“Chef du bonheur”, la banane du siècle !

Maxence HARINTHE
MaxSenseMaking
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10 min readJan 22, 2017
Montage réalisé par mes soins _ photo originale par Nikki Knight

Je vais sans doute faire des malheureux parmi les Responsables du Bonheur…
Un comble, vous me direz, pour ces derniers qui entendent combler leurs collaborateurs.

Reprenant la punchline de Booba, cet article est le fruit d’un constat sur la popularité contestée des « Chief Happiness Officers », considérés par certains comme les remplaçants des RH devenus obsolètes.

A mes yeux, ce titre de CHO concourt à celui de « banane du siècle », soit une grande arnaque intellectuelle. 🍌

Pourquoi je n’apprécie pas cet intitulé ? #Epluchage

1 ) Parce que le premier CHO de l’histoire, c’était un clown !

…et que ça en dit long sur ses successeurs de mon point de vue. En effet, il faut se souvenir que le premier Chief Happiness Officer à avoir été nommé nous vient d’Outre-Atlantique et que ce n’est autre que le ̶f̶l̶i̶p̶p̶a̶n̶t̶ ̶e̶t̶ ̶s̶a̶r̶d̶o̶n̶i̶q̶u̶e̶ Ronald McDonald’s, le 28 août 2003, soit 2 mois après que le dictionnaire Merriam-Webster (l’équivalent du Larousse ou du Petit Robert aux USA) n’est fait entrer dans ses pages la définition peu reluisante de “McJob”, et quelques mois après l’affaire des « adolescents obèses » qui accusaient les nuggets d’être coupable de leurs maux.

Deux événements très touchy pour le géant de la restauration qui a alors décidé de promouvoir sa mascotte Ronald au rang de CHO, pour bien montrer combien l’enseigne se souciait désormais très fortement du bonheur de ses salariés et de la santé de ses clients.

La suite, vous la connaissez : le logo est passé au vert, des fruits sont ajoutés aux Happy Meal, les campagnes de marque employeur et les informations nutritionnelles se sont succédées, et McDonald’s (rattrapée par ses concurrents Chipotle, Five Guys, Burger King ainsi que par les Food Trucks qui surfent sur la « hamburger mania ») a entrepris et accélère depuis quelques temps sa premiumisation/sa montée en gamme. Que du positif clairement !

Sauf pour le dernier point… depuis tout petit j’adore Mcdo mais ça devient carrément de plus en plus cher sans qu’on y mange + et/ou mieux… Bref, c’est un autre débat ^^

Les CHO, quand vous vous asseyez OKLM, j’vous vois comme ça… #Imnotlovinit

Tout ça pour dire que si les actions qui ont depuis été mises en œuvre sont louables (j’achète !), la nomination de Ronald reste à mon goût complètement clownesque & indigeste dans la mesure où elle revenait, à l’époque, à pincer (à l’aide d’un nez rouge) les narines de tous ceux qui pouvaient humer un problème… #alibiambulant

Vous remarquerez ainsi qu’il y a trois grandes catégories d’entreprises qui optent pour cette rebaptisation vers le CHO.

  • Celles qui, sur le modèle de Ronald, ont besoin d’enfiler un nouveau costume, de changer de couleur car elles reviennent d’assez loin, à l’instar des Feel Good Managers chez Orange (ex France Télécom)
  • Les start-up et autres structures adhocratiques, inspirées forcément par la Silicon Valley. Pourquoi ? je le développerai au troisième point.
  • Et enfin les entreprises aux organisations plus standards, qui sont entraînées dans un mouvement grégaire de jeunisme anti-luddiste.
    En d’autres termes, des sociétés qui sont en mode « moutons » pensant que c’est une tendance à suivre pour rester « dans le coup », convaincues en plus que c’est le meilleur argument dont elles puissent s’enorgueillir pour reléguer la concurrence au statut d’employeur du XIXème siècle…

2 ) Parce que c’est a minima maladroit, au pire pernicieux !

L’immense faille avec l’intitulé de CHO, c’est qu’il présente un caractère inextricable. Peu importe le “Chief”, la définition du bonheur qui est à la fois arrêtée et poursuivie par ce dernier se révèle être systématiquement une quête aussi présomptueuse qu’inexacte pour une simple et bonne raison :
le bonheur ne se chasse pas, il se reçoit.

« Si tu veux comprendre le mot bonheur, il faut l’entendre comme récompense et non comme but » #AntoineDeSaint-Exupery

C’est quelque chose de fondamentalement subjectif et personnel, qui correspond à un état durable de sérénité, et qui par là ne peut ni se résumer à une accumulation réussie d’instants joyeux, ni être la résultante de plaisirs fréquemment atteints.

Par conséquent, les CHO ne peuvent pas avoir le monopole du bonheur.
Personne ne devrait d’ailleurs avoir le droit ou la vocation de se l’arroger.

En instituant des “Chief Happiness Officers”, je trouve même que c’est une manière insidieuse de suggérer à ses collaborateurs que le bonheur passe, prioritairement sinon exclusivement, par le temps qu’il consacre à leur entreprise.

Or, le bonheur ne se décrète pas à renfort de babyfoot, de “crêpes party” ou de sorties au bowling entre collègues ; il ne s’invoque pas non plus en rendant possible le télé-travail ou le libre-choix de ses horaires.

D’abord, concernant ces 2 derniers points, (pourtant très souvent cités en exemple), ils ne sont pas applicables à tous :

Expliquez-moi comment il est possible de faire télé-travailler un boulanger et comment se passer d’un planning de présence pour des vendeurs en boutique?!

Ensuite, on vient de l’évoquer au point précédent, cette mode des CHO se trouve être la transcription d’un concept du bonheur “Made in US” qui est, ne l’oublions pas, le pays de la démesure et des réactions superlatives (OMG, that’s SO amazing!…).

Le terme de “Happiness” est trop fort, on parlerait de “bien-être”, cela ferait moins polémique.

De fait, je pense qu’il faut le relativiser et intégrer que ce modèle ne vaut réellement que pour les start-up en pleine croissance et les géants du web comme Google dont les membres sont ultra-dévoués et qui ont cette culture du travail presque sacerdotale. Pour le commun des entreprises, et notamment pour celles qui subissent des plans sociaux de licenciement, je crois que l’intitulé se fait immédiatement moins audible, non?

Par ailleurs, je suis toujours effaré par les éléments de langage et l’argumentaire des thuriféraires du “Happiness at work”.

Mais si ! Vous savez bien, vous les avez lus & entendus comme moi, ça commence toujours par :

“Mon rôle, c’est d’abord de faire que les gens arrivent en ayant le sourire le matin quand ils pénètrent dans nos locaux”

En creux, n’est-ce pas imposer, sans expressément le vouloir, un diktat de la bonne humeur où ceux qui ne sourient pas avec sincérité se sentent d’autant plus marginalisés et mal à l’aise ? #contreproductif

Aussi, il y a les fameuses l̶a̶p̶a̶l̶i̶s̶s̶a̶d̶e̶s̶ études de Harvard et du MIT qui expliquent combien il est bénéfique pour un employeur d’avoir des collaborateurs heureux, et qui sous-entendent donc qu’il est très important de travailler sur les conditions de travail pour optimiser leur productivité et leur créativité. Ce qui est pertinent, absolument recevable et même souhaitable !

Mais ces enquêtes n’exigent en rien que des postes de CHO soient instaurés, et elles ne démontrent pas plus que le travail est un levier auto-suffisant pour rendre heureux.

En remixant un dicton bien connu, on peut dire que le travail ne fait pas le bonheur mais simplement qu’il y contribue.

Un adage célèbre qui se vérifie avec les célébrités…

N’avez-vous pas remarqué que les plus grandes œuvres littéraires, cinématographique, musicales ou les plus grandes entreprises ont vu le jour dans des périodes sombres pour leurs géniteurs, lorsqu’ils n’étaient justement pas emplis de bonheur…

Je ne dis pas qu’il faille provoquer volontairement des drames ou des situations déplorables pour stimuler la créativité de ses équipes… Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit et ce que je ne voulais surtout pas dire hein ! Mais…

“Mon album vient d’une multitude de pertes arrivées au même moment. C’est comme perdre un bras et une jambe, et s’efforcer de trouver un moyen pour continuer de marcher de l’avant.” #808sandaheartbreak #Yeezy

Je tenais juste à noter que la créativité se moquait bien du bonheur pour naître, qu’elle avait même plutôt tendance à s’accroître quand celui-ci manquait, et enfin que l’abondance de biens et de confort ne pouvant à l’évidence être des “marches-pied automatique vers le “bien-être intégral”, la raison d’être des Chief Happiness Officers était condamnée à rester une pensée spéculative.

3 ) Parce que les CHO réinventent l’eau chaude…

Vous l’avez certainement décelé, je commençais à l’admettre quelques lignes plus haut, je ne suis pas en hostilité ni en contradiction avec l’action des “Chefs du bonheur”, je suis uniquement en profond désaccord avec la sémantique choisie car elle est chargée d’une symbolique qui va au détriment de l’élan philanthropique que celle-ci sous-tend.

  • Etre animé par des valeurs, une vision,
  • inciter ses collaborateurs à adopter certains principes et comportements,
  • prendre des initiatives de Team Building,
  • se mobiliser en faveur du développement durable,
  • développer une culture d’entreprise,
  • favoriser la communication grâce à des outils et des processus fluides,
  • encourager la cooptation,
  • veiller à la sécurité, la propreté et l’ergonomie de l’environnement de travail,
  • se préoccuper de la formation, de l’employabilité et de l’enrichissement des compétences de ses collaborateurs,
  • maintenir et même accroître l’intérêt pour leurs missions,
  • agir pour leur permettre de mieux percevoir le sens de leurs efforts, pour qu’ils puissent se situer dans la chaîne de création de valeur et qu’ils aient la capacité de comprendre leur contribution au projet de l’entreprise.

On pourrait énumérer encore des dizaines de points supplémentaires !

Tout ça, eh bien ça fait déjà partie du job des RH, des responsables RSE, des community managers et des chefs de services ! On peut même inclure le Responsable du Comité d’Entreprise, les infirmiers et les équipes QSE.

De fait, je saisis mal l’intérêt d’accoucher d’une nouvelle profession “duplicata”, davantage “fourre-tout” que plénipotentiaire et qui a en plus tous les défauts que j’ai explicité auparavant.

La pullulation des Chief Happiness Officers s’inscrit dans une tentative de réenchanter la fonction RH qui est, à mon avis, inadéquate.

A ce propos, ce n’est pas un hasard si les start-up sont les premières à substituer les RH par des CHO (ou plutôt à réaliser une dichotomie, en ne laissant à leur RH que l’administratif) ; elles agissent en fait par anticipation car elles craignent à juste titre que leur expansion soit synonyme d’évanouissement de leur esprit communautaire et de leur sentiment d’appartenance.

Le principe des vases communicants

Sauf qu’en opérant de la sorte , elles ne font que déplacer les enjeux de responsable, elles créent un nouveau poste en dévitalisant une fonction (la RH) qui se voit dès lors conférer des tâches répétitives d’une importance stratégique faible voire nulle.

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4 ) Parce que le titre de CEEO est infiniment plus pertinent !

Du coup, quitte à changer de nom pour impulser un nouveau paradigme et adopter des réflexes en phase avec la révolution numérique, je préfère de très loin le titre de CEEO pour Chief Employee Experience Officer (« Responsable de l’expérience collaborateur ») comme il existe depuis 2015 chez Airbnb, le célèbre site de location de logements de particuliers.

Cet intitulé présente l’avantage de mettre l’accent sur la notion d’expérience qui est neutre, sans connotation a contrario du mot “bonheur”.

Il y a quelques années, l’expression « expérience » était inutilisable parce qu’elle ne s’était pas encore enrichie du sens que la révolution digitale lui donne aujourd’hui.

Cortex et Minus, pour ceux qui ont connu et qui avaient zappé le nom de ce dessin animé !

On aurait immédiatement pensé à l’effet de cobaye et on aurait cru qu’on voulait assimiler les collaborateurs à de petites souris blanches de labo…
Alors que, bien au contraire,
de nos jours, le CEEO a pour finalité de ne plus faire évoluer ses collaborateurs dans des roues stupides et éreintantes qui ne mènent nulle part.

En effet, le modèle que propose Airbnb a le mérite d’être construit, d’offrir une alternative avec des champs d’action concrètement définis comme le montre le schéma ci-après :

Y sont distinguées pour être mieux recherchées et développées de manière holistique :

  • l’expérience physique, la qualité des locaux, des équipements, de la nourriture…
  • l’expérience “émotionnelle”, l’équivalent de la RSE
  • l’expérience “intellectuelle”, la façon dont sont gérés les recrutements et les carrières
  • l’expérience “virtuelle”, la qualité et la pertinence des technologies de collaborations utilisées
  • l’expérience “aspirationelle”, la transparence des pratiques, le leadership par l’exemple, l’application factuelle des valeurs défendues…

Pour en savoir +, je vous recommande la lecture de cet article

Pour les fluents, je vous conseille aussi ces 2 liens du site Forbes.com

Toutefois, la dénomination de CEEO se limite aux employés alors qu’il y a les candidats (= les potentiels futurs collaborateurs) à ne pas oublier !

Si effectivement tous les efforts en interne peuvent se faire ressentir à l’externe, il reste du devoir des RH de les faire savoir et de le valoriser.
Tout est une question d’interaction, que ce soit avec les collaborateurs déjà présents ou ceux en puissance (du sourcing conversationnel, à l’intégration, en passant par le management et la formation jusqu’au départ des collaborateurs et leur possible réembauche).

C’est pourquoi j‘aime beaucoup également l’intitulé de Responsable des Relations Humaines comme je l’ai exposé dans ma thèse professionnelle.

“Responsable du Bonheur, ce n’est pas raisonnable… raisonnons en Expérience !”

Enfin je terminerai en ajoutant que dans mon intime conviction, le bien-être au travail réside autant (si ce n’est parfois plus) dans la non-influence nuisible d’acrimonieux permanents, d’atrabilaires perpétuels et d’égos complexés que dans l’installation d’un flipper ou l’implémentation d’outils et processus de communication efficients.

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