Couleurs d’hier et de demain

Nicolas Martin
Mon Oeil !
Published in
7 min readMar 8, 2020

Noir, blanc, rouge, bleu, vert, jaune, orange, marron, gris, rose et violet.
Ce sont les onze couleurs que nous utilisons quotidiennement. Sans faire offense à votre chemise saumon ou à votre papier peint fuschia, la langue française se contente généralement de ces onze termes pour décrire la palette de couleur qui nous entoure. Pour s’en convaincre, l’application Ngram Viewer, développée par Google, permet de compter les occurrences de chaque terme dans des sources imprimées en français¹ :

Les onze termes apparaissent bien comme les plus utilisés dans notre langage. Le nombre de couleur étant infini² ce découpage en onze catégories, représenté grossièrement ci-dessous, semble quelque peu arbitraire.

Pourquoi onze ? Pourquoi ces frontières irrégulières ? Pourquoi certaines zones sont plus larges que d’autres ?
Dans cet article nous parlerons de la formation de ces catégories (on parle également de champs chromatiques) et de leur universalité. À mi-chemin entre histoire et linguistique, l’apparition de nouveaux mots au cours de l’évolution d’une langue est étudiée par la linguistique comparée. Et dans le cas des noms de couleur il a été montré que l’ordre apparition suit le même schéma pour la plupart des langues du monde.

Une absence remarquée

Dés 1858, William Ewart Gladstone, futur premier Ministre anglais, étudie l’Odyssée d’Homère et entreprend d’y énumérer les occurrences de chaque couleur. Voici ces résultats : Environ 200 pour le noir, 100 pour le blanc, 15 pour le rouge et une dizaine pour le jaune et le vert. Surprise, jamais la couleur bleue n’y apparaît. Même constat dans l’Iliade. Quelques années plus tard, le philosophe Lazarus Geiger se penche sur la même question et obtient des résultats semblables à partir de nombreux textes provenant de civilisations différentes et notamment de textes bibliques. La couleur bleue n’y est pas ou très peu mentionnée.

Cette absence a de quoi étonner : le bleu étant partout, comment une langue peut se passer d’un mot pour le désigner ? L’omniprésence de cette couleur n’est en fait pas si évidente. Aujourd’hui, le bleu produit synthétiquement est très utilisé : textile, peinture, emballage, logo, … mais dans la nature il est en réalité assez rare. Aucun animal ou presque, peu de fruit, de légume ou de fleur et guère plus de roche. La nature se garde bien de se parer d’azur. À ceci près évidemment du ciel et de la mer ! Comment les grecs ont-ils pu se passer de termes pour ces immenses étendues qui souvent couvrent une bonne partie du champ visuel. Tout d’abord, il semble qu’ils considéraient le bleu de la mer et celui du ciel comme deux couleurs complètement différentes. Le premier beaucoup plus foncé était assimilé au noir, au gris ou au vert, le second plus clair était plutôt perçu comme une nuance de blanc. En latin également, le lexique des couleurs reste imprécis et instable concernant la couleur bleue. Il faudra encore attendre quelques siècles pour que la catégorie bleue trouve une place nette dans le langage commun. Cette apparition tardive est en réalité très commune dans l’évolution des langues.

L’ordre d’apparition des couleurs

Le livre Basic Color Terms: Their Universality and Evolution des linguistes Brent Berlin et Paul Kay fournit une vaste étude sur l’apparition des noms de couleurs dans les langues. Ils y décrivent les sept étapes que l’on retrouve fréquemment³.

Étapes 1 et 2

Au début, sont uniquement distinguées les couleurs claires des couleurs foncées. La première vraie couleur à se faire une place est le rouge à l’étape 2. La primauté du rouge est possiblement due au fait que cette couleur est celle que notre œil distingue le mieux⁴.

Étape 3

À l’étape 3 vient se rajouter une nouvelle couleur : soit le jaune soit le vert.

Étapes 4 et 5

Suivant que ce soit d’abord le vert ou le jaune qui soit apparu, à la quatrième étape c’est l’autre couleur qui apparaît. À ce moment, on se retrouve donc avec cinq termes distincts pour désigner les couleurs : blanc (ou clair), noir (ou foncé), rouge, vert et jaune. C’est donc autour de cette période de l’évolution du grec que Homère aurait écrit L’Odyssée et l’Iliade ou que les textes bibliques auraient été écrits (en hébreu ou en grec à l’origine). C’est enfin à l’étape 5 de l’évolution que la catégorie bleue se distingue.

Étapes 6 et 7

L’étape 6 marque l’arrivé de la catégorie marron (ou brun) puis à la septième et dernière étape apparaissent quatre nouveau termes : violet, rose, orange et gris.

Ainsi, selon la théorie de Berlin et Kay, toutes les langues du monde ou presque suivent ces sept étapes fondamentales dans l’évolution des termes de couleurs. Si le français ou l’anglais ont aujourd’hui achevé ce processus, ce n’est pas le cas de toutes les langues : jusqu’à récemment en japonais, par exemple, le vert et le bleu n’étaient pas clairement distingués et étaient désignés sous le terme Ao (青 en kanji). Sous l’influence de l’anglais, l’usage récent est de distinguer les deux termes (Ao pour bleu et Midori pour vert). De même dans de nombreuses langues ces deux termes sont encore confondus⁵.

Cependant, il n’y a pas de raison de croire que cette septième étape soit la dernière et on peut se demander quelles sont les prochaines catégories qui pourraient se distinguer.

Les couleurs du futur

Dans ce paragraphe nous présentons deux candidats pour être les prochaines étapes dans le processus de Berlin et Kay. Ces propositions sont hautement spéculatives mais donne une idée de la potentielle évolution de notre langage.

Dans le premier graphique proposé, le beige qui n’est pas une des onze couleurs principales, semble toutefois s’en rapprocher. S’il n’est considéré dans le processus décrit par Berlin et Kay c’est peut-être justement que son apparition récente passait encore inaperçue en 1969. L’application Ngram viewers permet également de suivre l’évolution d’un terme au cours des temps. L’évolution du mot beige en français comme en anglais (beige également) au cours des deux derniers siècles semble aller dans ce sens.

Proportion d’ouvrages contenant le mot beige en français (en haut) et en anglais (en bas) au cours des deux derniers siècles

Toutefois la progression du beige semble désormais stagner. Si l’importance qu’il a pris pourrait être considéré comme une huitième étape du processus (du moins en français) il semble qu’il ait atteint désormais un seuil de popularité où il devrait rester. En revanche un autre candidat plus inattendu semble avoir un potentiel plus important.
Dans le découpage actuel en onze catégories, le bleu prend une place considérablement plus grande que les autres couleurs et englobe un large panel de nuance. Au contraire, de l’autre côté les nuances de rouge sont bien plus précises (comme dit précédemment ceci est possiblement dû au fait que notre œil est mieux câblé pour apprécier les nuances de rouge).
Au vu de ce grand éventail de teintes recouvertes par le même nom bleu, il semble que de nouveaux mots plus nuancés puissent prendre de l’importance.
En particulier, Il semble peu pertinent de donner le même nom aux deux couleurs ci-dessous tant elles sont éloignées.

Le cyan (ou turquoise) est le nom qui devrait être, et qui sera peut-être à l’avenir, utiliser pour la couleur du dessus⁶. Pour comparaison, englober ces deux couleurs sous le terme bleu, c’est à peu près comme si on donnait le même nom pour un jaune clair et un rouge bordeaux. En russe, ces deux couleurs sont considérées comme bien différentes. C’est peut-être là la huitième étape du processus. Pour être en avance sur votre temps, n’oubliez pas : le bleu c’est pas si cyan que ça !

Notes

¹ L’excellent xkcd a également fait une enquête pour connaitre l’utilisation des noms de couleurs en anglais.

² Pas vraiment infini en réalité. Le nombre dépend de ce dont on parle: les couleurs qu’un écran peut afficher, celles qu’un œil humain peut distinguer ou toutes les couleurs physiquement imaginables. Dans ce dernier cas c’est le nombre de longueur d’ondes distinctes dans le spectre visible de la lumière (entre 380 et 780 nanomètres). Il existe une infinité de nombre dans cet intervalle mais notre monde physique est discrétisé avec un pas correspondant à la longueur de Planck qui vaut 1.62*10^(-35) m. Le nombre de couleur est donc le nombre de longueur de Planck dans 400 nanomètres soit environ 25 milliard de milliards de milliards.

³ Les résultats de Berlin et Kay ont partiellement été remis en cause par des recherches récentes notamment pour les dernières étapes de l’évolution. Leurs résultats décrits ici sont donc à prendre avec précaution et davantage comme des lignes directrices plutôt que comme une description précise de l’évolution d’une langue.

⁴ La vidéo Pourquoi les feux rouges sont rouges d’E-Penser explique pourquoi notre évolution biologique fait que l’on distingue mieux cette couleur.

⁵ Cet article Wikipedia en anglais discute de la discussion bleu/vert dans de nombreux langages.

⁶ La vidéo Ceci n’est pas du bleu de Lanterne Cosmique explique très bien cette différence.

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