Quels Médias pour l’eSport ?

Finale de League of Legends (Riot Games) au Staples Center de Los Angeles © Marv Watson

Phénomène mondial, le terme eSport caractérise un aspect bien particulier du jeu vidéo, celui de sa pratique compétitive, « sportive ». De manière plus usuelle, l’eSport caractérise les compétitions entre joueurs professionnels, seuls ou en équipe, sur certains jeux vidéo multijoueurs. Initialement une pratique de niche réservée au « hardcore gamers », force est de constater que la pratique sportive du jeu vidéo c’est radicalement accrue durant cette dernière décennie. En effet, en janvier 2016, Webedia dévoilait dans son étude que l’eSport rassemblait en termes de public 7,5 millions d’individus[1]. Selon Challenges[2], cela représentait à l’échelle mondiale 145 millions de spectateurs. Si l’on a observé une certaine explosion du nombre de spectateurs et de joueurs, il faut avant tout souligner que cette démocratisation fut stimulée par des bouleversements industriels, technologiques et économiques successifs.

Dès sa naissance dans les années 70, le jeu vidéo proposait aux joueurs une certaine dimension compétitive en leur offrant la possibilité de s’affronter. Cependant on constate qu’un très long chemin a été parcouru entre les jeux d’arcades des premiers temps, tels que Pac-Man (Namco, 1980) et Donkey Kong (Nintendo, 1981) et les jeux multijoueurs en ligne actuels comme Rocket League (Psyonix, 2015) ou Overwatch (Blizzard, 2016). Effectivement cette dernière décennie a vu naître de nouveaux genres de jeux vidéo, tels que les jeux de combats (Capcom et sa licence Street Fighter), les MOBAs (Riot Games et Valve) ou encore les STR, les jeux de stratégie en temps réel (Blizzard et ses licences Starcraft et Warcraft), qui fondent principalement leur expérience de jeu sur l’affrontement entre joueurs créant ainsi un terrain favorable à l’émergence d’une pratique compétitive. En effet, sur les MOBAS tels que Dota 2 (Valve, 2013) ou League of Legends (Riot Games, 2009), dont les parties rassemblent 10 joueurs en simultanés, l’expérience de jeu ne prend sens qu’à partir du moment où le joueur se confronte à ses homologues en ligne. L’expérience hors-ligne se limitant bien souvent à jouer contre l’ordinateur ou en local.

Contrairement aux jeux de rôles qui offrent au joueur une partie sur le long terme par le biais de la progression de son avatar (via de l’expérience, ou de l’équipement), continuant ainsi la même partie à chaque fois qu’il se connecte ; Ces jeux multijoueurs recommencent à zéro à chaque partie. Au même titre qu’un sport, les joueurs sont égaux devant le dispositif (le terrain de jeu) et ses règles, le code informatique prenant le relai de l’arbitre. On peut donc comprendre le rapprochement entre sport et jeu vidéo, dans la mesure où tous deux proposent un espace neutre, équitable au sein duquel les individus s’affrontent. Les joueurs devront donc prendre le dessus sur leur adversaire en se reposant uniquement sur leur entraînement, leurs capacités physiques et mentales (en argot de gamer, son skill) ainsi que leur aptitude, dans le cas des parties en équipe, à collaborer, établir et mettre en œuvre des stratégies avec leurs coéquipiers (le teamplay).

Aussi, il est intéressant qu’une forme d’élargissement du public eu lieu. Cela pourrait s’expliquer par d’une part une croissance exponentielle de la pratique du jeu vidéo et d’autre part par une « casualisation » du jeu vidéo lui-même. Comme nous l’avons évoqué plus tôt, le jeu vidéo était initialement une pratique de niche, concernant un public averti, presque expert, dû notamment à la complexité de certains jeux disposant d’un vocabulaire leur étant propre. En effet, difficile de comprendre ce qu’il se passe lors d’une partie de Starcraft II, sans y avoir déjà joué soi-même. Si le public et notamment les nouvelles générations (12–35 ans) s’est ouvert au jeu vidéo, le jeu vidéo lui-même s’est ouvert au public. En effet les éditeurs de jeux vidéo ont clairement compris cette nouvelle demande et conçurent des titres beaucoup plus accessibles afin de séduire un le public néophyte. On pense notamment à Hearthstone ou Overwatch du studio Blizzard, qui tirèrent respectivement le genre du jeu de carte à jouer et celui du jeu de tir vers quelque chose de plus abordable par le biais de graphismes cartoonesques et de mécaniques de jeu simplifiées.

Capture d’écran d’une partie d’Overwatch (Blizzard) © Blizzard

En parallèle à cela, on peut alors souligner une évolution certaine des supports de jeu. Contrairement aux consoles et aux ordinateurs hors-ligne de jadis, la plupart des machines (PC, Playstation 4, Xbox One et Nintendo Switch) peuvent et sont de nos jours connectés à internet. S’ajoute à cela une augmentation considérable du débit internet, grâce à la démocratisation de l’adsl et de la fibre par les fournisseurs d’accès internet. En outre, la capacité de calcul des machines à exponentiellement augmenté en une dizaine d’années. Il devient alors très simple de pouvoir jouer en ligne à des contenus toujours plus intéressants en termes de graphismes et de mécaniques de jeu.

Dernier élément et non des moindres, la dimension économique de l’eSport. Alors que le jeu vidéo ne permet pas à un joueur de vivre de sa passion, sa pratique professionnelle à très haut niveau peut rapporter gros, comme le démontre la considérable augmentation du montant des prix (les fameux cashprize) et ainsi que des investissements de sponsoring. A titre d’exemple, The International, la compétition mondiale et annuelle du jeu Dota 2 (Valve, 2013) offrait en 2011 (avant même la sortie publique du jeu), 1 million de dollars à l’équipe gagnante. En 2017, les nouveaux champions du monde de la Team Liquid empochèrent presque 11 millions de dollars pour ce même titre. Même si l’AFP rapporte que l’eSport ne rapporte, actuellement, pas assez d’argent en raison de sa faible monétisation[3], il n’empêche que l’on observe entre 2012 et 2017 une augmentation de 29% des revenus[4]. Horizon 2021, ce chiffre pourrait bien atteindre les 3 milliards d’euros selon Laurent Michaud[5]. Alors que les sponsors des équipes professionnelles du jeu vidéo étaient principalement issues de marques affinitaires et captives (jeux vidéo, informatique, périphériques), de nouvelles marques hors-captives semblent être peu à peu séduites par ces compétitions. On peut citer par exemple la constitution par Airbus d’une équipe professionnelle de League of Legends[6], le partenariat entre Orange et Millenium (principale structure eSportive en France) ou encore le sponsoring très récent de deux membres de l’équipe Vitality par la société EDF[7].

OOB “Out Of the Blue”, équipe professionnelle de League of Legends fondée par AirBus

Si l’eSport semble de nos jours faire preuve d’un engouement particulier, avec d’un côté une certaine ouverture du public et de l’autre une ouverture de l’industrie elle-même, on peut alors se poser la question de sa diffusion. Comme nous l’avons évoqué plus haut, l’eSport s’est tout d’abord constitué auprès d’un public de niche ; par conséquent son développement a dû se faire en marge des médias traditionnels. Industrie extrêmement sensible aux innovations technologiques, l’eSport a su assez facilement s’adapter à celles-ci et exploiter les nouvelles possibilités qu’elles offraient. Ainsi, avec la démocratisation d’internet en haut débit, l’eSport fut l’un des premiers acteurs à se développer via les plateformes de diffusion de contenu vidéo.

Lancée en juin 2007, la plateforme Justin.tv destinée à la diffusion et au visionnage de contenu se révéla être un outil formidable au développement de l’eSport. En effet, entre 2007 et 2011, elle vit sa catégorie « gaming » croître de manière extrêmement rapide. Ainsi ses fondateurs optèrent pour la création d’une plateforme spécifiquement dédiée à la diffusion de contenu vidéoludique ; Twitch.tv était né. Alors que la captation et la retransmission en direct se révèle particulièrement onéreuse dans le cadre d’une compétition sportive au sens traditionnel, c’est tout autre chose dans le cas de l’eSport. En effet, n’importe qui doté d’une connexion haut débit peut de nos jours enregistrer et diffuser en live du contenu, via un compte Twitch. En marge des médias traditionnels, les studios de développement de jeux et les joueurs exploitèrent ces nouveaux outils de manière à développer la scène eSportive. En l’espace de quelques années, la plateforme de streaming Twitch s’imposa comme le principal support de diffusion et de visionnage pour les parties compétitives.

Cependant cette situation pourrait potentiellement changer dans un futur proche. En effet la croissance exponentielle en termes de valeur économique et de quantité de fans, commence petit à petit à intéresser de nouveaux acteurs et notamment les médias dits traditionnels tels que la télévision. On peut en premier lieu citer le bras de fer GAFAMien, il y a trois ans, entre la filiale Youtube de Google et d’Amazon pour le rachat de Twitch, finalement cédée à l’entreprise de commerce électronique pour 970 millions de dollars.

Cet intérêt croissant pour l’eSport de la part des médias semble s’être considérablement accéléré durant les derniers mois. En septembre 2016, TF1 Publicité devenait la régie en France de la plateforme Twitch[8]. Un mois plus tard Canal + lançait son magazine hebdomadaire dédié au jeux électroniques « Canal eSport Club ». Plus tard, les chaînes SFR Sport et BeIn Sports (Orange e-Ligue 1) proposèrent elles-aussi leurs propres rendez-vous eSportif. Le rapprochement entre eSport et télévision en France va encore plus loin aujourd’hui, puisque le CSA examine en ce moment le projet de chaine dédiée entièrement à l’eSport : ES1 portée par le Groupe AB et par Webedia. De la même manière que le football, une course à l’acquisition des droits sportifs se met en place, un accord ayant été récemment signé entre le Groupe AB et Activision Blizzard (Overwatch, Starcraft, Hearthstone, Call of Duty) pour l’exclusivité des droits TV en Europe francophone[9] sur les licences de l’éditeur.

Annonce de la création de la chaîne ES1 (Webedia, Groupe AB) dédiée à l’eSport

En parallèle, le Comité International Olympique organisera en partenariat avec la marque Intel, deux compétitions eSportives (sur les jeux Starcraft II de Blizzard et Steep d’Ubisoft) en amont des jeux d’hiver 2018. Ce rapprochement entre jeux olympiques et jeux électroniques pourrait aller encore plus loin horizon 2024 (JO de Paris) ou 2028 (JO de Los Angeles), puisque le CIO examine en ce moment une potentielle reconnaissance de l’eSport comme discipline olympique, à condition d’un respect des « valeurs olympiques » et de « l’existence d’une organisation garantissant la conformité aux règles et réglementations du mouvement olympique (antidopage, paris, manipulation, etc.) »[10].

Sur le papier, intégrer l’eSport à la télévision serait une opportunité formidable pour les chaînes grâce à la possibilité d’attirer les « millenials » (15–30 ans,) la couche de population la moins consommatrice de télévision. Il est cependant nécessaire de souligner qu’un certain nombre de barrières pourraient entraver l’avenir télévisuel de l’eSport. En premier lieu, il apparait prématuré de garantir que la communauté de fans de cette discipline, habituée à la consommation web, se détournerait du net pour migrer sur ces programmes TV.

Notons également que ces jeux électroniques, contrairement aux sports traditionnels, ajoutent régulièrement du contenu afin de garder l’intérêt de ses joueurs. Conséquence directe : ses règles changent, il devient donc impératif pour le spectateur de s’informer des nouvelles mises à jour d’un jeu afin de pouvoir comprendre les changements et donc l’intérêt de l’action à l’écran, frein potentiel pour le public néophyte.

Difficile donc de prévoir avec certitude l’évolution de cette discipline. Allons-nous assister à une large démocratisation de l’eSport, à une économie des droits d’exclusivités de diffusion sur les chaînes et à plus de sponsoring de marques ? Ou l’eSport peinera-t-il à conquérir à la fois le grand public et le public initié, pour se cantonner à sa diffusion sur le net ?

Laurent Croizier

[1] Webedia Group, Étude exclusive sur le phénomène eSport : déjà 7,5 millions de fans en France, 12 janvier 2017

[2] Adrien Schwyter, « Pourquoi l’e-sport est devenu un business très rentable » dans Challenges.fr, octobre 2015

[3] AFP, « L’eSport gagne en popularité, mais pas encore assez d’argent », Challenges.fr, novembre 2017

[4] Adrien Schwyter, « Pourquoi l’e-sport est devenu un business très rentable », Ibid

[5] AFP, « L’eSport gagne en popularité, mais pas encore assez d’argent », Ibid

[6] https://twitter.com/AirbusCareers/status/923836012614291456

[7] https://twitter.com/SportEDF/status/917421980479115264

[8] « TF1 Publicité : régie publicitaire du site leader mondial Twitch », TF1 Publicité

[9] Maxime Claudel, « eSport : Activision Blizzard a choisi le groupe AB pour la diffusion TV française », Numérama.com, octobre 2017

[10] William Audureau et Adrien Pécout, « L’e-sport va-t-il devenir une discipline olympique ? » Le Monde Pixels, novembre 2017

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