Ludivine et le soda

iamleyeti
Micro Fictions
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4 min readOct 6, 2015

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« À quoi pensent les skateurs lorsqu’ils sont assis sur leurs planches et contemplent le park ? » avait écrit à la va-vite sur son carnet Ludivine. La mine de son crayon s’était brisée sur le « k » de « park », ce qui avait eu pour conséquence de stopper net son idée. Elle releva la tête et fixa un instant, et sans même s’en rendre compte, le jeune homme en face d’elle.
Il était donc assis sur son skateboard, penché en avant, le nez presque dans les genoux. Il respirait lentement et on pouvait voir la peau de son ventre mince se soulever à peine, fidèle aux oscillations de sa planche, qu’il roulait de gauche à droite.
Cette image évoquait pour la jeune femme un souvenir lointain, un voyage en Inde des années plus tôt. Elle était restée des heures à observer, fascinée, un vieil homme assis sur une pierre qu’il faisait basculer négligemment, d’avant en arrière, son regard posé sur une vallée dont le nom échappait à Ludivine. On ressentait dans l’air cette écrasante chaleur, ici comme là-bas. À quoi ces deux humains pouvaient-ils penser ?
Ludivine trouva assez beau d’imaginer que l’un comme l’autre avait en tête la même idée. Le corps balancé faisait remonter au cerveau un flux commun de concepts et de doutes que le monde entier partage. Ils captaient la même longueur d’onde, séparés par l’espace et, remarqua Ludivine un peu déçue, le temps.
Elle dégaina son appareil photo et pris quelques clichés du jeune homme. Il semblait si loin si profondément perdu dans ses pensées que sa bouche s’était lentement plissée pour former un petit volcan de chair. Quelle idée formidable allait en sortir ?
Il se redressa soudain, dépliant son corps plutôt grand pour son âge, pas plus que douze ou treize ans. Il tapa du pied sur son skate pour le faire sauter jusqu’à lui et piqua un sprint vers la première rampe du park. En une seconde, il se trouva au sommet, les deux pieds joints à la planche, les bras ouverts pour s’équilibrer, dévoilant au passage une pilosité naissante et un peu ridicule.
« Tu vois, c’est quelqu’un comme ça qu’il te faut. »
Ludivine tourna lentement la tête vers son amie de toujours.
« Qui ça ? Le skateur ? — Quel skateur ? »
Elle vit enfin l’objet de toute l’attention de Ludivine.
« Tu as trois fois son âge. Non, je te parle de Hugh Jackman. »
Elle pointa du doigt la page d’un magazine de mode où une photo de l’acteur australien le montrait sortant d’un restaurant avec dans ses bras un petit enfant au visage flouté.
« Il a l’air parfait. Bon père. Bon acteur. Bon chanteur. — Mais il vit en Australie. Et c’est aussi une star. Je ne comprends pas pourquoi on continue à jouer à ce jeu idiot de croire que l’on peut rencontrer une star. Ils vivent dans un autre monde, ils sont intouchables. Jamais personne épouse une star. — Ton problème, c’est que tu n’aimes pas rêver. »
Ludivine faillit partager son concept de skateur et d’Indien connectés, puis elle se ravisa, préférant récupérer dans son sachet en plastique la canette de soda qu’elle n’avait pas bu. Elle n’aimait pas ça, mais c’était dans le menu du petit traiteur libanais en bas de son travail. La pause au soleil, avec son amie, nécessitait de faire des sacrifices terribles comme celui de prendre le menu à sept euros avec une boisson sucrée infecte.
Elle l’engloutit en deux gorgées et puis se dit que, quand même, elle ne risquait pas grand-chose. Après tout, son amie de toujours était son amie depuis toujours et elle pourrait comprendre. Ensemble, elles avaient vécu des choses, elles avaient ri et pleuré à cause des mêmes emmerdes, grâce aux mêmes bonheurs. Assises sur la pelouse, à deux pas du seul skate park de la ville, elles ressemblaient à une publicité pour un soda destiné aux jeunes femmes actives et soucieuses de leur ligne. En arrière-plan, un jeune homme faisait du skateboard en pleine journée, visiblement à une heure où les gens de son âge se trouvent en cours. Il y avait un ciel bleu azur et une herbe vert pomme. Une dame promenait son chien, mais la perspective de son corps semblait en léger décalage avec le reste de l’image, comme si on l’avait coupée sur une autre image et recollée ici. Plus on fixait cette publicité, plus elle paraissait fausse et pleine de contradictions.
Mais le plus étrange restait toutefois l’Indien en bas à droite, caché à moitié par la canette de soda sans sucre et sans colorant artificiel. Le visage vieux, le corps sec et musclé, il avait le cul assis sur une grosse pierre ronde que la mer avait poli pendant des siècles. Ses yeux fermés et sa bouche plissée semblaient évoquer la concentration extrême de son intellect, tout entier tourné vers ce garçon en train d’opérer une formidable backflip dans le ciel. Il ne voyait pas, à quelques pas de lui pourtant, ces deux jeunes femmes riantes assises devant un magazine people et le reste d’un pique-nique improvisé entre deux réunions stressantes. Celle de gauche avait le visage tourné, indiscernable, et donc n’était personne. Quant à celle de droite, un immense sourire sur les lèvres, elle s’appelait nécessairement Ludivine, cela ne faisait aucun doute, et elle trouvait ce soda vraiment délicieux.

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