“Black Hole Sun” ou l’abandon

Léa Morales-Chanard
Mind Mine
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6 min readNov 27, 2016

« Black hole sun, won’t you come, and wash away the rain » Black Hole Sun, de Soundgarden est sortie en 1994 et demeure à ce jour selon moi, un des emblèmes des années 90, tant par son son si reconnaissable que par son clip qui, alors que nous regardions passionnément MTV 2 aux âges approximatifs de 9 et 13 ans, a marqué les esprits de mon frère et moi-même, m’inspirant un étrange sentiment de mal-aise qui ne m’a depuis pas quittée. Cela fait donc 16 ans que je retombe de temps à autres sur cette chanson si rattachée à son époque, et que je pense, à chaque écoute, « Y’avait un truc différent dans les nineties ».
Bien sûr, je n’ai vu et entendu ce chef-d’oeuvre que quelques années après sa sortie, mais je n’ai néanmoins pas été épargnée par sa faculté de représentation de toute une époque, celle de « Basket Case » de Green Day, celle de « Heart-shaped Box » de Nirvana et de « Loser » de Beck, cette étrange époque où la nonchalance rythmait un genre nouveau, où les artistes étaient las…
« Black hole sun » représente cette infiltration d’un « à quoi bon » américain qui s’immisce dans les charts (elle a été un moment numéro 1 des rock-charts après tout), une sorte de laisser-aller et de jet d’éponge face à une société qui n’accepte pas l’anticonformisme, le désespoir et l’abandon qui habite pourtant la jeunesse marginalisée de l’époque, traitée de « weirdos » et, comme le souligne le tube de Green Day, de « basket case ». Et 9 ans après la sortie du Breakfast Club et de son célèbre discours de fin prônant l’acceptation de l’individuel complexe et le rejet des stéréotypes, ces préjudices sont toujours présents en 1994, formant une génération marginale qui ne se sent pas à sa place au sein d’une Amérique encore bien ancrée dans son propre « rêve » du self-made man, white picket fence et suburb family.
Mais une génération qui rejette les envies préconçues de ses parents décide de jeter l’éponge et de plonger dans le désarroi et la nonchalance, préférant adhérer à l’idée « je suis comme je suis », plutôt que « je vais devenir », coupant ainsi toute forme d’espoir dans le futur en choisissant l’acceptation et la dérive en lieu d’une quête effrénée vers la perfection et les clichés qui constituent les castes. Lorsque que l’on prête une oreille à « Heart-shaped box » ou « Loser », on distingue, comme dans « Black Hole Sun », cette particularité de demi-articulation des mots, de voix lancinante à moitié convaincue par sa propre expression, reflet d’une nonchalance assumée à 80% qui semble répéter un mou « whatever » à chaque couplet.
C’est donc entre « Creep » de Radiohead (1993) et « My United States of whatever » de Liam Lynch (2003) que se situe « Black Hole Sun », une sorte de période transitoire entre un sentiment d’abandon et de non-appartenance vers une acceptation et la revendication d’un je-m’en-foutisme envers les attentes parentales, basées sur des fantasmes sociétaux dépassés et obsolètes. Malgré le fait que Soundgarden ait présupposément composé cette chanson en moins d’une heure, elle reste le reflet parfait de ce rejet: on appelle un soleil noir à venir nous permettre de quitter un déguisement qu’il nous a été forcé de porter pour cacher notre laideur (« In disguises no one knows, Hides the face, lies the snake (…) Black Hole sun, won’t you come, and wash away the rain ») sur fond de guitares wah-wah suivant une voix désabusée qui, comme un dernier recours face à l’exil forcé, se décide à prier dans un dernier élan d’espoir à demi-avoué. Las de se sentir « à côté » et de subir la peer-pressure d’une Amérique d’étiquettes, « Black Hole Sun » fait appel à des dimensions bibliques qui permettraient enfin au weirdo de ne plus se cacher, puisque, finalement, « Times are gone for honest men », alors à quoi bon?
Le clip, réalisé par Howard Greenhalgh (qui signait aussi le futuriste clip de « Rythm is a Dancer ») se base sur cette vision particulière d’une apocalypse bienvenue qui viendrait mettre fin à une souffrance sensible induite par un sentiment d’inadéquation existentielle. Il dépeint un suburb très cliché où résident des habitants stéréotypés qui semblent feindre des sourires exacerbés par des effets spéciaux de type morphing, très en vogue à l’époque. Alors qu’un groupe de « god-freaks » illuminés traverse ce quartier aux couleurs saturées prêchant la rédemption face à une fin du monde imminente, le groupe se tient stoïquement sur une colline irréelle et joue avec la nonchalance la plus désabusée, bande de weirdos inaffectés par les effets psychologiques de l’arrivée de l’apocalypse ou par la panique.
Mais ce qui marqua la pré-ado que j’étais à l’époque de mon premier visionnage de ce clip, ce n’était pas tellement la diégèse de la vidéo, mais son esthétique particulière qui représente selon moi toute une époque rythmée par des clips de plus en plus étranges et réfléchis. Cette esthétique, rappelant celle de « Heart-shaped Box » notamment, est finalement tout aussi représentative de ce désabus collectif face à la conformité: images déformées, couleurs ultra-saturées, voire irréelles, effets spéciaux à tout va, plans rapprochés et situations surréalistes sont étrangement utilisées pour faire passer un message critique ou une dépiction lasse de la société. Les couleurs vives, d’ordinaire synonymes de gaieté, représentent ici l’exacerbation et la fausseté, l’hypocrisie peut-être, d’un monde dans le paraître et la démesure: l’herbe n’est pas simplement verte, elle est PLUS verte, et les habitants de ce suburb typique ont également recours à un maquillage à outrance, sorte de masque qui leur permet d’exister avec l’autre, alors que le groupe, lui, reste sobre dans un décor excessif, signe de non-appartenance à un monde faux et piquant. Il en va de même pour la subtile déformation des images et des visages, qui implique, outre cette idée de masque ou de déguisement évoquée dans les paroles même, l’envie de montrer l’hypocrisie et l’inadéquation d’une génération de weirdos face à la société américaine qui cherche à étiqueter, ranger et marquer les individus.
Mais voilà, le groupe ne rentre aucunement en contact avec ces êtres surconsommateurs difformes, et en lieu d’agir, il reste las, en haut d’une colline, attendant la venue imminente du « Black Hole Sun » qui leur promet, au moins, une fin. C’est cette attente qui définit selon moi la nature désabusée de cette génération: alors que les « normaux » s’entre-tuent, consomment, prêchent, les weirdos, eux, ne font rien. Ils n’observent pas, ils regardent vers le ciel, abandonnent ce monde sans en avoir fait partie et sans chercher à le changer. Non-assistance à monde en danger? Peut-être, mais lorsqu’un an après « Black Hole Sun », Billy Corgan écrit « The world is a vampire » pour « Bullet with butterfly wings », on comprend qu’il ne s’agit pas de changer le monde, mais plutôt de se laisser aller: le refrain des Smashing Pumpkins scande alors « Despite all my rage I am still just a rat in a cage », impliquant l’inutilité d’un combat, et, finalement, l’abandon.
Ce sentiment de lassitude face à un monde extrême et inadéquat est selon moi au coeur de bon nombre de chansons des années 1990, allant jusqu’au début des années 2000. C’est un sentiment qui a changé au fil des années, jusqu’à aujourd’hui, alors que tout weirdo peut constituer son propre monde, et on a pu le voir notamment avec le phénomène emo, dont le propos, pas si éloigné de celui d’abandon des années 1990, se dirigeait plus vers une envie d’acceptation plus ou moins louable de la personne individuelle et « querky » (alors que de manière ironique, tous les emos scandaient cette étiquette particulière). Il semble qu’aujourd’hui, après le désabus, il s’agisse plutôt d’un cri et d’une offensive pour l’intégration de « tout et n’importe quoi », de chaque être, dans ce culte de la personnalité de plus en plus intense. On est loin de la passivité des 90’s, et de son « entendra qui voudra », et nous descendons plutôt dans un « tout le monde va m’entendre » plus agressif.

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Léa Morales-Chanard
Mind Mine

Graphic designer with a love for weirdness, pop-culture and art.