Vers la Colonie

iamleyeti
Micro Fictions
Published in
5 min readSep 9, 2014

#Une nouvelle sans dialogues, beaucoup de regards, avec un changement de pays entre le début et la fin.

J’ai roulé pendant des heures, une longue ligne droite depuis l’ancienne mine de sel où mon passager avait grimpé sur le fauteuil à côté de moi, un pistolet cachée sous un pan de sa chemise trop grande pour lui. On a échangé un regard, lui comme moi. On était surpris de se voir l’un l’autre dans cet état. Sa gueule faisait peine à voir : une mandibule cassée, sa bouche ouverte laissant couler un filet de bave qu’il aspirait comme il pouvait. Je ne m’étais pas rasé depuis la semaine précédente, je portais les mêmes fringues sur la même combinaison de survie et au-dessus des yeux un bandeau de tissu déchiré — la chemise d’Ellie — qui aspirait toute la sueur qui dégoulinait de mon front.

En quittant le dernier village — je devrais dire charnier — , j’avais appuyé sur l’accélérateur, enclenché l’intelligence de bord pour qu’il évite les obstacles et tracé à travers le désert. Quand je me suis arrêté à la mine de sel pour chercher du ravitaillement, il a ouvert la porte et il est monté. Il était armé, je n’ai rien dit. De toute façon je ne parlais pas sa langue et il ne parlait pas la mienne. J’ai redémarré parce que l’arme me faisait peur. J’ai redémarré en espérant avoir aspiré par mégarde des toxines et être en plein rêve.

Mais il était bien réel. Un rebelle de la Coopérative, blessé, avec une arme. Il n’a pas quitté son œil gauche de mon visage, sa main de chitine agrippée à son pistolet. On a roulé des heures comme ça ; je dormais ou somnolais pour lui prouver que je lui faisais confiance. Lui n’a pas dormi évidemment. Ils dorment rarement.. Le véhicule a ralenti et m’a réveillé lorsque nous sommes arrivés pas loin d’un poste de garde. Une ligne séparait les terres flaxies des espaces réglementées de la Colonie humaine. J’avais mes papiers et dans le coffre mon matériel. J’avais filmé les escarmouches entre les Flaxis et la Coopérative, les armes, les civils abattus, jetés dans un fossé. Des deux côtés… quoique je suis à peine capable de différencier un “vrai” d’un rebelle tant ils se ressemblent tous.

Ils ont, normalement, chacun une voix unique et leurs discussions est une succession de présentations où ils énumèrent leurs noms, leurs adresses, leurs origines, leurs descendances. Ils parlent beaucoup et très vite, ce qui jurent avec la lenteur de leurs mouvements. Quelque part entre le crabe et le scarabée, leur apparence physique était formidablement repoussante, même si nous avions pour certains — ce n’était pas mon cas — grandi avec eux. Notre Colonie était là, une enclave en territoire flaxi, coincé entre des guerres et des haines qui nous dépassaient.

Nous n’étions plus que cinquante mille individus, les couards à avoir fui les dernières guerres de la Terre, les seuls à être encore en vie. C’est peut-être pour cela que nous avions tous en nous un sentiment indescriptible, un mélange de deux émotions contraire, la culpabilité et la joie d’être en vie, deux créatures opposées. J’ai posé mon regard sur le rebelle, son œil gauche toujours rivé sur moi. Que regardait donc le droit ?

J’ai relancé la voiture, cette fois les commandes en main. Je lui indiqué d’un signe de la main qu’il devait se débarrasser de son arme. Le poste de douane s’approchait, encore une demi-douzaine de clicks. Deux baraquements, une barrière bleutée — sans doute du laser — empêchait quiconque de passer. L’autre solution consistait à escalader une muraille d’une vingtaine de mètres, bardée de caméras et de détecteurs avec sur les bras un rebelle blessé et du matos.

Le rebelle a jeté l’arme par la fenêtre. Une bouffée d’air brûlant à envahi l’habitacle pendant un instant, vite étouffée par la climatisation. J’ai hoché la tête et j’ai souri le plus fort possible. J’ai levé mon pouce en l’air. Son visage, figé dans sa chitine, n’exprimait rien. J’ai attrapé derrière moi mon sac et j’ai sorti une caméra que j’ai glissée autour du cou du rebelle. Il a incliné la tête, j’ai pris ça comme de la peur mais j’ai continué avec toujours un œil sur la route. J’allais le faire passer pour mon guide, celui qui m’avait conduit jusqu’aux affrontements. J’ai secoué l’appareil devant lui et il a commencé à jouer avec. La poche de ma combinaison contenait les papiers nécessaires pour qu’on nous laisse passer sans poser de questions ; j’allais peut-être arriver à les convaincre de laisser passer mon passager. Une fois à la Colonie, un médecin pourrait s’occuper de lui.

La voiture a automatiquement ralenti. J’ai tiré de la poche ventrale de ma combinaison tous les papiers. La Colonie était là-bas, derrière la colline où nous faisions pousser quelques légumes dans la terre aride de la planète. Tout autour du poste de garde : du sable, du caillou, de la roche poli par le vent et les tempêtes. Le garde flaxi m’a demandé de baisser les vitres. Il a pris mes papiers et les a lus pendant une longue minute. Tout était écrit dans une langue dont je ne comprends quasiment rien. Il m’a observé fixement. Je savais que les Flaxis trouvaient généralement nos visages difficiles à déchiffrer, remplis d’informations dont ils ne comprenaient rien ; des tics, des rides, des clignements de paupière, une langue qui vient humidifier les lèvres, des dents qui apparaissent tout à coup.

Tandis que le garde faisait le tour du véhicule, un petit drone a pénétré dans l’habitacle et nous a scanné intégralement. Sa lumière bleutée a parcouru nos corps, nos mains, nos visages. Puis, il a décidé qu’il en avait eu assez et il est passé à l’arrière du véhicule pour vérifier le matériel photographique. Le garde a discuté quelques instants avec le rebelle, avec leur langue haute et claquante. J’ai espéré qu’il était suffisamment malin pour expliquer ce qu’il faisait là.

Comment expliquer la suite ? Le coup du feu du garde, la portière explosée du véhicule, le sang tiède et sucré du rebelle sur mon visage, le drone qui s’autodétruit par réflexe… Le pare-brise m’a montré le ciel puis le sol puis le ciel de nouveau et nous sommes retombés lourdement sur la route. Je suis sorti de la carcasse de plastique et de métal. Ma jambe me brûlait. Le rebelle était mort, le garde quelque part hors de mon champ de vision, sans doute sonné par l’explosion.

Je me suis rendu compte à ce moment-là que j’étais de l’autre côté de la frontière, chez moi, sur les terres de la Colonie.

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