De la nébuleuse d’information jusqu’à un récit cohérent — Covid et épistémologie 2

Nicolas Martin
Mon Oeil !
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9 min readNov 16, 2020

Cet article est le deuxième d’une série de trois qui traite du Covid d’un point de vue épistémologique c’est-à-dire comment qu’on sait ce qu’on sait ? En particulier, la série s’intéresse aux interprétations de la situation sanitaire entre conspiration et thèse officielle.
Les trois articles peuvent être lus indépendamment !

Ça n’a pas grand chose à voir mais c’est joli. Enfin si, on peut dire que toutes ces étoiles c’est comme des fragments d’information par rapport au Covid (si vous regardez bien, vous pourrez peut-être voir le documentaire Hold-up dans la partie obscure…). Et notre cerveau, ce grand fainéant, va tout mettre en œuvre pour en extraire une interprétation simple qui tienne à peu près la route.

Dans l’épisode précédent

  • Nous avions vu pourquoi le récit conspirationniste est si séduisant : il se construit dans les failles de nos réflexions. Nous voulons donner du sens aux informations auxquelles nous sommes exposés et le discours conspirationniste prend exactement la forme que nos biais cognitifs et sociaux lui laissent.
  • Du moins, c’est une manière d’expliquer l’émergence de théories conspirationnistes. Mais cela ne signifie pas que ces théories sont forcément fausses : le fait qu’un évènement puisse être expliqué par un raisonnement n’implique pas que ce raisonnement soit le bon !

Dans ce nouvel article, nous allons voir deux concepts qui nourrissent notre besoin de donner du sens aux informations.
Dans un sens, si les biais du premier article peuvent être vus comme les rouages d’un mécanisme, les deux concepts présentés ici sont l’énergie qui alimente ce mécanisme.

Comme pour le premier article, la vision proposée ici n’est qu’une approche parmi d’autres. C’est une grille de lecture qui me paraît pertinente pour appréhender notre rapport au réel. Mais il existe d’autres visions, chevauchant ou non celle-ci, apportant un autre angle de vue.

La théorie avant la pratique

Tout d’abord, présentons les deux concepts qui vont permettre d’appréhender la situation Covidienne. L’un vient de la philosophie des sciences, l’autre des neurosciences. Un beau métissage scientifique donc.

La sous-détermination

Quand je l’ai découverte (dans un podcast de Sc² il me semble) cette idée m’a émerveillé par sa clarté et sa profondeur : “L’expérience sous-détermine les théories !”

Autrement dit, un ensemble d’informations ne parvient jamais à déterminer absolument une interprétation.

Émerveillant non ?

Une image vaut mille mots !
Dans le carré supérieur de l’image ci-dessous sont représentées des expériences. Chaque expérience correspond à un point vert ou rouge : résultat positif ou négatif.
On cherche une théorie qui explique le résultat de ces expériences. Cela revient à essayer de tracer un contour qui discrimine les points verts et les points rouges. On en représente ici trois différentes, mais il existe une infinité de théories qui pourraient expliquer ces expériences !

Illustration de la sous-détermination. Un ensemble d’expérience ne peut pas déterminer, sans ambiguïté, une unique théorie.

Faire de nouvelles expériences permettra d’affiner la théorie mais il faudrait une infinité d’expériences pour déterminer totalement la théorie.

Jeter des cailloux en mesurant leur chute permettra de renforcer la théorie de la relativité, mais on pourra toujours proposer une théorie concurrente !
(Mais vous pouvez le faire hein.)

Pas convaincu ? Imaginons que l’on veuille déterminer si toutes les émeraudes sont vertes.
Après avoir observé des centaines d’émeraudes, toutes vertes, on peut raisonnablement considérer qu’en effet elles le sont.
Mais une théorie concurrente serait de dire que toutes les émeraudes sont vertes jusqu’au 1er janvier 2050, puis qu’elles deviennent bleues !
Ou qu’elles sont vertes jusqu’au premier Dimanche qui suivra la mort du 400ème pape, puis qu’après les émeraudes se transforment alternativement toutes les trois heures en flamant rose, lévrier afghan puis statue en cire de Dave.
Oui, ces deux autres théories expliquent scrupuleusement toutes les expériences faites jusqu’ici. Bon, j’invente rien ici, cette expérience de pensée s’appelle le paradoxe de Goodman.

Comment alors choisir parmi une infinité de théories ? On a l’intuition que la première théorie est la meilleure car elle est plus “simple”.
Le troisième et dernier article de cette série se focalise sur la formalisation de cette intuition.

La réduction de l’ambiguïté

Comme on vient de le voir, un ensemble de données accepte toujours une multitude d’interprétations. Et notre cerveau n’est pas très à l’aise avec la coexistence de différentes interprétations.

Un GIF vaut un million de mots !
L’image ci-dessous est dite bistable : il existe deux manières de l’interpréter. Soit le cube tourne dans le sens horaire, soit dans le sens antihoraire (ou l’inverse). Notre cerveau va décider d’une interprétation et s’y tenir à moins d’un intense effort cognitif.

Alors dans quel sens tourne le cube ? Ressentez comme il est difficile de passer d’une interprétation à l’autre. Voilà maintenant, imaginez que c’est la même chose avec toutes vos interprétations du monde. Faites une crise d’angoisse.

Si vous fixez une des deux interprétations (en haut à gauche ou en bas à droite) votre cerveau va créer un apriori puis va calquer cet apriori sur l’image bistable.

Si vous avez regardé l’image centrale sans en avoir fixé préalablement une des deux interprétations, votre cerveau choisira une interprétation en fonction de faible apriori que vous avez pu avoir auparavant. Le décor autour de vous, la lumière qui vous entoure, un objet que vous avez l’habitude de voir tourner…

Une autre image bistable bien connue est celle de la fameuse robe “bleue et noire” ou “blanche et dorée”. Allez on se la remet pour le moment nostalgie.

Ça fait 5 ans bordel ! Toujours blanche et dorée pour moi.

C’est bien la lumière de notre environnement qui va trancher l’interprétation sur laquelle on va se fixer (comme expliqué ici).

Voici comment le neuroscientifique Albert Moukheiber explique la réduction de l’ambiguïté dans le (super) livre “Votre cerveau vous joue des tours” (que j’ai largement pompé dans ce paragraphe) :

Lorsqu’il filtre, traite et interprète les stimuli que le monde lui renvoie, le cerveau construit une vision globale du monde, en faisant sans cesse, sans s’en apercevoir, des suppositions sur la manière dont il [le monde] fonctionne. Il opère sans cesse des réductions de l’ambiguïté -et pas seulement dans le cas d’illusions bistables-, afin de nous présenter un réel stable et cohérent.

Allez, encore une dernière image pour muscler notre intuition de la réduction d’ambiguïté.

C’est quand même mieux quand les choses ne sont pas ambiguës, non ? (Ah ! Si seulement, je lui avais avoué mes sentiments…)

La plupart du temps la réduction de l’ambiguïté se fait sans problème :
Une flaque d’eau dans la rue ? il a plu.
L’horloge du four clignote ? il y a eu une coupure du courant.
J’ai des courbatures ? mon footing d’hier soir.
J’ai la gueule de bois ? mon apéro d’hier soir. Et d’hier midi.

En plus du traitement de l’information, le concept de réduction de l’ambiguïté peut être élargi à la sélection de l’information.
Reprenons le cas du cube en rotation : nous avons accès à toute l’information et c’est seulement le traitement de cette information qui va permettre de réduire l’ambiguïté.
Plus globalement, dans une situation qui génère énormément d’information, la manière dont on sélectionne l’information (les biais d’expositions) participe également à la réduction de l’ambiguïté en masquant ou en déconsidérant les informations qui entretiennent cette ambiguïté.

Les mécanismes cognitifs et sociaux (soumis à des biais) sont donc les processus par lesquelles notre cerveau parvient à réduire l’ambiguïté et à retrouver une situation cognitivement confortable.

L’un dans l’autre

Pour conclure, résumons les deux idées que nous avons vues dans ces préliminaires :

  • Un ensemble d’informations ne permet jamais de déterminer parfaitement une seule interprétation (sous-détermination).
  • Lorsque notre cerveau est confronté à une situation acceptant différentes interprétations, il va se fixer sur une d’entre elles (réduction de l’ambiguïté).

Il apparaît ainsi qu’un ensemble d’informations, quel qu’il soit, suscitera toujours un besoin de trancher en faveur une interprétation.

Ainsi ces deux concepts forment l’énergie qui alimente un mécanisme dont les biais sont les ressorts. Oui je l’avais déjà dit. Mais j’aime bien.

Revenons-en à nos pangolins

La situation de la pandémie de Covid-19 offre un cas d’école de ces processus. Parce qu’il n’y a pas que le virus qui se propage, l’information aussi fourmille par tous les canaux :
Le dernier discours du ministre de la santé, les reportages télévisés sur des malades agonisant, ou sur des commerçants tout aussi agonisant, les nouvelles mesures sanitaires, les articles de presse, les vidéos YouTube, les réseaux sociaux, l’avis intéressant de Tonton, l’avis stupide de Papi, le nombre de malades et de décès en France et à l’étranger, la dernière interview du pr. Raoult, les connaissances qui sont touchées, cet article…

Bah si, obligé.

De cet amas informationnel, et par les processus que nous avons vus en préliminaire, il est possible d’extraire une foultitude d’interprétations.
Comme pour le cube en rotation, une fois que nous avons tranché en faveur d’une interprétation (pauvres biaisés que nous sommes) il sera très difficile de l’abandonner.

Faisons un zoom sur une minuscule parcelle de la nébuleuse d’informations, pour illustrer ces propos.

Exemple

Considérons un cas bien réel qui a eu lieu il y a quelques jours : la colère d’Olivier Véran lors de sa prise de parole à l’assemblée le 3 novembre.
La petite constellation que nous considérons se compose de trois informations :

Comme on l’a vu, ces données sous-déterminent l’interprétation. Il existe donc une infinité de façons d’expliquer ces trois évènements.

Passons les explications qui font intervenir des extraterrestres, des nazis ou des statues en cire de Dave (mais je n’en pense pas moins…) et concentrons-nous sur les deux interprétations les plus naturelles :

Prises individuellement ces deux interprétations fournissent bien une explication complète et cohérente à cette série d’évènements.
L’une comme l’autre sont assez confortables cognitivement : elles sont simples, confirment ce que l’on pense, trouvent de l’écho dans notre entourage, alimentent nos peurs, nous donnent le sentiment de comprendre la situation, … bref elles flattent nos biais.

Et donc ?

En arrivant à la fin de cet article, je vous entends marmonner :

“D’accord, c’est bien beau, mais est-ce qu’il y a un outil qui permette de trancher rationnellement entre deux interprétations ?
Puis elle est ou la recette du gratin de ravioles aux poireaux ??”

Et je ne peux que plaider coupable.

Ces deux premiers articles aspiraient à expliquer pourquoi 8 milliards¹ d’humains partageant le même monde, n’en ont pas la même interprétation :
chacun cherche à réduire l’ambigüité de ses propres stimuli. Mais des biais cognitifs et sociaux corrompent cette interprétation².

Mais quelle interprétation est à favoriser ?

Le troisième et dernier article propose une manière rationnelle d’évaluer la pertinence d’une interprétation grâce au bayésianisme.

Notes

¹ Bon j’avoue j’anticipe un peu.
Enfin ça dépend, lecteur, de la date à laquelle tu lis cet article. Un jour, cet article sera vrai (sauf si la société capitalo-thermo-industrialo-néolibéralo-colonialo-exctractivo-spéciste s’effondre avant qu’on soit 8 milliards)

² On en a pas parlé, mais nous avons besoin que notre interprétation soit relativement persistante dans le temps et partagée avec notre entourage. Ceci assure dans une certaine mesure la cohérence de cette interprétation.
Il est donc probable que la manière dont vous voyez le monde est relativement la même que celle d’hier et soit relativement la même que celle de votre conjoint. Mais les biais aussi sont persistants et partagés !

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