L’Histoire à l’écran: présentisme ou mise en présence du passé ?

GauvainS.
17 min readJan 6, 2019

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Dans les années 1920, l’opérateur amateur et voyage, Claude Friese-Greene, traverse le Royaume Uni avec sa caméra couleur Biocolor. Son voyage s’arrête à Londres ; les images ont été redécouvertes et restaurées par la BFI, partagées sur les réseaux sociaux. Un vidéaste Simon Smith est revenu sur les lieux de prise de vue de Greene pour comparer les paysages en un siècle d’intervalle, entre 1927 et 2013. [1]

https://www.youtube.com/watch?v=5kml92pPjx0

Ce travail montre bien ce regain d’intérêt pour les archives historiques offrant des passerelles entre le passé et présent, au point de percevoir une unité visuelle entre ces deux mondes. Simon Smith poursuit le même objectif en incrustant des archives sépia dans des vidéos contemporaines, retrouvant les mêmes lieux. On traite les archives en les insérant dans notre monde contemporain, suivant cette mode qui veut ramener l’Histoire à notre présent pour mieux le comprendre, l’appréhender.

Mais s’agit-il de mettre en présence cette Histoire ou de l’actualiser en mettant à bas les traces du temps, cela dans une logique de présentisme ? Les archives sont confrontées à cette question centrale qui sous-entend la manière de les conserver et de les réutiliser.

Le documentariste de prime time s’est emparé, ces dernières décennies, avec la prolifération des docutainment et les moyens mis à sa disposition, des procédés scénaristiques de fiction historique, afin de séduire à nouveau le public d’amateur d’Histoire. Devenu un véritable auteur-réalisateur de fiction on est en droit de se demander s’il peut se comporter en tant que tel face à des matériaux d’Histoire dont il s’empare en métamorphosant complètement l’archive au profit de son récit ? Quel rôle joue-t-il alors pour la mémoire à venir ? Quel impact aura son travail sur la mémoire collective ? C’est un enjeu qui est déjà déterminant et visible aujourd’hui. Est-ce que le documentariste — autrefois lié au rôle de conservateur digne de l’historien de l’art ayant pour fonction d’analyser, de commenter, de mettre en valeur l’archive par son discours — obtient désormais le rôle d’historien-cinéaste, voire de restaurateur de l’archive? Comme en peinture, l’œuvre n’est jamais terminée ; le temps continue de remodeler les couleurs et l’acte même de nettoyage intervient dans le devenir du tableau. On peut même se demander si une œuvre n’a jamais eu une version « originale », comme d’ailleurs l’archive audiovisuelle. Remodeler une archive serait alors une manière de continuer l’œuvre, de la rajeunir.

Le statut de l’archive est donc au cœur de ce questionnement: quel est le rôle des documentaristes dans la transmission de l’archive — via les nouvelles technologies- pour mettre celle-ci au goût du jour ? L’Histoire, à l’ère du numérique, se place dans cette optique générale de transposition du passé dans une création nouvelle à notre portée.

Le passé au présent

On se doit aussi d’interroger le pouvoir que l’on donne à ces réalisateurs qui ne sont face à aucune instance de contrôle de la part des diffuseurs, à partir de l’instant où ils reçoivent le succès de l’audimat. La responsabilité du service du public est en jeu. Ces réalisateurs peuvent tout dire et recevoir la bénédiction du consultant historique qui ne fera que valider une certaine véracité historique du récit. Plus généralement, c’est tout le système de la commercialisation de l’archive qui est à questionner.

Afin de mieux comprendre ce phénomène il est intéressant d’analyser le discours des concepteurs , Daniel Costelle et Isabelle Clarke, qui ont pensé cette nouvelle écriture du documentaire. Apocalypse est à la fois ancré dans une construction traditionnelle du documentaire héritée des Grandes Batailles de l’Histoire (1970) mais adaptée aux goûts du jour, mêlant fiction historique et outils technologiques. Cette série se détache en tous points du documentaire classique qui contextualise, explique, fait preuve de pédagogie dans la présentation du sujet historique choisi mais aussi par les archives utilisées pour montrer cet événement. Ainsi les deux concepteurs se présentent aujourd’hui non plus comme des documentaristes mais des conteurs d’histoires. Ils racontent au lieu de montrer le passé ; ils n’ont d’ailleurs plus besoin du passé pour écrire leur histoire, comme Daniel Costelle le déclare lors d’un entretien :

« L’Histoire choque. Les historiens n’ont pas toujours envie de voir l’Histoire.(…) L’Histoire est une leçon, c’est une donnée scientifique qui d’ailleurs change; il y a des régimes dans lequel l’Histoire est complètement tabou, (…)

Le régime soviétique, par exemple; il y avait une phrase formidable de Khrouchtchev qui disait « l’histoire n’a pas besoin du passé » et c’est tout à fait ça ! Ce qui nous intéresse ce n’est pas les faits historiques, ce qui nous intéresse c’est qu’on puisse dire que Hitler était le produit du capitalisme; après ça, on peut raconter une histoire de plein de manières différentes mais c’est une phrase qui sert un propos, qui sert une politique. »[2]

Daniel Costelle s’inscrit ainsi dans une logique de table rase du passé où l’Histoire doit s’adapter aux besoins et interrogations actuelles. C’est une conception décrite par François Hartog dans son ouvrage Régime d’historicité, présentisme et expérience du temps. Il s’agit d’une idée de l’avenir s’orientant vers un présent technologique concret mais toujours éphémère car il évolue de manière extrêmement rapide. La construction de l’image d’archive et ses qualités esthétiques dépendent des intérêts d’un présent précipité qui doit produire un maximum de sensations au moment de l’expérience même : ainsi des images esthétiquement denses avec une capacité d’attraction importante semblent être les images adéquates, non seulement pour illustrer ce rapport à la temporalité mais aussi pour le rendre sensible. [3] Dans cette perspective appelée présentisme, la temporalité de l’Histoire se lisse, le passé devient présent. On cherche à se rapprocher de ses ancêtres, s’identifier à eux, tirer des leçons de leurs erreurs.

A partir de cette logique on peut en effet tout dire et manipuler les faits historiques : le réalisateur souhaite raconter des histoires et non l’Histoire qu’il laisse aux historiens.

Le discours d’Apocalypse n’est pas nouveau. Les techniques du récit, le montage dynamique, la musique dramatique datent des grandes Batailles. Cette réalisation a simplement évolué avec la technique numérique et les moyens de financement. Il faudrait mieux alors remettre en question cette écriture digne des blockbusters hollywoodiens que la colorisation elle-même qui n’est qu’un élément parmi d’autres de cette manipulation de l’Histoire nourrissant la mode du présentisme et s’en nourrissant elle-même.

Cette étude ne se limite pas à une réflexion sur la simple technicité de la couleur mais est aussi pensée en relation à un discours historique mêlé à un héritage culturel et artistique. A travers la colorisation les réalisateurs se placent eux-mêmes dans le questionnement suivant: comment transmettre l’Histoire et la représenter au même titre qu’un auteur de fiction ou un historien? Ils utilisent des matériaux représentant une certaine réalité et ne font pas appel à des reconstitutions numériques, cinématographiques mais dérivent, transforment, métamorphosent ces images afin de les assembler, pour aboutir en final à un tout cohérent à raconter. Ils ne se placent pas d’emblée dans une histoire du cinéma car ils créent de nouvelles archives — qui sont de toute manière déjà dénaturées à la suite des multiples montage, découpage, sonorisation, re-filmage des décennies précédentes. Ils mettent en scène ces archives qui illustrent leur récit — des archives qui sont, comme avec le noir et blanc, déviées par manque de recherche sur celles-ci, les notices étant souvent trompeuses.

Pourquoi alors devraient ils rendre compte de leur travail alors qu’ils se placent dans le prolongement de ce travail de métamorphose de l’archive ? Comment expliquer cette déferlante médiatique contre ce procédé de « remixage » de l’archive ? Qu’est-ce qu’a changé le numérique par rapport au travail de l’auteur-réalisateur et de sa pratique de found footage ? Telles sont les nouvelles questions à ajouter à notre réflexion.

Par ailleurs de nouveaux problèmes se posent, liés à l’éthique, en relation aux photos récemment colorisées de la Shoah. Toucher aux archives pose aussi des problèmes juridiques énormes qu’il faudra recenser. En final le problème de la réception par le public devra être abordé avant de conclure sur l’avenir à entrevoir avec le développement du numérique. La multiplication des films actuels mobilisant la fiction du passé liée à la colorisation engage une réflexion sur une création permanente de la mémoire liée à un imaginaire collectif à partager. Il s’agira, de façon générale, de cerner cette optique du présentisme et comprendre comment la technique de colorisation s’inscrit dans cette mode, avec les dangers perceptibles, en ne manquant pas de souligner toutefois les opportunités de ce procédé pour de nouvelles perspectives de recherches et écritures historiques.

L’appréhension de l’Histoire

La conception présentiste se trouve dès les premiers temps de la colorisation de films documentaires comme 14–18 du bruit et de la fureur (2008). Isabelle Rabineau, essayiste collaboratrice à l’écriture, cherche à montrer combien l’œuvre réalisée provoque un ressenti parfait du passé, une émotion intense du « passé » dans le présent.

« Dans le film 14–18, nous nous reconnaissons. C’est un miroir ou un autoportrait, au mimétisme flagrant et collectif, au-delà de tout sentiment nostalgique abusif. 14–18 est propice aux fantasmes, certes. C’est que cette guerre est faite d’une complexion spéciale, très malléable. On peut aisément y mouler ses empreintes, s’y façonner une “mémoire d’avant. […] »

S’approprier l’Histoire grâce aux images actualisées, un discours simplifié et s’adaptant à notre représentation de cette période, tel est l’objectif des réalisateurs. Un rapprochement peut être fait avec le film de fiction péplum, le film de guerre où l’on peut s’identifier au héros, parlant plus alors de notre époque et de ses valeurs idéalisées d’héroïsme, de sacrifice -suivant la propagande républicaine de 1914 totalement dépassée — que des mentalités réelles du poilu de 1914–1918 marquées par l’esprit de renoncement et la pression sociale des notions défendues aujourd’hui par la nouvelle historiographie française. Le concept même de documentaire historique est ainsi remise en question.

« Enfin, je m’interroge : 14–18, le bruit et la fureur est-il exactement un documentaire ? Je n’en suis pas sûre. Le monologue du soldat, tout en suivant les images, seconde après seconde, emporte le film vers une dimension pas vraiment interprétative ni fictionnelle, mais récitative, en chair et en os, en direct en quelque sorte. Finalement, la voix est un prélude respectueux aux images, qu’elle ne corrompt ni n’oblitère. Chœur ou récitant emprunté au genre tragique, c’est un peu comme si, d’aujourd’hui et d’hier, elle retrouvait des empreintes perdues dans la boue.

Celles d’un soldat et puis d’un autre (et d’un autre et d’un autre etc.) que l’on suivrait à l’infini dans le passé tout en sachant qu’il n’est ni tout à fait présent ni tout à fait disparu, à la fois témoin, passant par-là, regardant la guerre à travers le prisme de ses désirs et de ses frustrations, et des nôtres tout autant. » [4]

14–18 le bruit et la fureur les archives d’après-guerre mise en scène non seulement par la couleur mais des dialogues dans une archive à l’origine muette. Ici deux poilus discutent: « Hey où ils sont tous, jsais pas. Ah mon avis ils sont par-là, plutôt »

Il s’agit d’un voyage dans le temps à l’envers; le passé est transporté dans notre présent. Le docutainment, en utilisant des images bien réelles, place le spectateur dans un univers qui semble exotique mais qu’il connaît en réalité très bien, le retrouve même. Par les sons assourdissants, les couleurs contemporaines, les témoignages adaptés il est plongé dans un monde proche au final du nôtre, lui donnant l’impression que rien n’était vraiment différent. Il a la sensation, par cette machine à explorer le temps, de se placer dans la peau de ses ancêtres, comme si les problématiques passées étaient restées telles quelles et que le passé apportait des réponses au présent. Contexte, mentalités, héritage culturel, tout est effacé au profit du récit et des images chocs. Le réalisateur répond à ce besoin et cette passion très actuelle du public pour son Histoire qu’il souhaite revivre.

Maryline Crivello, historienne, directrice du laboratoire Telemme (MMSH), à l’Université d’Aix- Marseille souligne ce besoin de reconstitution du passé. En étudiant les reconstitutions historiques amateurs, elle montre que l’histoire est abordée, non pas comme « compréhension » mais comme « appréhension » du passé [5], une forme vécue de la connaissance. Cette étude interroge non seulement les rapports au passé mais aussi les projets politiques en charge de ce besoin d’identité et d’historicité — comme 14–18 du bruit et de la fureur l’a montré. Cela pose toutefois le problème de la manipulation par la réactivation identitaire De fait l’histoire montrée, jouée, narrée, témoigne d’un besoin d’éprouver le passé, de s’en abreuver et de le revêtir, lié à un goût immodéré pour une histoire quotidienne « vue et vécue par le peuple » — une histoire souvent du bas peuple, comme celle montrée dans Apocalypse. Ces pratiques mémorielles sont des façons de se fabriquer sa propre mémoire historique à partir d’un mélange de souvenirs scolaires, d’ouvrages vulgarisés et de références cinématographiques ou télévisuelles.

La passion pour le passé n’est pas désuète. De plus, bien que l’histoire locale soit souvent privilégiée, la mémoire historique transmise, avec les approximations qui la caractérisent, génère une intégration à des sentiments collectifs d’appartenance. Les lieux patrimoniaux prennent les couleurs des « sons et lumières » qui sont les ressorts d’une vision spectaculaire et ré-enchantée du passé. L’historien n’a pas affaire à une « demande sociale » mais à des pratiques sociales auxquelles il ne participe quasiment pas. L’histoire se fabrique ou se façonne, de la main des hommes, sans grand recours à sa production. Au mieux, l’archéologie expérimentale rejoint parfois celle des reconstituteurs. Revues, forums, sites web unissent ces nouveaux acteurs du passé qui ressentent une profonde légitimité dans leur souci pédagogique et leur œuvre de vulgarisation.

Cette histoire représentée se termine toujours dans la joie et l’espérance de temps meilleurs; la vision du futur n’est jamais tragique, suivant le cycle des périodes où alternent bonheurs et malheurs avec un « happy End » que l’on retrouve dans ces documentaires, certes dramatiques, mais s’ouvrant au final sur une vision « humaniste », comme le déclare Isabelle Clarke, laissant un suspens pour la suite de l’Histoire. Les guerres du XXe siècle sont revisitées afin de montrer, dans une visée commémoratrice et pacificatrice, l’absurdité des conflits qui dépassent les combattants ou la population civile. Ces spectacles, tout comme ces documentaires, se présentent comme un travail de deuil collectif face aux traumatismes du XXe siècle ou aux abus mémoriels contemporains. Maryline Crivello souligne ainsi :

« L’Histoire devient le lieu où l’on vient puiser les ressources d’un changement de valeurs communes ou individuelles. Elle conjugue diversité des savoirs potentiels à acquérir et dimension ludique et conviviale. La recollection collective du passé ne reprend en rien la réalité de la mémoire des faits mais simplement les pensées liées au passé. Cette fameuse « nostalgie » inspire la reconstitution historique en toute manifestation employant l’histoire comme toile de fond, pour produire des lieux « hors du temps », qui se trouvent dans des espaces imaginaires de la mémoire. L’idée du passé domine la réalité de l’histoire. »[6]

Les reconstituteurs créent alors un passé à leur image pour mieux s’identifier à celui-ci; on retrouve cela dans la réalisation d’Apocalypse qui transpose ces images dans notre réalité. Plus que la métamorphose des traces du passé, les réalisateurs s‘approprient ces traces dans leur cadrage, leur esthétique, les caractéristiques de production, jouant avec elles pour créer un nouvel univers, une imitation du passé. Il s’agit vraiment de faire corps avec le passé, de ressentir les émotions de nos ancêtres, comprendre des enjeux qui peuvent être reliés aux nôtres, à la fois pour tirer une leçon de ce passé mais aussi se l’approprier et l’utiliser pour le futur.

Cette volonté de lier passé et présent est particulièrement visible dans les documentaires tout archives les plus récents. La série de la Smithsonian Channel colorisée par Composite film, intitulée America in Color qui présente la vie quotidienne des américains tout au long du XXe siècle révèle la volonté de créer un lien et tisser des similitudes entre ces deux espaces- temps. Le réalisateur et les critiques soulignent dès lors une connexion directe entre ces deux mondes dans les émotions humaines ou des événements naturels qui ne changent pas. Par exemple ils mettent en relief la crue de 1927 du Mississipi qui, en haute définition et colorisée, est directement comparée à l’ouragan Katrina de 2005. Il s’agit de voir l’humanité dans son ensemble:

« Nous retrouvons la vraie conception de l’humanité derrière la marche de l’Histoire, le genre humain dans son entièreté, tel qu’il fut auparavant jusqu’à maintenant ».[7]

Imiter l’archive pour caractériser le passé

Faire corps avec le passé par les images — revivre au temps de ses ancêtres — numériser les souvenirs: cette nouvelle relation avec le passé, permise par les nouvelles technologies, est particulièrement visible à travers la fiction de ces dernières années.

Nous pouvons comparer ce travail de reconstitution d’une époque par l’image et le son au travail du cinéaste britannique Christopher Nolan qui tente de retranscrire l’atmosphère du conflit, la tension, les odeurs et sons par son film très sensoriel intitulé Dunkerque (2017).

Christopher Nolan s’inspire des archives capturées en 1940 pour ses cadrages dans Dunkerque, jouant ainsi sur un imaginaire très ancré dans la mentalité britannique notamment.

Cette œuvre cinématographique travaille sur le temps et la tension, plus que sur une réalité historique; on pourrait comparer ce travail à celui des Costelle, visant un aspect spectaculaire plus qu’une restitution fidèle d’une époque. Afin de donner l’illusion du réel l’œuvre reprend les cadrages des plans des actualités cinématographiques de l’époque, tout en faisant un travail important sur le son et la musique, accentuant la tension dramaturgique du film. Un survivant de la bataille Ken Sturdy déclare à propos du film:

« Je ne pensais jamais revoir ça, c’était comme si j’y étais de nouveau. J’avais 20 ans quand ça a eu lieu mais j’ai eu l’impression de revoir mes anciens amis. Beaucoup d’entre eux moururent pendant la guerre. »[8]

Le désarroi est ainsi retranscrit par une tension permanente dans un cadre imitant les clichés et cadrages pris lors de l’opération Dynamo sur la plage de Dunkerque.

Dans Au revoir là-haut les décors deviennent des personnages à part entière. Les effets visuels utilisés pour reconstituer un Paris des années 1920 donnent une sensation surréaliste ou irréaliste de cette période.

Le coloris va en quelque sorte s’autoalimenter des constructions faites de la période et cette reconstitution de la couleur devient une norme. Albert Dupontel, dans Au revoir là-Haut, va ainsi prendre la colorisation d’Apocalypse comme étant la représentation fidèle de l’époque et va tenter de donner à son film la même teinte qu’Apocalypse. Il va jusqu’à engager l’étalonnage de la série documentaire pour retranscrire les mêmes teintes que les archives colorisées ; la colorisation s’auto-construit.

« Le chef opérateur Vincent Mathias — Comment avez-vous défini le look d’Au revoir là-haut ?

Dès le départ, Albert Dupontel souhaitait une image qui permette au spectateur de se projeter dans l’époque. J’ai d’abord évoqué les autochromes, ces photos couleur du début du siècle qui ont une granulation très forte. Leur rendu est très beau, avec des couleurs pas forcément réalistes. C’était notre base de départ pour le film. Ensuite, quand nous étions en préparation, a été diffusé le documentaire Apocalypse Première Guerre mondiale à base d’archives colorisées. Cela a beaucoup plu à Albert. On s’est donc adressé à Lionel Kopp qui connaissait ce procédé, puisqu’il avait étalonné Apocalypse. »

Comment avez-vous procédé pour l’étalonnage ?

Avant le tournage, nous avons fait des essais d’étalonnage en nous inspirant des archives colorisées de l’époque de la Première Guerre mondiale. On a même envoyé à un laboratoire spécialisé quelques plans en noir-et-blanc pour les mettre en couleur ! Après d’autres tests infructueux de retour sur film nous avons opté pour un étalonnage intégralement numérique. Lionel Kopp a mis au point un procédé qui mélange des couches de noir-et-blanc et de couleurs par un système de caches. C’est un travail assez complexe qui a nécessité plus de sept semaines d’étalonnage. On souhaitait que le spectateur ressente au plus près les ambiances de cette époque. (…) . » [9]

Encore une fois il s’agit de faire vivre au spectateur une immersion totale dans la période, en faisant un lien avec les archives de la première guerre mondiale mais aussi en travaillant la représentation que nous avons d’elle, une représentation selon les codes de la série colorisée Apocalypse. Plus qu’une marque, la série est devenue un « look » — une esthétique visuelle entre autochrome et numérique pour représenter les années 1910–1920. Les images en steady cam sont métamorphosées, granuleuses, sur -contrastées ; on croit retrouver les autochromes d’Albert Kahn d’un bleu horizon très intense, en opposition avec la couleur de la boue.

C’est une imitation, dans le cadrage plan, des opérateurs du SCA, des panoramiques, des plans fixes mais aussi de la fiction d’après-guerre comme dans l’Arsenal (1920). Albert Dupontel joue avec l’esthétique du passé. La grande guerre à la mode Apocalypse est désormais ancrée dans les imaginaires, pour que le filtre autochrome de François Montpellier devienne la norme de représentation de cette période. La couleur est travaillée en étalonnage afin de reproduire les autochromes dans les scènes d’intérieurs comme l’hôpital, ou les scènes quotidiennes avec des vitrines et publicités très fortes. La sensation de cartes postales apparaît à certains moments. Les Années Folles sont ainsi représentées à travers une explosion de couleurs correspondant à l’imaginaire de la période.

Le réalisateur François Ozon joue, quant à lui, de façon intéressante, entre le noir et blanc et la couleur. Le noir et blanc est lié à une réalité, un temps présent, celui plus sombre de l’après-guerre, des souffrances des survivants ; il est synonyme de deuil, tandis que la couleur, dans ses surgissements intempestifs, est liée à la joie mais une joie souvent fausse. La couleur peut être utilisée pour de courts moments d’arrêt du temps présent, des moments de bonheur. On assiste ainsi à un jeu narratif dans le cinéma actuel mais surtout à un jeu temporel signifiant le passage à des temporalités autres que le temps présent ou à un espace fictif et imagé. Voici ce que déclare François Ozon dans une interview à propos de ce procédé [10] :

NC : On ne peut évidemment pas ne pas parler de l’esthétisme très abouti du film et bien sûr, du noir et blanc… J’ai cru comprendre qu’à l’origine vous avez choisi ce procédé pour des raisons économiques…

FO : (…) A l’origine, je pensais faire le film en couleur mais en visitant des petites villes allemandes de l’ex Allemagne de l’est, nous nous sommes aperçus, avec mon chef décorateur, que tout était très coloré, au point de devenir trop lisse et propret. Mais en regardant des photos d’époque de ces villes, je me suis aperçu que rien n’avait fondamentalement changé, sauf que ces photos étaient en noir et blanc, ce qui donnait à ces décors cet aspect justement moins clinquant que je recherchais. Voilà pourquoi nous avons opté pour le noir et blanc et je ne le regrette pas car c’était, selon moi, la meilleure solution pour le film. (…)

Jouant sur l’imaginaire lié au Noir et Blanc et de la couleur, François Ozon alterne remettant en cause notre habitudes visuelles, quelle est la couleur de nos souvenirs ? Du réel ?

NC : Malgré tout, vous vous accordez le plaisir de revenir à la couleur lors de quelques moments clés du film…

FO : Je ne voulais pas qu’il n’y ait rien de véritablement logique ou rationnel dans ce choix, contrairement à ce que l’on peut voir dans des films américains où les flashs back sont en noir et blanc, le réel en couleur… Je souhaitais que ce soit plus diffus, que ce soit de l’ordre de la sensation et que le spectateur ne s’en aperçoive même pas. Surtout qu’avec le numérique, vous pouvez faire venir la couleur progressivement, alors qu’il y des années, ce genre de procédé était vraiment grossier.

La couleur de la période devient ainsi une construction imaginée par les coloristes qui donnent une interprétation des couleurs d’un temps choisi et en aucun cas ne peuvent redonner les couleurs non captées lors du tournage de la caméra. Cette manipulation des images est désormais facilitée par la puissance et la perfection des nouveaux logiciels de trucages mis au point avec le numérique qui ne cesse de se développer.

[1] Simon Smith, London in 1927 & 2013, 30/12/2013, https://www.youtube.com/watch?v=5kml92pPjx0

[2] Entretien avec Daniel Costelle & Isabelle Clarke le 01/12/2017

[3]Cf. François Hartog, Régimes d’historicité: présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, coll. “La librairie du XXIème siècle”, 2003, 272p.

[4]« 14–18, le bruit et la fureur : chronique d’une offensive télévisuelle par Julien Mary », site du Comité de Vigilance face aux Usages Publics de l’Histoire CVUH, 07/02/2009

[5] Maryline Crivello, « Mémoires et usages de l’histoire dans l’espace public », article dans Mémories and USEs of history [en ligne], 06/08/2014

[6] Id.

[7]Neil Genzlinger, “Review: ‘America in Color’ Refreshes 20th-Century History”, The New York Times, [en ligne] 30/06/2017

[8] Titouan Ropert, C. Nolan’s DUNKIRK — From Archives To Movie, 2018 https://vimeo.com/246597114

[9]« Interview avec Vincent Mathias, AFC, à propos d’”Au revoir là-haut” , d’Albert Dupontel » , site de l’Association Française des directeurs de la photographie, [en ligne] 29/11/2017

[10]Nicolas Colle, « Ozon et Niney pour un “Frantz” remarquable », Le blog de Mediapart , [en ligne],12/09/2016

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GauvainS.

Etudiant Master 2 Digital Médias Cinéma — Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne