Le bruit des citations

Léa Morales-Chanard
Mind Mine
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3 min readOct 22, 2015

Lorsque l’on écrit un essai, une thèse, un article, on commence forcément par faire des recherches, évidemment, pour aiguiser notre propos, intégrer notre écrit dans un contexte et une culture, et enfin engager le lecteur dans une réflexion qui engage plusieurs acteurs. Ces apports extérieurs à notre réflexion permettent donc non-seulement de l’inscrire, mais également de la nourrir. En tant que rédacteur, c’est un passage quasi-obligé (sauf dans le cas où, comme je le fais ici, nous écrivons des pensées personnelles basées sur une expérience particulière) qui est attendu. Pour un mémoire par exemple, c’est une réelle obligation, et pour cause: nous ne devons pas nous présenter comme des experts, et encore moins sous-entendre que nous connaissons tout et avons acquis le savoir absolu par l’opération du saint-esprit. Je ne renie pas cet aspect de l’écriture qui consiste à invoquer nos pairs pour enrichir notre propos, au contraire, ce travail de recherche m’est particulièrement cher car j’apprécie la découverte et la curiosité, fouiner dans les livres et sur la toile pour trouver LA bonne voie, LA bonne citation, LE parfait sujet, L’analyse géniale qui m’aidera dans ma réflexion.

Mais voilà, je ne prétend pas être théoricienne autant que lectrice, et c’est de ce dernier point de vue que je souhaite parler ici. Ces recherches que les auteurs exécutent et transmettent dans leurs ouvrages sont essentielles et permettent au lecteur de découvrir d’autres théories, d’autres terrains. En tant que rédactrice d’un mémoire, c’est une belle aubaine: un théoricien de référence qui m’offre noms et citations d’autres théoriciens du même sujet! Ma lecture et ma recherche n’en sont qu’enrichies! Oui mais voilà: dans l’acte de lire ces écrits augmentés de citations, noms et notes référençant d’autres écrits, citations, noms et notes, je me sens personnellement frustrée. Tous ces guillemets, ces lettres en italique, ces exposants 1, 2, 42, 97 me crient « Va voir ça! Et ça! Et ça c’est encore mieux! », et j’ai envie de leur répondre « Attendez, je suis en train de lire celui-ci! » Les citations sont partout: au milieu du texte je lis quelqu’un d’autre que l’auteur principal, à la fin d’un chapitre je découvre un titre qui m’interpelle, un nombre me tente d’aller à la fin de l’ouvrage découvrir son origine… Je suis très tentée de m’arrêter de lire ce que je suis en train de lire, pour aller chercher autre chose. Je me retiens, je note les références qui s’empilent dans un carnet et je me dis que j’irai découvrir Monsieur le cité de la page 17 ligne 33 plus tard, mais je continue d’y penser, et son nom devient du bruit pour ma lecture entamée.

Dans un système d’hypertexte et de liens, j’invoquerai mon moteur de recherche pour aller rencontrer cette personne dont on me parle avec tant de ferveur. Mais je sais combien ces liens sont addictifs: « Tiens, il a aussi écrit ça? Allons voir. Ah oui, c’est un ouvrage emblématique de ce mouvement? C’est quoi exactement? Je vois, c’est un peu comme… Oui, voilà, celui-là! » Au bout de quelques minutes, je suis passée de la page wikipédia d’un théoricien de l’art à un article sur les espèces animales les plus dangereuses d’Australie. Et l’enchaînement est tout à fait logique.

J’aime cela avec Internet, mais je suis, conséquemment, contaminée par ses pratiques instantanées lorsque je lis un livre. Alors les citations italiques sur ce papier légèrement jauni prennent des aspects bleuâtres, un trait vif commence à les souligner dans mon esprit, me chantant « Va voir, pose ce livre, tu y reviendras plus tard » Il m’est alors difficile de me retenir et de ne pas succomber. Je résiste et lis le livre du début à la fin, ignorant le bruit des citations et reportant à plus tard mes recherches extra-papier.

Internet aurait-il fait de moi une créature hyperactive et mauvaise lectrice? À tel point que les recherches et les offres d’un humble théoricien me déconcentrent lors de la lecture de son oeuvre?

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Léa Morales-Chanard
Mind Mine

Graphic designer with a love for weirdness, pop-culture and art.