles réactualisent nos soirées, toutes les trois, sous le plaid, devant nos émissions phares, à travers cette simultanéité de visionnage, comme un ersatz d’un moment manquant. Cette variation du rite permise par la technologie n’est qu’un détail par rapport aux périls que fait subir cette dernière au susdit rite.
Si aux veillées se sont substituées les soirées télé, à ces dernières se substituent les soirées Netflix ou autres plateformes. La multiplication des écrans dans les foyers met à mal ces rites familiaux. En effet, si certains se désespéraient de voir la télévision monopoliser les regards, ces derniers devraient s’inquiéter de la dispersion des attentions. L’un devant un jeu sur la tablette, l’autre dans sa chambre devant une série Netflix, Maman en haut qui parcourent ses réseaux, Papa en bas qui regarde Hanouna. Le vieux poste de télé avait au moins la propriété de conserver le rassemblement physique des membres de la famille autour du même médium.

Mes souvenirs de soirées devant la Star Ac’ avec ma bande de cousines, de concours de celui qui aurait le plus de points à Questions pour un Champion avec le tonton mauvais joueur, ne sont que des fragments de quotidien parmi d’autres. C’est vrai que l’on aurait peut-être plus vibré devant un air d’opéra ou un paysage de bord de mer mais à chacun son plaisir. Ces moments de partage en famille, ces appropriations sociales de contenus audiovisuels, ne nous ont pas abrutis au contraire. Ils sont des prétextes d’interaction sociale au même titre que des récits d’histoire de voisinage ou des débats concernant les dernières nouvelles du monde. Ces souvenirs d’émotions partagées me sont précieux (autant qu’à d’autres) au même titre que ceux des balades en forêt, des jeux d’enfants délirant d’imagination. Cette tendresse n’étouffe pas l’esprit critique. Et c’est ce point que j’entends souligner : que les spectateurs scandalisés d’en-haut se rassurent, les spectateurs d’en-bas ne se laissent pas totalement divertir par les mouvements distrayants de l’écran.

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