Blockchain et cryptomonnaies : comment renouer avec la confiance ?

Guillaume Moret-Bailly
Meetech - We Love Tech
6 min readOct 4, 2019

«Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.» Lorsqu’Emmanuel Kant écrit ces mots, il met en avant le terme de confiance dans sa conception la plus moderne, telle que la comprenaient les philosophes des lumières, portés par l’essor des principes démocratiques. Que l’on parle de confiance en soi, confiance envers autrui, ou encore de confiance en une institution, cela relève purement et simplement d’une alchimie. De la même manière qu’Hobbes comparera l’Etat au monstre biblique du Leviathan en 1651, c’est ici l’Etat qui se place en détenteur du monopole de la violence légitime et s’érige donc naturellement en garant du contrat social qui le lie à son peuple. Tandis que l’Etat, et plus largement l’ensemble des institutions garantes de ce contrat social si cher à Jean-Jacques Rousseau, est accusé de ne plus écouter les citoyens, l’émergence d’une société numérique et de technologies innovantes comme la blockchain et bitcoin viennent remettre en perspective cette notion cruciale de confiance.

Pour renouer avec la confiance, tel était le thème des Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence cette année, les penseurs de la technologie blockchain ont imaginé réinventer technologiquement la confiance.

Pour autant, comme il est d’usage de l’entendre lors de discussions autour du sujet, peut-on faire confiance à une technologie récente, qui a, fut un temps, elle-même patti d’une sensation de défiance des citoyens en raison de ses utilisations détournées dans le Dark Web ou encore des arnaques au Bitcoin dont elle a été victime.

«Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres» nous disait Gramsci. Doit-on pour autant adopter une posture pessimiste à l’égard d’une technologie pleine de promesses ?

Nous sommes bien là face à un paradoxe de taille qui fait sens dans notre société aujourd’hui : le bitcoin souffre d’une image négative tandis que la blockchain apparaît comme une technologie révolutionnaire dont la majorité des entreprises tente de se saisir. Dès lors, comment réussir à faire le trait d’union entre ces deux extrêmes et ainsi créer les conditions d’un nouvel écosystème en rupture profonde avec le “vieux monde” qu’a instauré le système financier international ? De la même manière qu’au cours de l’histoire, les citoyens ont placé leur confiance entre les mains des Etats, des institutions religieuses ou encore des structures éducatives, la blockchain est-elle capable de réinventer technologiquement la confiance ? Cela nous amène à repenser notre propre existence, et pose la question de la confiance que l’on est capable d’accorder à un autre que soi. Saura-t-on saisir l’occasion ?

Le Bitcoin : une vaste arnaque ?

Le Bitcoin fait l’objet de nombreuses réactions dans la sphère économique et financière. Si de nombreux enthousiastes voient en Bitcoin une manière de renouer avec la confiance envers autrui en permettant des transactions directes sans tiers de confiance entre un utilisateur A et un utilisateur B, d’autres membres du monde économique et financier classique ont une tout autre vision sur la question. Warren Buffet, le célèbre investisseur et milliardaire américain explique que le Bitcoin n’a pas de valeur intrinsèque et que l’augmentation de son prix est le simple résultat de la spéculation des investisseurs sur l’augmentation de la demande de Bitcoin dans les années à venir. Joseph Stiglitz, prix nobel d’économie, se positionne également dans une posture anti-Bitcoin, il explique dans la même lignée que la création de la monnaie est l’affaire des Etats et non celle de Bitcoin. De plus, selon lui, le prix Bitcoin n’est justifié par rien d’autre que par les attentes des propriétaires de Bitcoins en ce que le Bitcoin pourrait être demain. A l’occasion des Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence, qui se sont tenues en Juillet 2019, Nouriel Roubini, professeur à l’Université de New York, s’est emporté contre le Bitcoin dans une conférence : selon lui, les cryptomonnaies et le Bitcoin en particulier représentent principalement un “repère d’escrocs” qui profitent de la naïveté de certains investisseurs pour leur voler leur argent grâce à des stratagèmes rodés en passant notamment par des sociétés domiciliées aux Seychelles.

Dès lors, que retirer de ces discours anti-Bitcoin ?

Le principal enseignement est qu’il y a une défiance massive envers le Bitcoin et les cryptomonnaies en général, ou plutôt une défiance envers les personnes qui pourraient être derrière cette technologie. Cela laisserait presque à penser à une théorie du complot en écoutant Nouriel Roubini dire que les cryptomonnaies sont dirigées de manière centralisée par des “mafias de développeurs” alors qu’elles prétendent être contrôlées et gouvernées de manière décentralisée. Ainsi, le problème qui émerge provient du fait que le Bitcoin et les cryptomonnaies, en partant de l’idée de créer un nouveau système pour lutter contre la défiance qui peut exister envers le système financier actuel, ont en quelque sorte recréé un système similaire où la défiance est encore plus forte car il n’existe aucune régulation.

Une dissociation entre cryptomonnaies et blockchain

Si le monde obscure et décentralisé des cryptomonnaies semble provoquer la défiance de certains : arnaques, utilisation criminelles, manipulation des prix etc… La technologie blockchain, sur laquelle repose les cryptomonnaies, elle, fait de plus en plus l’objet d’une adoption généralisée, notamment dans le monde de l’entreprise où l’utilisation de cette technologie dans sa variante privée, fait l’objet de cas d’usages prometteurs. On peut par exemple observer le développement de la blockchain pour assurer la traçabilité alimentaire, c’est ce que fait IBM en proposant la blockchain Foodtrust notamment. Le principal problème de la technologie blockchain dissociée de celle de cryptomonnaies publiques, demeure son manque d’innovation. Une blockchain privée peut apporter de la sécurité et une immutabilité des données. Cependant, de nombreux experts s’accordent à dire que la blockchain en mode privé n’est qu’une réinvention de la base de donnée ! Rien de bien révolutionnaire en somme.

Un nouveau monde en quête de maturité

Si beaucoup s’accordent à dire que la révolution blockchain s’apparenterait peu ou prou à la révolution provoquée par l’arrivée d’internet, il faut être vigilant de ne pas confondre Internet qui est apparu dans les années 1960 et le Web apparu ensuite dans les années 1990. La blockchain et les cryptomonnaies comme Bitcoin ne sont que des protocoles, ils constituent la base de l’infrastructure qui permettra demain de développer des application décentralisées, des smart contracts, et permettra également de réaliser des transactions financières sans tiers de confiance. Il reste donc encore des pans entiers de la technologie à développer. Quoiqu’il en soit, les experts s’accordent sur le fait que ce sont les cryptomonnaies et le concept de tokenisation qui apportent une réelle valeur ajoutée, plus que la technologie blockchain en elle-même.

Sans les cryptos, la blockchain n’est pas très fun” déclarait le PDG du fond d’investissement Invest 2048 lors des Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence.

Le fondateur de Blockchain Partner ajoutait également que Bitcoin sera sans doute la monnaie digitale du futur à l’échelle internationale. S’il existe encore, certes, de nombreuses zones d’ombres dans une technologie peu mature, le potentiel déjà prouvé et testé de celle-ci à offrir une alternative aux individus non bancarisés et aux citoyens de pays connaissant des phénomènes de surinflation font des cryptomonnaies des objets digitaux dans lesquels il est encore possible de croire en leur capacité à révolutionner le monde de demain. Cela ne se fera peut être pas aussi rapidement que ce que l’on aurait pensé au départ, mais sans doute à l’horizon des 5–10 ans à venir, le temps de continuer à développer des standards dans les protocoles ainsi que des applications qui apportent plus de valeur ajoutée que les fameux “Cryptokitties” d’Ethereum !

Ainsi, dix ans après la création du Bitcoin, nous arrivons à un tournant important : nous vivons une période d’adoption globale de la technologie blockchain privée et l’existence, en vain, de craintes à l’égard les cryptomonnaies. Après avoir résolu le problème de la double valeur dans le monde digital, le Bitcoin semble maintenant se heurter à celui de la confiance. La transition d’une confiance vers le Bitcoin n’est pas toujours si simple. Pour autant, les crises économiques et politiques majeures semblent être un accélérateur indéniable de l’attractivité du Bitcoin. La défiance envers les pouvoirs centraux entraînant ainsi la confiance envers l’allternative décentralisée.

Un article co-rédigé avec Karen JOUVE, consultante chez Wavestone.

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