Souveraineté numérique : l’Europe doit affirmer son modèle

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6 min readMay 17, 2019

Alors que le débat sur l’arrivée de la 5G bat son plein, l’Europe, qui fait face à la concurrence de la Chine et des Etats-Unis, doit plus que jamais faire preuve d’une stratégie commune, explique Thomas de Robiano, directeur du Lab Souveraineté numérique à Matrice, et spécialiste des questions de sécurité et de défense.

Les attentats de Christchurch en Nouvelle Zélande, diffusés en direct grâce à Facebook Live ont rappelé la difficulté de l’entreprise à maîtriser la diffusion de contenus litigieux. Le 15 mai, cette situation a conduit la première ministre néo-zélandaise, Jacinda Ardern, et le président français, Emmanuel Macron, à lancer “l’appel de Christchurch” pour engager gouvernements et entreprises du web dans la lutte contre les contenus haineux. Qui est le détenteur de la souveraineté, aujourd’hui ?

C’est tout l’enjeu actuel pour les États : la concurrence des acteurs privés sur des prérogatives qui leur étaient jusqu’alors entièrement dévolues. Santé, éducation, justice, mais aussi police, sécurité, défense… de nouveaux acteurs s’accaparent des missions jusqu’ici considérées comme régaliennes. Or cette transmission des missions étatiques au profit d’acteurs non élus, pas toujours transparents, et qui répondent à des intérêts privés plutôt qu’à l’intérêt général, n’est pas à prendre à la légère. L’exemple de Facebook est représentatif de cette mutation de la souveraineté. Pour réguler le type de publications autorisées, la plateforme envisage de créer sa propre cour suprême en ligne et donc son propre droit. Une cryptomonnaie est également à l’étude utilisable sur sa market place. Rendre justice et battre monnaie étaient jusqu’à présent des prérogatives souveraines. Cela fait d’ailleurs partie intégrante de la vision de Mark Zuckerberg. Le patron de Facebook a tendance à dire que son réseau social est le plus grand État du monde, ce qui, en termes de population n’est d’ailleurs pas complètement faux : 2,3 milliards de personnes utilisent sa plateforme, près du double de la Chine !

Facebook envisage de créer sa propre cour suprême en ligne (…). Une cryptomonnaie est également à l’étude utilisable sur sa market place. Rendre justice et battre monnaie étaient jusqu’à présent des prérogatives souveraines.

Et en termes d’identification, ils sont aussi en passe de supplanter les États : les données qu’ils détiennent sur leurs utilisateurs sont nettement plus pertinentes que celles de l’administration… Une pièce d’identité qui vous serait délivrée par Facebook n’a rien d’une perspective fantaisiste. La certification des comptes sur d’autres sites via votre compte Facebook peut d’ailleurs s’entendre comme le premier jalon de cette authentification des personnes. Tout cela n’a rien d’anodin !

Pour revenir à la définition de la souveraineté, peut-elle, aujourd’hui, s’envisager autrement que numérique ?

Vaste sujet ! Si l’on s’en tient à la définition que nous en donne Max Weber, la souveraineté c’est un territoire, une population, une autorité qui les régit. Aujourd’hui, le numérique vient certes bousculer ces notions. Dans l’imaginaire collectif le web est un espace immatériel qui s’affranchit des logiques territoriales. C’est même la philosophie qui prévalait à l’origine du web. On serait donc en contradiction avec la définition territoriale de la souveraineté. Mais cette affirmation est-elle complètement vraie ? En réalité, si le cyberespace est transfrontière, l’architecture qui le porte, elle, est bien matérielle et repose sur des considérations géographiques. Je pense notamment aux câbles sous-marins qui traversent les océans, arrivent sur nos côtes et par lesquels transitent nos données, ou aux datacenters qui sont bien des lieux physiques placés sur un territoire régi par une autorité étatique souveraine. La Russie mène en ce moment des expérimentations afin de pouvoir se couper du web mondial en cas de besoin. En y rétablissant des frontières on assiste à une “souverainisation” du cyberespace.

Donc l’Etat conserve bien certaines prérogatives ?

Évidemment, l’État n’est pas prêt de disparaître, mais il est fortement appelé à se repenser, dans son fonctionnement et dans ses prérogatives. Reste à définir dans quel sens. Deux voies se dessinent aujourd’hui. D’un côté, on a le modèle américain, très libertarien, qui encourage la libre concurrence. Aux États-Unis, le monde digital est très peu réglementé, ce qui pose des problèmes en termes de protection de la vie privée sur Internet, de nos données personnelles ou du droit d’auteur pour des Européens. De l’autre côté, la Chine et la Russie offrent des contre-exemples parfaits : les deux pays assument totalement leur souveraineté sur l’espace numérique. Cela se traduit par un usage autoritaire des nouvelles technologies qui vise notamment un contrôle toujours plus strict de leur population. Avec l’instauration d’un crédit social ou de la reconnaissance faciale à outrance en Europe, on verrait une levée de bouclier de la part des populations, et à raison. Mais ce débat qui nous anime sur cette question de la souveraineté numérique reste en réalité très européocentré.

Sur ces nouvelles technologies justement, on dirait que l’Europe est en train de perdre la course…. Avons-nous loupé le coche ?

Je ne dirais pas ça. Une troisième voie reste à imaginer. Certains se basent sur l’open source pour dessiner les contours d’un contre-modèle européen. Pourquoi pas mais il faut avancer ! L’État de droit et la protection de l’environnement devront aussi être intégrés à l’équation. Ces grands objectifs sociétaux sont à définir ensemble. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’argent et les talents ne manquent pas en Europe. Le programme de recherche Horizon 2020 de l’Union européenne représente près de 80 milliards d’euros sur 6 ans. C’est colossal !

Les ressources sont là, mais le manque de coordination nous dessert : quand la France publie sa stratégie nationale sur l’IA, au moins cinq pays voisins en ont fait de même dans les six mois. Il faut refaire de notre diversité une force. L’Union européenne ne pourra s’affirmer qu’au prix d’un changement de méthode et d’état d’esprit. Ce changement de méthode passe par un travail en écosystème assumé afin de décloisonner les mondes économiques, de la recherche et la société civile. Nous devons accélérer le tempo de la recherche en se focalisant sur le prototypage afin d’avoir un impact technologique et sociétal rapide et concret. Le risque sinon est de voir le fruit de nos recherches prendre la poussière sur des étagères.

L’autre souci, c’est notre état d’esprit. L’Union européenne a publié des recommandations éthiques pour le développement de l’intelligence artificielle. On fait fausse route ! Soyons audacieux tant dans les idées que dans les financements. Pour innover, nous devons intégrer la part de risque et accepter l’échec. Ces considérations éthiques sont importantes, comprenez-moi bien, et nous devons défendre nos principes démocratiques. Mais nous sommes déjà en retard et pendant que nous tergiversons, nos concurrents, eux, ne nous attendent pas.

En même temps, le continent européen est assiégé par les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) avec les problèmes de fiscalité que nous connaissons. Et les géants chinois du numérique, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, et Xiaomi) continuent de grandir. Faut-il instaurer une préférence européenne?

Le sujet est terriblement actuel en effet. Regardez le déploiement de la 5G. On sait qu’il s’agit d’une technologie de rupture. On sait que Huawei est nettement plus en pointe que nos acteurs européens, comme Nokia ou Ericsson. Mais faut-il pour autant s’en remettre au géant chinois ? Nous sommes effectivement en droit de nous poser la question quand nous avons en Europe des challengers à promouvoir. Outre la proximité de l’entreprise avec l’Etat chinois et les soupçons d’espionnage qui pèsent sur elle, l’ouverture des marchés de communication chinois à nos entreprises est loin d’être évidente. Les Chinois sont-ils pour autant moins vertueux que les Américains, qui disposent déjà du marché européen des communications et qui poussent des cris d’horreur à l’idée que leur concurrent asiatique ne le leur ravisse? Rien n’est moins sûr. L’Europe doit se décider et vite.

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