Le bonheur est dans l’après

Nicolas Martin
Mon Oeil !
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11 min readApr 18, 2020

Rappelle-toi l’été qui a suivi. Tout s’était arrêté pendant des mois et dans la lenteur de vie qui coulait et dans le silence du monde chacun avait à nouveau entendu sa raison. Et dans la raison, on percevait nos erreurs du monde d’avant. Tu te souviens ?

Rappelle-toi l’été qui a suivi. On avait vu dans la sobriété l’unique clef d’un bonheur stable. Cet été là, on s’était enfin rendu compte qu’il y avait trop de bouches à nourrir pour envisager de prendre deux parts. On avait compris que nos désirs ne faisaient que croître et ne pourraient jamais être apaisés, que le bonheur ne s’atteignait pas de l’extérieur mais de l’intérieur.

Rappelle-toi. La bienveillance avait triomphée. Nous étions convaincus que chaque atome de haine qu’on ajoutait à ce monde ne faisait que le rendre plus inhospitalier. On pensait à améliorer ce qui était améliorable et on évitait de critiquer ce qui était critiquable. Souviens-toi comme on avait su s’élever plus haut que nos instincts primaires.

Qu’il était bon cet été. Tu te souviens ? On avait compris que l’obstacle au savoir ce n’était pas l’ignorance. Puisque celui-ci coule dans celle-la. L’obstacle ce sont les convictions qui font barrage. On appris à douter et à échanger comme deux lacs paisibles plutôt que comme deux fleuves tumultueux qui s’affrontent.

Rappelle-toi l’été qui a suivi. On a construit sur nos déconstructions. On avait pris conscience tous les préjugés sociaux accumulés au fil des siècles qui façonnaient nos valeurs. On considéra qu’il était temps de s’élever au dessus de cela.

C’est cela ! Rappelle-toi, cet été là on s’est élevé au dessus de ces instincts nuisibles, on s’est affranchi des viscères qui nous assujettissent.

On avait repris le pouvoir sur nos vies. Il était beau cet été. Puis ceux qui ont suivis aussi. Hein, tu te rappelles de ceux qui ont suivis ?

Au milieu d’un desert, au dessus d’un wagon à l’abandon, une personne saute comme si elle s’envolait.
S’élever au dessus d’un monde qui se délite

Dans cette deuxième partie je donne quelques compléments et références sur un ton un peu moins poétique.
Dans ce texte je voulais mettre en avant quelques automatismes psychologiques qui, selon moi, sont néfastes à notre bonheur personnel et au bien commun. J’en ai sélectionné quatre, détaillés plus bas, sans prétendre être exhaustif, mais simplement parce que c’était ceux que j’avais à l’esprit à ce moment là. Ce sont des mécanismes cognitifs et sociaux profondément ancrés en nous par notre histoire évolutive et notre culture. Ils ont pu être utiles à la survie de notre espèce et à la construction de notre civilisation mais ce sont, aujourd’hui, des tares dont il faudrait prendre conscience pour pouvoir se défaire. Je crois que le confinement actuel nous offre un temps propice pour prendre conscience de ces mécanismes et tenter de s’en affranchir, ce qui me semble nécessaire pour prétendre à un été plus beau. Au long de cette première partie j’utilisais le mot été plutôt de manière métaphorique, dans le sens d’une période de bonheur et de liberté qui suit un printemps de renouveau (mais il pourrait s’agir également un été calendaire).

Avidité

Le nombre d’habitant et leurs besoins augmentent chaque jour. Mais la maison a une taille finie et ça fait un moment déjà qu’on a attaqué les reserves du grenier¹. Il semble désormais très probable que dans les années à venir nous connaissions une diminution drastique (choisie ou subie) du confort actuel et notamment de l’abondance d’énergie et de biens actuelle².
Notre cerveau, de par notre histoire évolutive, a tendance à vouloir satisfaire immédiatement ses désirs. Quand la nourriture se faisait rare, une source d’énergie glucide ou lipide était un vrai trésor dont il fallait profiter au maximum. C’est pour cela qu’aujourd’hui nous raffolons, à notre désarroi, de sucre et de gras. Mais si on a compris, après des overdoses de sucre, que cette stratégie était délétère à long terme, nous pourrions aussi le faire avec notre surconsommation d’énergie et de biens. Malheureusement, les effets néfastes ne sont pas aussi visibles que les hanches et sont souvent cachés à l’autre bout du monde ou dans le futur. Mais ces effets sont de mieux en mieux compris et font l’objet de cris d’alerte des communautés scientifiques et écologiques. Aujourd’hui il n’est pas possible que 8 milliards d’humains prennent l’avion chaque année, mangent de la viande régulièrement et changent régulièrement de matériel informatique ou de garde-robe. Si l’illusion perdure c’est que l’on pioche dans un grenier qui est bientôt vide.
Si l’on veut que la diminution de ressources qui semble inéluctable ne soit pas trop brutale, il est nécessaire de l’anticiper en allant vers davantage de sobriété. Au delà de cet aspect environnemental, la sobriété est également source d’un bonheur plus éthique et plus stable.

Animosité

À chaque effet, nous avons besoin d’associer une cause³. Quand nous entendons un craquement dans la nuit, nous devons nous lever voir d’où il vient. Quand nous avons une douleur, nous devons nous assurer de sa cause. C’est un automatisme très utile pour éviter les dangers. De la même manière, quand un malheur nous arrive nous devons en trouver une explication, un responsable⁴. On ne peut pas se contenter d’accuser le hasard ou l’extraordinaire complexité du monde⁵, il nous faut un responsable simple et rapidement : le gouvernement, les étrangers, les flics, les chômeurs, le capitalisme, les hommes, les femmes, …⁶ Plus la cause est simple et semble couvrir de nombreux effets, plus notre cerveau s’en satisfait.
En plus de cela, notre entourage corrobore souvent ces idées. Nos valeurs choisissent nos amis et nos amis choisissent nos valeurs⁷. Si bien qu’autour de nous, il y a surtout des gens qui identifient les mêmes coupables et les critiquer ouvertement devient socialement valorisé⁸. Une des mauvaises raisons pour lesquelles on a un penchant pour l’animosité est donc d’ordre social (ça se rapproche du capital symbolique⁹, ou du signalement en économie).
Une autre raison est d’ordre cognitive : lorsque des informations viennent en contradiction avec nos croyances (qu’elle soient vraies ou fausses) une tension naît (c’est une dissonance cognitive, j’en reparle au prochain chapitre) et vous pouvez difficilement vivre avec : si l’on pense que X, il est parfois difficile d’accepter que d’autres pensent que Y. Une manière de résoudre cette tension consiste à décrédibiliser l’information ou sa source. On cherche donc à se moquer de ceux qui croient Y ou à ridiculiser leurs arguments. On répand ainsi les mauvais arguments du camp opposé¹⁰ (et vice-versa) et le débat est condamné à rester virulent et de bas niveau.
Il y a certainement encore d’autres facteurs qui nous poussent à l’animosité mais il me semble que ce sont toujours des mauvaises raisons. Prenons donc bien soin de ne pas succomber à ces facilités et abstenons-nous de répandre des atomes de haine autour de nous. Être bienveillant ce n’est pas intuitif, ça s’apprend¹¹. Ecouter l’autre, essayer de le comprendre, faire preuve de patience ça demande physiquement des efforts, mais c’est le moment de travailler dessus.

Convictions

L’ennemi du savoir ce n’est pas l’ignorance, c’est l’illusion de savoir — Stephen Hawking

Notre cerveau simplifie le monde extérieur pour le rendre plus simple à analyser et à mémoriser. Et tant mieux. Sans cela, on se retrouverait tétanisé devant des quantités d’informations qu’un ordinateur mettrait des millions d’années à traiter. On compresse l’information, on la trie, on fait des catégories… C’est pratique mais cela a des conséquences. Les erreurs que nous faisons se nomment biais cognitifs et se comptent par dizaines¹².
De plus, une fois dans ses erreurs de jugement on a plutôt tendance à y rester. On privilégie les informations qui confirment nos idées¹³, on s’enferme dans des surenchères de nos convictions¹⁴ et quand on est confronté à des contradictions on subit, horreur, une dissonance cognitive¹⁵. C’est ce qui se passe quand une information vient en confrontation avec nos idées sur un sujet. Le cerveau doit alors trouver une solution pour atténuer la tension créée. Pour cela, on peut décrédibiliser l’information (comme on l’a vu précédemment), on peut la réinterpréter pour qu’elle colle à nos idées ou alors, mais plus rarement, on modifie nos croyances originales pour qu’elles collent à la nouvelle information. C’est ce qu’il serait sain de faire (en tout cas si la nouvelle information est suffisamment robuste) mais on rechigne à le faire car cela à un coût social (changer d’avis est une marque de faiblesse) et psychologique (reconnaître ses erreurs et refonder ses croyances est très coûteux).
Prendre conscience des biais qui nous conduisent à des erreurs et ceux qui nous poussent à les conserver permet d’être plus prudent et humble¹⁶ quant à nos connaissances. Ajouter du doute à nos convictions, c’est ajouter une ouverture aux barrages qui obstruent l’écoulement du savoir¹⁷.

Construction sociale

Certaines de nos idées ne sont pas nées en même temps que notre cerveau. Elle ont des centaines ou des milliers d’années de plus que nous et ont été transmises de générations en générations. Enfant, on nous a appris ce qu’était le bien et le mal, ce que devait être un homme et ce que devait être une femme, ce qu’était une famille et ce qu’était l’amour. On nous a expliqué ce qu’était le travail, le sexe, la parenté, la beauté, la nature, et les valeurs qui y sont associées. On nous a dit qui étaient les gentils et les méchants. Certaines de ces constructions mentales sont utiles et permettent de se façonner une image relativement juste du monde. Cependant, d’autres constructions ne sont plus pertinente car elles se sont forgées dans un monde à l’environnement et aux contraintes différentes de celles d’aujourd’hui. Le monde actuel offre de nouvelles perspectives (notamment une incroyable abondance qui permet plus de liberté, de temps libre et d’éducation) qui rendent obsolètes certaines de ces constructions.
Remettre en question les fondements sur lesquels nous nous sommes bâtis n’est pas simple mais peut être grandement bénéfique. Alors, prenons le temps de se demander ce que veut dire l’amour, le bien et le mal, la féminité et la masculinité¹⁸, le travail. Ou au moins, sans avoir à refonder de nouveaux principes, doutons de nos conceptions actuelles.

C’est là que change un monde

Il me semble nécessaire de prendre conscience de nos automatismes qui, s’ils ont été utiles autrefois, ne conviennent plus à la réalité actuelle et aux défis auxquels nous faisons face.

Je ne crois plus que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur que nous n’ayons pas d’abord corrigé en nous — Etty Hillesum¹⁹

J’aurais également pu parler de notre irresistible attrait pour les informations sensationnelles et virulentes qui biaisent notre vision du monde. J’aurais pu parler aussi de l’identification à nos idées, notre pays, notre club de foot qui motive nos raisonnements et fait que l’on se sent attaqué quand ce sont les objets que l’on attaque²⁰. J’aurais pu parler enfin de l’acrasie (du grec akrasia qui signifie acrasie²¹), cette tendance que l’on a à agir à l’encontre de notre jugement et qui explique pourquoi, même si vous êtes convaincu par cet article vous risquez de ne pas appliquer immédiatement ses principes²² (ce que par ailleurs on pourrait appeler la flemme, du grec phlégma). Il y a probablement d’autres mécanismes cognitifs qu’il aurait été intéressant d’évoquer, mais nous sommes contraints ici d’une part par la capacité de concentration du lecteur d’autre part par les connaissances limitées de l’auteur.
Alors pensez-y la prochaine fois que vous aurez envie d’un nouveau gadget sur Amazon, quand quelqu’un dira une connerie sur Facebook ou quand une information viendra chatouiller vos convictions. Il est désormais nécessaire de s’affranchir de nos automatismes. Et si vous croyez que ce n’est pas votre action qui changera quelque chose, vous avez probablement raison. Ce n’est pas une personne en moins dans l’avion, un commentaire en moins sur Facebook, une lecture en plus qui changera le monde. Mais songez à l’image que vous renvoyez autour de vous. Quand vous faites X, vous encouragez votre entourage à faire X, quand vous faites Y, vous montrez aux gens autour de vous qu’il y a une alternative envisageable. Vous avez un rôle à jouer dans l’extraordinaire complexité du monde.

Souvenez-vous de l’été qui va suivre.

Notes

¹ Le jour du dépassement (bien qu’il n’offre qu’une vision parcellaire du problème) permet de schématiser à quel moment de l’année on attaque ces reserves (pas seulement alimentaires mais également énergétiques ou environnementales). Grossièrement, cet indice montre que la moitié de ce que l’on consomme aujourd’hui vient du grenier alors que c’était moins de 0.3% en 1986.

² La conférence L’effondrement : inéluctable ? de Vincent Mignerot en donne de solides preuves

³ C’est l’attribution causale

⁴ Bien sur, le même mécanisme existe aussi pour le bonheur qui nous arrive : on cherche également à en identifier l’auteur, puis en faire socialement l’apologie. Mais on est biaisé, on préfère souvent croire que nous causons nous même nos réussites et que c’est les autres qui causent nos échecs (c’est le biais d’autocomplaisance). Cette asymétrie, et probablement d’autres facteurs, font que nous sommes plus enclin à la critique qu’à la gratitude.

⁵ À moins que ce soit la même chose ?

⁶ Je ne dis pas que ces acteurs là sont nécessairement des boucs émissaires et ne sont responsable d’aucun malheur.

⁷ Ce phénomène est notamment très visible sur les réseaux sociaux où en plus les informations que nous recevons correspondent surtout à ce que nous croyons. C’est ce que l’on appelle les bulles de filtres.

⁸ La vidéo Êtes-vous un hooligan politique ? de Science4All (et généralement sa série sur la démocratie) revient sur ce point.

⁹ Richard Monvoisin en parle (entre autres choses) dans cette vidéo.

¹⁰ La vidéo Arrêtons de partager la stupidité de Science4All explique cela

¹¹ La série de vidéo #DebattonsMieux (inspiré notamment des travaux de Julia Galef) de Science4All ainsi que la chaîne Vlanx sont d’excellentes ressources.

¹² Il y a une infinité de listes de biais cognitifs que vous pouvez trouver sur internet. Celle de Wikipedia est assez pratique.

¹³ C’est le biais de confirmation d’hypothèse.

¹⁴ Ce sont les pièges abscons.

¹⁵ Voir par exemple, l’article Pourquoi les faits ne suffisent pas à convaincre les gens qu’ils ont tort sur le site du Cortecs.

¹⁶ Sur la modestie épistémique

¹⁷ L’esprit critique (ou autodéfense intellectuelle ou zététique) est une discipline qui offre des outils permettant de se forger une image vraisemblable du monde. Je ne peux que conseiller le cours de Richard Monvoisin ou l’ensemble de la chaîne Hygiène Mentale si vous avez du temps devant vous et des envies d’ébahissements intellectuels.

¹⁸ Cette partie du cours de Richard Monvoisin en particulier revient sur les questions de sexe et de genre.

¹⁹ J’ai déjà emprunté une citation de cette auteure dans la première partie :

Soyons bien convaincu que le moindre atome de haine que nous ajoutons dans ce monde le rend plus inhospitalier qu’il ne l’est déjà

²⁰ Voir ses idées comme des objets flottant autour de soi permet de prendre un certain recul dessus et ne plus se sentir attaquer quand on remets en cause nos idées.

Le problème n’est pas la croyance, le problème est l’identification à la croyance. La folie commence le jour ou la croyance devient une identité. Et qu’une attaque à la croyance est perçue comme une menace envers l’ego. — Serge Marquis

Julia Galef parle de cette identification à nos idées et à nos valeurs dans cette conférence Ted et Vlanx explique pourquoi il faut être fier de changer d’avis dans cette vidéo.

²¹ C’est une référence à ce superbe exposé de Thomas Durand qui prolonge parfaitement le discours de cet article.

²² Petite digression, à quoi bon un tel article si je pense que nos cerveaux entraveront la mise en pratique de ses idées ? Je crois que l’acrasie (la flemme donc) ne sont pas des fatalités. Passer quelques minutes sur ces concepts, prendre conscience de quelques uns de ses biais, si cela ne permet pas tout de suite de changer nos comportements, cela a au moins le mérite d’être un premier pas dans cette direction. Puis nommer ces mécanismes permet également de les cristalliser, de les rendre plus concret, plus simple à mémoriser et à partager.

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