Un miroir

iamleyeti
Micro Fictions
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4 min readJul 31, 2014

Alors voilà, tous les jours après le déjeuner, une odeur de saucisse–purée sur les moustaches, une goutte de yaourt sur la chemise aux manches retroussées, Hector et Henri se retrouvent pour boire un café en terrasse. Qu’il pleuve ou qu’il vente, ils sont là, emmitouflés ou à l’aise, les pantalons remontées sur le mollet pour éviter la flaque ou bien les boutons ouverts pour laisser frapper le soleil sur deux torses poilus et gras.

Hector aime le bricolage et le Tour de France ; Henri est plus du genre à préférer lire dans le bain et repasser ses chaussettes. Les deux se reprochent mutuellement tous les défauts du monde et sont inséparables. Il y a chez l’un quelque chose que l’autre n’a jamais trouvé ailleurs et l’inverse est aussi vrai et juste. Ils ne parlent jamais de tout ça.

Donc, ils arrivent au même moment et se posent à la même table, la première à gauche en sortant du petit café qui fait l’angle entre la rue de Tours et l’ancienne rue de Tours. Cela fait bien des années qu’ils n’ont pas eu à demander quoi que ce soit, la serveuse dépose les cafés sur la table en plastique avec la même régularité, qu’elle soit la fille du patron ou bien l’une de ses remplaçantes.

Henri commence par la petite truffe de chocolat puis verse le sucre en tournant dans le sens contraire des aiguilles d’une montre ; Hector déchire son sucre d’une main puis verse tout d’un coup avant de plonger sa truffe placée au cœur de la cuillère et de la manger à moitié fondue. L’un comme l’autre ne touille pas. Ils préfèrent le sucre marron qui les attendra au fond de la tasse, un peu déçu de n’avoir pas été ingéré.

“Madame Lesieur pense que c’est une Parisienne qui a acheté la maison.
— Qu’est-ce qu’une Parisienne viendrait faire ici ?
— Le coût de la vie, enfin !”

Ils parlent ce midi là — un midi comme les autres, peut-être un peu plus ensoleillé que les autres pour un mois de septembre — de la maison qui fait face au café, une grande baraque à trois étages, trois fenêtres par étages, deux volets par fenêtres. Les murs blancs ont été fraîchement repeints dans une couleur indiscernable selon Hector, ils sont blanc cassé pour Henri. Il s’agissait de leur discussion de la veille ou du jour d’avant, l’un comme l’autre n’était plus vraiment capable de se souvenir précisément d’une date.

“Elle habite seule et son mari qui travaille encore à Paris arrive bientôt. Leurs enfants les suivront aussi.
— Pauvres enfants.
— Vivre ici quand on a sept ou huit ans…”

Et Hector frissonne à cette idée déplaisante. Ils boivent leur café en silence, la première gorgée étant la meilleure, la plus chaude, la plus surprenante ; puis après un long silence, ils s’enfilent la seconde, la plus nécessaire, la plus sucrée, la dernière.

Henri va dire à Hector quelque chose quand soudain un volet claque sur la maison d’en face. Ils aperçoivent une jeune femme, pas plus de quarante ans, installer des rideaux depuis son escabeau. Les yeux plissés à cause du soleil ou de la précision nécessaire elle chantonne quelque chose d’indiscernable.

Ce qui frappe Hector et Henri, ce n’est pas la femme mais ce qu’il y a derrière elle. On distingue, dans un rectangle qui évoque une fenêtre tout ce qu’il y a de plus banale, un arbre, immense, vert, animé avec légèreté par le vent. Les deux compères habitués à la nature — puisqu’ils chassent parfois ensemble — sont pourtant soufflés par la présence d’un arbre aussi majestueux, installé derrière la maison.

Ils n’avaient jamais douté de son existence et pris pour acquis l’absence de l’arbre. Il n’existait pas cinq minutes plus tôt durant la cérémonie du café, il n’existait pas dix ans plus tôt lorsqu’ils s’étaient croisés par hasard sur le trottoir d’en face et s’étaient dit “vous avez le temps pour un café ?” sans savoir qu’ils allaient reproduire cette rencontre fortuite trois mille fois.

L’arbre, désormais, occupait toute leur vision. Ils n’ont pas besoin de parler pour comprendre l’étonnement de l’un et de l’autre. Et puis la femme disparaît, laissant fort heureusement les volets grands ouverts. Un instant, il leur semble à tous les deux que l’arbre est situé à côté d’eux tant son doux bruissement est proche.

“Qui aurait crû que cette maison possède un jardin aussi luxuriant ?”

Hector opine. La maison a toujours été à vendre, toujours été en rénovation, toujours été fermée. Ils ne pouvaient qu’en supposer le contenu — escaliers, pièces, portes, salles de bains, cuisine, etc. — sans jamais le découvrir. Aujourd’hui ils réalisaient qu’un arbre majestueux se cachait derrière.

Il avait gagné sa partie de cache-cache. Hector laissa un billet, Henri remercia son ami et ils se séparèrent chacun de son côté mais en gardant un œil sur cette beauté révélée. Quelques pas plus loin, la maison disparaissait derrière une autre bâtisse sans le moindre intérêt.

***

La nouvelle propriétaire termina d’installer son rideau et apprécia un instant la douceur de cette journée, un peu trop chaude pour son mari, parfaite pour elle. Elle observa longuement les allers et venues des habitués du café, se promettant d’aller les saluer dès qu’elle aurait fini le déménagement. Elle appréciait beaucoup cette vue à cause de l’arbre plein de vie situé derrière le café. Elle aurait aimé avoir un jardin comme celui-là. Elle fit volte-face, observant cette fois son reflet dans le miroir et derrière elle le café, l’arbre et le ciel.

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