Les Low techs à l’heure du numérique

Jane Mazzocato
Meetech - We Love Tech
8 min readOct 16, 2019

Parler de low tech dans un blog qui aime la technologie, c’est peut-être un peu de provocation de ma part mais c’est surtout l’envie d’élargir le débat sur l’usage de la technologie à travers une autre perspective.

Qu’est-ce que les low techs ?

Il est difficile de limiter le concept à une définition, cependant l’expression low tech regroupe les technologies sobres, durables et résilientes. Les exemples les plus connus des low techs dans le domaine privé sont les fours solaires ou les frigos du désert. Ces innovations mettant en œuvre des solutions bon marché à des problématiques-clés pour les populations du tiers-monde se diffusent et touchent peu à peu les autres sphères économiques en raison de l’urgence climatique et de la pression démographique sur les ressources :

Consommation des ressources naturelles :

  • De quelles ressources parle-t-on ? Dans le monde de l’informatique, la ressource-clé est l’électricité. De l’électricité pour les terminaux, bien sûr, mais aussi de plus en plus d’énergie pour alimenter les nombreux datacenters qui hébergent les données et assurent à travers le monde les nombreux échanges d’informations en quasi-instantané. En 2015, l’énergie consommée par les datacenters en France était équivalente à la consommation énergétique de la ville de Lyon. La percée du cloud dans le monde et l’augmentation du volume de données collectées (amplifiée par l’augmentation des objets connectés), échangées (merci le streaming) et conservées vont accentuer le poids du numérique dans la consommation mondiale d’électricité. Un bilan carbone en 2018 de 4% des émissions de CO² (autant que l’aviation) qui devrait continuer à augmenter.
  • Une infographie datant de 2015 éclaire cette pression sur l’énergie.
  • Par ailleurs, cette électricité est produite pour sa grande majorité avec des ressources naturelles fossiles et non renouvelables, dans la plupart des pays développés.
  • Cependant ce ne sont pas seulement les usages informatiques mais également la fabrication des terminaux et infrastructures de stockage et réseau qui consomment, et les ressources minières nécessaires à cette fabrication s’épuisent. Un rapport de l’Ademe (l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’énergie) de 2017 explique que si les réserves de minéraux et métaux sont mal connues, l’épuisement des gisements actuels de ceux-ci va mener à l’exploitation de gisements de plus en plus difficiles d’accès avec un coût d’extraction et un impact sur l’environnement de plus en plus importants. L’Ademe note également que le recyclage de ces matériaux ne permettra pas d’alimenter la croissance de la demande : trop composites, en couches trop fines, pas assez collectés…
  • Ce ne sont bien sûr pas les seules : pénuries d’eau, de sable (saviez-vous que le sable est la troisième ressource naturelle la plus consommée, utilisée par le bâtiment mais aussi dans les composants électroniques et qu’elle n’est pas renouvelable ?), extinction de nombreuses espères animales et végétales… le constat est alarmant.
  • On notera aussi que la mise à disposition de ces ressources pose question également : transporter, transformer, conditionner, transporter de nouveau auprès des consommateurs est énergivore, et génère des emballages et déchets à chaque étape.

L’essor des green techs :

  • Les green techs sont des technologies qui tentent de réduire ou améliorer la consommation d’énergie et de ressources tout au long du cycle de vie.
  • Si la démarche est louable, ces technologies reposent souvent sur les énergies éolienne et solaires ou sur de l’électronique embarquée (moteurs à aimant de l’industrie automobile électrique) et nécessitent l’utilisation de matériaux très particuliers, les “terres rares”, ressources critiques dont la Chine détient le quasi-monopole de l’exportation (plus de 90%) :
  • Ces ressources, dont l’extraction est extrêmement polluante, sont très disséminées à la surface du globe rendant difficile leur exploitation.
  • De même que pour le reste des ressources minières, les besoins croissants vont conduire à l’exploitation de gisements de moins en moins accessibles et “purs” et donc à des coûts d’extraction (financiers mais donc humains et environnementaux) de plus en plus importants.
  • À noter, le CNRS s’inquiétait déjà en 2014 de l’épuisement des ressources et des besoins toujours plus croissants de l’économie française.

Afin de répondre à ces enjeux, la low tech propose une vision pragmatique :

  • Requestionner les besoins et promouvoir la sobriété en apprenant des pays aux ressources contraintes une façon de concevoir et d’innover.
  • Concevoir des produits plus simples à utiliser et à entretenir, réellement durables ! Une version de ce leitmotiv est le if you can’t fix it you don’t own it (si un constructeur interdit la réparation, il empiète sur le droit de propriété des personnes) de la communauté IFIXIT.
  • Arrêter le jetable et le temporaire, ou à défaut, revoir en profondeur la gestion des déchets. Un mouvement Zéro Déchet est en train de voir le jour dans les économies développées, c’est l’opportunité de changer les usages et d’imaginer du Zéro Déchet appliqué à l’informatique à travers le cycle de vie des produits informatiques : du moins pour le Refuser, Réduire, Réutiliser, Recycler, le dernier principe, Composter, étant un peu plus complexe à mettre en œuvre…

Pour l’IT, les leviers d’actions sont nombreux : certains demandent seulement d’optimiser les processus actuels dans une logique d’efficience et de sobriété, d’autres de transformer en profondeur les méthodologies et pratiques. Nous tenterons dans cet article de vous donner un aperçu synthétique des principaux leviers, n’hésitez pas à réagir en commentaire pour alimenter ce premier panorama !

Premier levier : optimiser les ressources consommées

À niveau de performance égale et donc en offrant la même qualité de service à l’entreprise, il est possible de réduire la pression exercée sur les ressources.

Définir les grands principes d’une architecture SI frugale :

  • Définir un référentiel et l’utiliser systématiquement afin de challenger le design des SI (par exemple : redondance sur 2 sites, PRA sur un 3ème site, rationaliser le nombre d’environnements, tri/sélection des données, etc)
  • Appliquer les bonnes pratiques, par exemple en optimisant les appels API qui génèrent du cache

Concevoir des logiciels pensés pour économiser les ressources : entre 1995 et 2015 le poids moyen des pages web a été multiplié par 115 :

  • Intégrer un référentiel d’éco-conception ou une mesure de l’impact en matière de GES dès les spécifications
  • S’appuyer sur des outils d’éco-conception pour faciliter la démarche

Optimiser l’efficacité énergétique de ses infrastructures :

  • Analyser la consommation et identifier les potentiels d’amélioration
  • Sélectionner des partenaires s’engageant dans cette démarche
  • Mettre en œuvre des solutions économes en énergie voire ayant des fonctionnalités d’optimisation des outils d’infrastructure

Acheter de façon responsable :

  • Inclure et fortement pondérer des critères RSE (émissions de GES lors de la fabrication, gestion du cycle de vie, labels) dans les grilles de notation pour l’ensemble des appels d’offres (a minima matériels et logiciels voire étendre à l’ensemble des sélections de fournisseurs externes)

Allonger les durées de renouvellement des équipements

En synthèse : sur l’ensemble du cycle de vie d’un service IT, analyser et piloter l’impact en termes de consommation des ressources afin de pouvoir l’optimiser pour un même niveau de qualité de service.

Second levier : transformer les usages et établir une culture de la frugalité/sobriété

Enfin, les gains en efficacité, qualité et fonctionnalités du numérique ne doivent pas masquer une certaine gadgétisation de l’IT : habitués à consommer en permanence des nouveaux produits, il est nécessaire de questionner nos habitudes et nos besoins réels. La DSI peut jouer un rôle clé au travers de la gestion de la demande IT, la gestion du portefeuille de projets ou l’établissement d’un schéma directeur :

Traiter le sujet au niveau Direction Générale et l’inscrire dans les orientations stratégiques. Cette ambition pourra ainsi appuyer le potentiel engagement sociétal de l’organisation, anticiper les évolutions réglementaires probables, mais également avoir un impact positif sur la culture d’entreprise et l’image auprès du marché (partenaires, candidats…)

Remettre à plat les besoins des directions métiers et identifier la valeur marginale apportée, adapter le niveau de service associé :

  • Employer des démarches différentes dans la définition des besoins : UX design pour simplifier ou optimiser la navigation, innovation frugale.
  • S’appuyer dans la mesure du possible sur les solutions existantes.
  • Ajouter des critères de sobriété sur les dossiers de validation des projets, pondérer les arbitrages du portefeuille avec ceux-ci.
  • Demander à motiver l’inscription d’une application en niveau de service critique ou établir un surcoût dissuasif.
  • Fixer des objectifs de réduction de l’impact carbone au niveau global de l’entreprise : étudier la possibilité de faire certifier l’entreprise.
  • Analyser les services au catalogue, rationaliser ceux-ci afin de libérer les ressources afin qu’elles soient disponibles pour d’autres besoins.
  • Promouvoir une veille low tech sur les études d’impact, les solutions durables et résilientes du marché de l’IT…

Sensibiliser les collaborateurs aux enjeux et leur proposer des solutions low techs dans la limite du rôle de l’entreprise

  • Limiter les déplacements : télétravail, réunions à distance ou limiter le nombre d’intervenants notamment pour les déplacements à l’étranger
  • Alerter sur leur consommation numérique : visionnage de vidéos en streaming, poids des pièces jointes dans les mails ou du nombre de destinataires, nettoyages des boîtes de réception et des stockages cloud individuels et partagés…
  • Et toutes les actions Green plus classiques : rappeler de limiter les impressions, débrancher les équipements informatiques non utilisés, éteindre plutôt que de mettre en veille…

Ces transformations auront d’autant plus d’impact qu’elles seront pilotées de façon centrale, afin d’en assurer la mesure, la diffusion et la cohérence.

En conclusion, une prise de conscience des enjeux environnementaux me semble nécessaire, et de nombreux leviers existent pour agir. Je m’attends dans les prochaines années à ce que les DSI s’emparent de la notion de gain marginal pour repenser l’innovation, le time to market, la valeur apportée aux métiers ou délivrée directement au marché et que l’évaluation de l’impact du cycle de vie des services se généralise : s’appuyer sur les principes de sobriété des low techs me semble être un virage à ne pas rater.

Cet article n’a pas été rédigé sans aide : Johann Guittet et Benoît Durand merci pour les premiers brainstorms, Dimitri Ho, Laura Chauffour et de nouveau Benoît merci à vous pour les compléments et relectures multiples.

Pour aller plus loin :

Articles presse grand public :

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