Les épidémies et la langue

Peut-on faire un lien entre les grands bouleversements et l’évolution du langage?

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Medicus AI France
4 min readJul 8, 2020

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Étudiant en linguistique, j’ai souvent entendu l’idée que les langues évoluent rapidement en périodes de grandes turbulences: les guerres, les famines et les épidémies. Une situation d’urgence vitale sur une période suffisamment longue entraîne nécessairement une adaptation des formes de communication. Les personnes affamées prennent rarement la peine de parler en alexandrins et de respecter les règles les plus pointues du beau parler.

De façon extrêmement simplifiée, on peut ainsi avancer l’hypothèse que la grande peste du milieu du XIVe siècle, qui a tué près de la moitié des Européens, a accéléré le passage de l’ancien français au moyen français: la langue se simplifie, les déclinaisons issues du latin ne sont plus utilisées, et les mots prennent la place qu’on leur connaît au sein de la phrase.

Force m’est d’admettre que je ne pensais pas observer un tel phénomène de mon vivant. De nos jours, la langue est bien plus codifiée et préservée des aléas, ce qu’on peut par ailleurs déplorer. Les dictionnaires et les académies gardent avec bravoure la langue de Molière, en oubliant bien souvent que cette langue est bien différente de celle qu’ils défendent. Faut-il revenir à l’“orthografe” en usage au temps de l’auteur du Misanthrope?

Presque 7 siècles après la peste noire, la pandémie de 2020, sans entraîner les bouleversements que la langue a subis au Moyen Âge, a tout de même apporté son lot de néologismes, de tournures nouvelles et de défis linguistiques pour tous les journalistes, traducteurs et rédacteurs.

Est-il ainsi déjà possible de faire le bilan des modifications linguistiques apportées par le nouveau coronavirus? Notre langue a-t-elle également été contaminée? S’il serait présomptueux de prétendre faire un inventaire, examinons au moins quelques exemples.

Il a fallu d’abord inventer un mot pour cette maladie à laquelle on ne comprenait rien, et à laquelle on ne comprend toujours pas grand chose. C’est un acronyme, assez froid et peu spectaculaire, qui a été choisi. D’abord écrit COVID-19, puis Covid-19; ceux qui ont étudié l’évolution du mot sida prédisent que l’on adoptera bientôt la graphie covid-19.

On aurait pu penser que le plus dur avait été fait avec l’adoption universelle de ce mot nouveau, et après que les usagers eurent compris qu’il désignait non pas le virus, mais la maladie. Il demeure pourtant l’insoluble problème de déterminer si l’OMS, en accouchant de ce terme, a mis au monde un garçon ou une fille. Le mot passe du masculin au féminin selon les semaines, les recommandations, les régions. Il se féminise volontiers en traversant l’Atlantique et en adoptant l’accent canadien, mais reste d’une indéboulonnable virilité en France, malgré les conseils d’une académie plus que jamais impuissante.

S’il ne s’agit pas d’un néologisme, le terme “confinement” a toutefois pris avec un certain culot la place de l’“interdiction de déplacement” qui était avancée par les autorités. Certains mots s’imposent d’eux-mêmes dans l’espace public. Phénomène étrange, le fait même que le président de la République se refuse à le prononcer pendant plusieurs semaines a semblé accélérer son adoption enthousiaste par les médias. Son absence du discours présidentiel était si criante, que ce fut pour ce terme une promotion inespérée. Tout aussi spontanément est apparu le mot “déconfinement”, et de façon si naturelle qu’on en oublierait qu’il s’agit effectivement d’un néologisme en bonne et due forme.

Ces mêmes médias reconnaissent parfois leurs erreurs et parviennent à corriger une habitude qui semblait en voie d’ancrage dans le discours officiel. Ainsi la “distanciation sociale”, oxymore assez surprenant, a laissé progressivement la place au moins surréaliste “distanciation physique”, même si les puristes y voient cette fois un pléonasme.

Les “gestes barrières”, le “distanciel”, le “présentiel”… La langue s’est enrichie durant cette crise. Des mots à l’orthographe hésitante, qui n’apparaissent pas encore dans les dictionnaires, et dont on ne sait pas s’ils vont s’installer durablement dans nos habitudes verbales.

Pendant la grande épidémie de mort noire, les gens ne prononçaient plus les mots correctement. Il est assez difficile et tragique d’imaginer une détresse humaine telle qu’elle trouble jusqu’à l’articulation et l’usage de la langue. C’est un de ces signes qui nous renvoient aux épreuves que nos ancêtres ont eu à traverser.

La situation est sans doute bien différente actuellement, et si la langue est bien influencée par les crises que nous traversons, et en particulier par la pandémie de 2020, c’est surtout parce qu’il a fallu combler certains vides terminologiques créés par une situation inédite. La pandémie de Covid-19 ne bouleversera pas la langue française, mais agrémentera son vocabulaire de ces termes et expressions qui nous replongeront dans cette turbulente année 2020 à chaque fois que nous les entendrons.

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