Le futur des producteurs de télévision de flux

Thomas Amelie
MASTER DMC : Digital Médias Cinéma
11 min readJan 6, 2018

À Paris, le 23 novembre 2022

Jour 5 –

Mon cher Martin,

Maintenant que je t’ai annoncé qui allait gagner la Ligue des Champions pour les 4 années à venir (rien à voir avec un certain club détenu par un président Qatari évidemment), j’aimerais te parler des évolutions du métier de producteur de télévision (et, plus précisément, concernant les programmes de flux).

En 5 ans, le monde de la production ne va pas finir de changer, et je suis certain que mon retour pourra t’aider à faire des choix plus judicieux pour ton avenir professionnel.

Venons-en à ce qui nous intéresse (et non, il ne s’agit pas de savoir si Michel Drucker anime toujours « Vivement Dimanche »).

Cela fait maintenant quelques années déjà que tu assistes au phénomène d’érosion de l’audience générale des programmes diffusés en télévision linéaire. Laisse-moi te dire que tu n’es qu’au début de ce constat. Lentement, mais inexorablement, ces audiences vont péricliter. La faute à qui ? -ou à quoi, devrait-on dire plutôt-

Eh bien à plusieurs choses. Vois-tu mon cher Martin, si les chaînes de télévision ont mis peu de temps à se rendre compte du phénomène, elles en ont pris infiniment plus à prendre conscience que leur survie était véritablement en jeu. Il leur a fallu adopter une stratégie efficiente pour, non pas contrer ce processus mais plutôt adapter leurs offres en fonction des nouveaux usages de leurs publics et des nouvelles attentes de leurs annonceurs.

Encore à ton époque, les chaînes TV gardent une approche très court-termiste de la situation : conscientes que leur positionnement digital n’est pas en adéquation avec l’usage des consommateurs de contenus, elles n’en n’ont pas moins été lentes à s’adapter. Lorsque l’équipe de Molotov TV les a approché en leur proposant une plateforme d’agrégateur de Catch-Up TV (avec un système de Start-over, d’enregistrement et de recommandation liée à la DATA), elles y ont surtout vu une menace immédiate sur le contrôle de leur régie publicitaire plutôt qu’une occasion d’améliorer la consommation de leurs contenus et leurs positionnement sur le digital.

Notons toutefois que cette érosion de l’audience ne touchera pas l’ensemble des programmes de la même manière. Comme tu t’en doutes, les grands rendez-vous sportifs aussi bien que les soirées événementielles parviendront toujours à rassembler les Français devant leurs postes. Ce sont des moments fédérateurs, vecteurs de communion devant ce petit écran qui reste toujours l’« écho de la nation », pour emprunter la formule de Jean-Noël Jeanneney[1].

Oui, même en 2022, on ne regarde pas nécessairement les Jeux Olympiques seul, en tête à tête avec son smartphone (même si c’est pour suivre le curling).

Du reste, comme tu t’en doutes, les contenus qui ont été le plus touché par ce bouleversement sont les programmes de flux. Pour comprendre cette particularité, je te propose d’effectuer un saut en arrière et revenir à ton époque : En 2016, les Français passent 12 minutes et 50 secondes en moyenne sur Youtube, soit bien davantage que l’audience moyenne de n’importe qu’elle chaîne TNT. Youtube n’est plus une simple plateforme de vidéos mais est devenu un média à part entière, curateur de contenus qui ont, parfois, les mêmes échelles de productions que certaines émission télévisées. En 2016, Youtube a notamment réalisé le même score que certaines chaînes historiques du Paysage Audiovisuel Français (comme France 5 par exemple).

Source : Youtube Analytics Europe Mai 2016

Une révolution certes, mais surtout l’aboutissement d’un mouvement amorcé depuis près d’une décennie.

Pour les producteurs, la concurrence n’est plus simplement circonscrite aux sociétés de production historiques du secteur (Banijay, Lagardère, ou encore Newen). Le périmètre de la compétition entre créateurs de contenus s’est élargi et comprend désormais de nouveaux curateurs que sont les Netflix, Youtube, Amazon, Facebook et autres Apple qui n’ont de cesse de ponctionner une audience précieuse aux diffuseurs français traditionnels.

De plus, l’exemple de Molotov illustre avec acuité le glissement qui s’opère entre les diffuseurs et les programmes dans l’esprit des consommateurs. La génération millennial, que tu côtoies actuellement, prouve que ce qui importe dorénavant, c’est moins le diffuseur que le contenu lui-même. Avec la multiplication des créateurs et producteurs de contenus, les nouvelles générations témoignent particulièrement de ce glissement de fidélisation du public. Celui-ci, très volatile, a changé de paradigme de consommation. Il regarde une émission ou une série en fonction de la recommandation qui lui en est faite. Celle-ci est à double ressort : elle est à la fois permise par une meilleure utilisation des données (DATA) (récoltées et exploitées à partir de sa propre consommation), combinée avec une autre recommandation, toujours croissante : la recommandation sociale. Définitivement, les réseaux sociaux sont appelés à jouer de plus en plus fondamental dans la prescription de produits culturels.

Se positionner sur le digital

À l’été 2017, TF1 fait un pari risqué : celui de changer son access prime-time. Cette case, en confrontation directe avec le programme de jeu N’oubliez pas les Paroles présenté par ce cher Nagui était depuis plusieurs années dévolue aux jeux tels que Money Drop et The Wall.

Si l’audience des jeux s’effritaient, TF1 a profité de l’été pour installer un soap, à l’image de Plus Belle La Vie. Intitulé Demain Nous Appartient, la fiction a enregistré des scores d’audiences bien inférieures au jeu de Nagui sur France 2 (et surtout, au début, en dessous des scores que faisaient les jeux)

Seulement, alors que les audiences linéaires baissent, TF1 parle, elle, d’un succès.

Pourquoi ?

D’une part, parce que le programme était performant sur les cibles commerciales que privilégient les chaînes privées. Et, surtout, parce que TF1 a considéré une donnée que les groupes audiovisuels historiques ont mis beaucoup de temps à intégrer mais qui se révèle, chaque année, toujours plus fondamentale : la chaîne voyait au-delà du linéaire et a positionné solidement son programme sur le digital. Si les audiences étaient inférieures sur la case de diffusion classique de l’access, la marque était très puissante en audience consolidée et en audience 4 écrans. La chaîne venait alors d’arbitrer pour la première fois entre performance linéaire et délinéaire et venait d’abandonner la vieille sacro-sainte audience linéaire pour adopter une vision « média 360 ».

D’accord, mais en quoi cet exemple t’intéresse, me diras-tu. Pas si vite, jeune fripon (oui, le mot est revenu à la mode entre temps)

Cette histoire est un exemple significatif du bouleversement que tu es en train de vivre. L’avenir des producteurs de flux ne dépend que de leur capacité à convaincre les diffuseurs de faire vivre leurs programmes à la fois sur la télévision linéaire (qui reste un média d’habitude puissant et permet d’installer un programme ainsi que d’en fidéliser les annonceurs) ET sur le digital.

Prenons par exemple une marque comme Les Marseillais VS Le Reste Du Monde (Banijay Productions), celle-ci a été performante en audience linéaire (avec 754 000 téléspectateurs de moyenne sur la saison 2017). En parallèle de ces bons résultats, l’émission est surtout reconnue pour être le programme de flux le plus consommé de l’année en télévision de rattrapage.

Ainsi, en produisant des contenus dont les ressorts d’écriture ou de mécanique correspondent avec les nouvelles attentes identifiées des consommateurs (en intégrant les notions de suspens, de cliffhanger ou encore d’interactivité) et en prenant en compte ce qu’on appelle les « audiences consolidées »[2], les diffuseurs pourront permettre aux producteurs de mieux faire vivre leurs productions sur le digital et donc, de capter une audience élargie et plus jeune.

Créer un écosystème autour de son programme.

Incontestablement, l’avenir des producteurs de flux dépendra de leur capacité à diversifier leurs contenus en fonction des plateformes (et, par extension) des publics visés.

La production télé n’est devenue que l’une des diverses options de diffusion proposée aux producteurs de contenus. Rends-toi compte : désormais, chez Banijay, il existe des départements de création et développement de programmes par plateformes : Snapchat, Youtube, Facebook Watch, Télévision classique, Netflix et Amazon et même Blackpills.

Oui, tu as bien lu. Même les acteurs qui sont maintenant déjà solidement implantés sur le marché international vont témoigner d’une appétence toujours plus prononcée pour les programmes de flux. Plusieurs raisons expliquent cela : la première est d’ordre économique. Les programmes de flux coûtent bien moins chers à produire que les séries et fictions originales que proposent les acteurs que sont Netflix et Amazon par exemple.

Par ailleurs, il est devenu fondamental pour ces producteurs de parvenir à créer des « écosystèmes » autour de leurs marques.

Le monde a bien changé. En 2022, un producteur de flux de premier plan comme Banijay n’entend plus la création d’un programme seulement pour la télévision. La création d’un programme est à la fois transverse et transmédia. Le jargon de la télévision, qui désignait couramment les contenus comme des « marques », n’avait jamais été aussi proche de la réalité de ce terme que maintenant.

Si en 2022 Koh-Lanta existe toujours, c’est qu’il y a une bonne raison à cela.

La société Adventure Line Production a réussi le pari de créer un écosystème autour de cette marque forte : en capitalisant sur l’incarnation de son programme (depuis son fameux « AH ! », Denis Brogniart est resté toujours très suivi sur Twitter) elle a su faire de lui un influenceur et, en mobilisant un dispositif de placements de produits allié à une stratégie de brand content, elle a su en générer du business et donc, de l’attractivité. Un autre exemple fort : lors d’un épisode de la saison 2021 des Bretons VS Le Reste du Monde, les fans de l’émission ont pu voir Jean-Kevin, Typhanie, Prescilla et tous leurs influenceurs préférés s’affronter, sur Youtube, dans une compétition de sports-extrêmes… sponsorisée par Redbull

Autre exemple : l’année dernière, il n’y avait pas un seul Tour Operator qui ne proposait pas un coffret de voyages « Koh Lanta » (ce qui a aussi donné lieu à des situations bizarres. Personne n’imaginait voir qu’en 2021, des couples s’engueulent parce que l’autre ne sait pas faire de feu…). Le phénomène s’est encore accentué l’année dernière avec l’essor de séminaires de Team Bulding Koh Lanta organisés au sein d’entreprises qui voulaient visiblement décider de l’attribution des promotions en les jouant sur l’épreuve des poteaux. Il en va de même pour un autre programme fort de la société de production : Fort Boyard. Organisation d’événements (avec bien entendu, les influenceurs qui gravitent autour du programme), produits dérivés, créations de livres pour enfants etc.

En bref, les producteurs de flux ont mis 10 ans à comprendre ce que l’industrie du jeux vidéo avait déjà perçue au début des années 2000 : pour performer, la marque doit profiter de la porosité des frontières entre les médias (et, si celle-ci est trop rigide, elle doit en forcer l’accès). Le but reste toujours le même : s’implémenter dans le quotidien des gens.

Si le petit écran lui-même sera de moins en moins regardé, il faut chercher le garant de la survie des programmes télés dans la refonte de notre conception de ceux-ci. Les programmes deviendraient donc des marques à part entière (à la manière des licences de dessins animés ou de jeux vidéo). Produits dérivés, utilisation des incarnations pour tracter l’audience et faire des placements de produits, contenus digitaux en parallèle d’une diffusion télévisée classique, tout cela est consubstantiel de l’avenir de la production télé.

La télévision est morte. Vive la Télévision !

S’adapter ou mourir : du bon usage des nouvelles technologies.

De 2017 à aujourd’hui, la survie (et parfois, la disparition) de bon nombre de boîtes de production a été dépendante de leurs capacités à adapter leurs contenus aux nouveaux usages et, par extension, aux nouvelles technologies.

Si, à ton époque les acteurs comme Google, Apple, Facebook ou Samsung se sont positionnés sur des marchés tels que celui de la réalité virtuelle (VR) et de la réalité augmentée (AR), ils ont directement impacté le développement des investissements dans ces nouveaux secteurs d’activité. Par ce levier de croissance, dès 2020, le marché s’est ouvert plus largement au public et est devenu mature.

Tableau des investissements en Réalité Virtuelle et Réalité Augmentée d’ici 2021

L’enjeu, pour des producteurs de flux, était donc de s’emparer de ces nouvelles écritures afin de positionner leurs productions dans une ligne éditoriale moderne et innovante.

Plus fondamentalement, pour un producteur de flux, le cœur du problème fut de pouvoir créer des programmes en réalité virtuelle sans que ceux-ci ne fassent « gadget » ou ne soient vu que comme des outils promotionnels pour servir des marques déjà existantes. Intégrer dans des émissions de flux les codes de la vidéo 360 n’est pas chose aisée, mais l’enjeu était crucial : c’est un levier fondamental de renouvellement et d’attractivité des nouveaux publics.

Si l’intérêt éditorial était essentiel pour gagner la confiance des utilisateurs, il s’agissait -et il s’agit toujours- de trouver la « bonne histoire à raconter », la promesse qui justifierait le choix de la VR ou de l’AR comme support du programme. Le contrat a été rempli lorsque EndemolShine a ressorti de ces vieilles productions le programme Qui est la taupe ? diffusé sur M6 durant l’été 2015. Ce format d’enquête géante (qui emprunte aux romands d’Agatha Christie leur ambiance de huis-clos) a pris une toute nouvelle dimension en 2022 lorsque la boîte de production a lancé un programme dans lequel le public pouvait participer à l’enquête en réalité virtuelle en enfilant un casque pour récolter des indices sur la mystérieuse taupe.

D’autres productions s’engagent au moment où je t’écris, je ne t’en dis pas plus. Je préfère te laisser les découvrir par toi-même, au fil du temps. Ou, qui sait, les proposer toi-même ?

Mon cher Martin, ce petit compte-rendu venu du futur s’achève. J’espère qu’il t’a aidé à y voir plus clair et à t’aiguiller à travers les grands bouleversements que tu ne manqueras pas de vivre dans le domaine de l’audiovisuel.

Ps : Tu trouveras en annexe les numéros du loto pour l’année 2018, juste au cas où…

Quand tu seras en 2022, pense à me ramener ce fichu convecteur temporel, nom de Zeus !

Ton ami du futur,

Thomas AMELIE.

[1] Jeanneney Jean-Noël (dir.), L’écho du siècle. Dictionnaire historique de la radio et de la télévision en France, 2001.

[2] (Audiences qui intègrent les mesures liées aux nouvelles pratiques de consommation des programmes télévisés tels que les audiences à J+7 et audiences 4 écrans)

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