Créer et innover collectivement : trois leçons issues du jazz

Juliette Magniere
Meaningful Stories
Published in
5 min readAug 14, 2019

Dans le champ du design, de l’innovation et de l’entrepreneuriat, nous assistons aujourd’hui au développement de méthodologies de conception collaboratives : design de services, design thinking, lean startup… Point commun de ces processus visant à remettre le client au centre pour innover : la création n’est plus l’affaire de quelques “génies” mais bien un geste collectif nourri par de nombreux échanges et discussions. Dans ce contexte, quelle place reste-t-il à la sensibilité individuelle, à l’intuition et à l’improvisation ?

La dimension collective inhérente à ces approches peut effectivement être perçue comme un frein au libre-arbitre, une contrainte dans l’expression des idées et intuitions à partager au groupe. Doit-elle nécessairement écarter toute part de subjectivité, pourtant essentielle au sein du processus de création ?

Au sein du studio Meaningful, nous sommes convaincus qu’il est possible de créer un environnement favorable à l’expression des individualités et des sensibilités, sans remettre en cause la raison d’être du groupe. La preuve, avec ces 3 leçons d’improvisation et de création collective inspirées du jazz.

John Coltrane by Francis Wolff

Le thème et la grille, ou l’art de se donner un cadre

Que ce soit pour improviser à plusieurs au sein d’un groupe de jazz ou pour orchestrer une démarche d’innovation collaborative, la mise en place d’un cadre est indispensable. Il permet de développer des rituels et des règles partagées par tous les membres du groupe. Il s’agit néanmoins de bien définir le degré de cet encadrement, pour donner les moyens à chacun de le remettre en question, et éviter l’installation d’un processus trop routinier.

En matière de jazz, les musiciens construisent leurs variations et créations à partir d’un thème structuré, et d’une grille de base harmonique et rythmique : celle-ci permet évidemment de partager un socle commun entre musiciens, mais aussi de prendre du recul et de permettre à chacun d’inventer de nouvelles formes à ce thème commun. Généralement, le thème principal est d’abord joué par les musiciens avant de laisser place à la première improvisation –le chorus–, réalisée par l’un des membres du groupe en respectant la suite harmonique de la grille.

Les méthodologies de conception collaboratives telles que le design thinking et le design de service présentent beaucoup de similitudes avec le thème et la grille du jazz. Ce sont des outils permettant de partager une vision commune et d’orchestrer le processus de création à plusieurs. Mais ils ne garantissent en aucun cas la création en soi : elle émane plutôt des variations –voire des inventions– réalisées par les musiciens à partir de ce thème. De la même façon, dans un processus d’innovation, chaque membre du groupe porte la responsabilité de l’évolution du thème principal, en l’interprétant à sa façon.

Don Cherry and Henry Grimes by Francis Wolff

Des jazzmen expérimentés pour l’équilibre du groupe

L’une des clés permettant de respecter et d’encourager le libre arbitre de chacun au sein d’un groupe, réside dans l’équilibre créé entre les individualités. S’agissant du jazz, les musiciens ont un rôle clairement défini par leur instrument. Et, chacun de leur côté, ils entretiennent leur pratique instrumentale, répètent et travaillent leurs partitions, leur style et leur phrasé, pour pouvoir jouer pleinement leur rôle pendant les temps collectifs.

Dans le cadre d’un projet collaboratif et pluridisciplinaire comme une mission de design thinking, la répartition des rôles et la régularité des rencontres sont tout aussi importantes. L’équilibre du groupe, alors composé d’experts, de chercheurs, de designers et d’un facilitateur, repose sur le fait que chacun puisse jouer un rôle unique mais surtout actif dans le processus. Il est décisif aussi de limiter le nombre de participants à 8 personnes au maximum, pour assurer la bonne organisation des ateliers de travail. Souvent, l’aspect collectif devient un frein lorsque trop de personnes interviennent dans ces réunions, sans un rôle bien défini au préalable. Le quintette plutôt que le Big Band…

L’objectif est aussi d’encourager les parties prenantes à communiquer leurs fonctions au sein du groupe et à affirmer leur identité. Une attention particulière doit être portée aux premières minutes de chaque atelier, durant lesquelles les participants font connaissance et identifient le rôle des uns et des autres.

Art Taylor by Francis Wolff

Le temps de l’improvisation, ou l’art de la conversation

Les échanges, les conversations, ou plus largement les interactions constituent le troisième pilier de la création collective. Dans un groupe de jazz, les musiciens soutiennent celui qui est en train d’improviser, ils l’accompagnent pour qu’il puisse notamment garder le rythme. Et, par une oreille attentive et quelques jeux de regards, le groupe laisse place au musicien suivant qui s’élance à son tour pour une nouvelle phase d’improvisation.

De la même façon, dans la co-création, chacun expose une partie de son travail en atelier et interpelle les autres membres du groupe sur sa vision, ses idées. Le rôle des autres membres du groupe est tout aussi important : comme dans l’improvisation en jazz, ils viennent en soutien donner le rythme et parfois compléter l’harmonie. Ils sont eux aussi à l’écoute et inscrivent leur propre phrase dans cette conversation. Attention cependant à préserver un temps de parole suffisant pour tous les participants, et à intervenir de façon à s’inscrire dans la dynamique du groupe.

Enfin, les ateliers d’une démarche de co-création peuvent aussi s’inspirer des groupes de jazz par le caractère inclusif des musiciens. Tous ont droit à la parole, même les moins chevronnés dans un style moins affirmé, mais tous sont stimulés par le groupe et ainsi encouragés à exprimer leurs idées.

Miles Davis and John Coltrane by Francis Wolff

La force du design c’est de réconcilier raison et intuition. Au sein du studio Meaningful, nous sommes convaincus qu’il n’y a pas deux processus créatifs à opposer, l’un subjectif, celui du créateur isolé, et l’autre, collectif, soumis au consensus. Il existe selon nous la possibilité de réunir ces deux approches à condition d’embarquer dans le processus collectif des “jazzmen” expérimentés, respectueux du cadre de travail, à l’écoute des autres, et motivés par l’idée de créer et d’improviser avec le groupe. À vous de jouer.

Marine Rouit-Leduc, Juliette Magniere

Thanks to Eric Villemin

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