6 mois dans la rue à Paris

Félix-Antoine Huard
Monsieur et Madame Tout-le-monde
4 min readJan 25, 2016

J’ai passé six mois de ma vie dans les rues parisiennes.

De Bercy à Denfert-Rochereau, en passant par Porte de la Villette, par Châtelet-les-Halles, en m’arrêtant à Convention, puis en revenant à Pont Marie, mes souliers usés ont foulé des milliers de pavés, de trottoirs, de grandes places et d’avenues.

Elle n’est pas facile tous les jours, la rue. Elle ne protège ni contre le froid, ni contre les regards passants indifférents et les insultes lancées à l’arc. Il y a aussi les pieds et les jambes endoloris à force de marcher sans arrêt, les gaz d’échappement qui rougissent les yeux et encrassent les poumons, ainsi que le brouhaha incessant d’une capitale qui étourdit parfois. Paname prend un nouveau visage quand on vit sur ses trottoirs.

Or, la rue a ce quelque chose d’unique. Elle est un passage obligé. Elle n’a pas de frontières, ni de couleur. Elle permet des rencontres inespérées avec ces étrangers à la marque indélébile.

Cette demi-année s’est avérée pour moi l’un des moments les plus enrichissants de ma vie. J’ai dû travailler durement sur moi-même pour devenir une femme plus forte ; les moumounes n’ont pas leur place dans la rue.

Je vais vous raconter comment j’en suis arrivée là.

En 2014, je me suis retrouvée à Paris avec un permis vacances-travail. J’avais six mois pour me trouver un emploi dans une ville où le taux de chômage était plutôt élevé chez les jeunes. Je venais de sauter dans le vide ; je n’avais absolument aucun plan et aucune idée de la tournure qu’allait prendre ce séjour.

Premier soir arrivée dans la Ville Lumière, je déambulais tranquillement à la recherche d’une bonne baguette fraîche. C’était l’heure de pointe et la rue fourmillait de Parisiens sortant du boulot et faisant quelques emplettes pour le dîner. À ce moment, une fille qui marchait dans ma direction s’arrêta directement en face de moi. Elle portait un t-shirt violet par-dessus son manteau, un sac à dos et elle arborait un sourire tellement large que je fus obligée de m’arrêter. C’était ma première rencontre avec une recruteuse de donateurs pour des ONG. Après avoir posé des dizaines de questions à cette fille, je compris que cet emploi était pour moi : il représenterait un défi, serait utile à d’autres et ne m’enfermerait pas dans un bureau de 8h00 à 17h00.

Oui, j’ai vraiment passé six mois dans la rue ; elle fut mon terrain de travail.

Deux semaines après cette rencontre inespérée, j’étais embauchée à temps plein pour recruter dans la rue des donateurs mensuels pour la Croix-Rouge française. Je faisais partie d’une équipe composée d’une dizaine de jeunes adultes dynamiques, tous plus engagés, revendicateurs, militants et inspirants les uns que les autres. On m’apprit à recruter selon l’éthique suivante : il n’était pas question de faire sentir coupables les gens qui ne donnaient pas, pas question de les réprimander ni de leur mettre de la pression. De cette manière, les nouveaux donateurs étaient même heureux quand ils repartaient avec leur petit papier signé. Le premier pavé que je foulai en tant que recruteuse de donateurs était celui de la Place de la République. Cette journée fut un grand succès ; j’étais dans mon élément!

Or, ça ne s’est pas toujours passé comme sur des roulettes. C’est de loin l’emploi le plus difficile que j’ai occupé jusqu’à présent. Non seulement il est physiquement exigeant (calculs effectués, nous parcourions entre 10 et 15 kilomètres à pied quotidiennement, peu importe les caprices météorologiques), mais c’est surtout un boulot qui est très demandant psychologiquement. Un recruteur de donateurs de rue se doit d’être toujours au top : positif, énergique et confiant. Lorsque ces conditions ne sont pas réunies, il est très facile de tomber dans un cercle vicieux : plus on se décourage, plus les refus sont nombreux, plus on perd confiance, moins on trouve de donateurs, etc. Expérience à l’appui, ces cercles vicieux peuvent durer des semaines et il relève presque de l’exploit que de s’en sortir. L’un des grands défis de ce métier consiste donc à ne pas se laisser affliger par ces passants qui nous évitent, nous crient des noms, nous ignorent, nous méprisent et nous dévisagent. Une fois qu’on passe par-dessus le mépris et les refus, paradoxalement, moins on en subit. La clé de la réussite est de parvenir à focaliser son attention et son énergie uniquement sur le positif. D’ailleurs, je crois que cet apprentissage est valable pour la vie en général.

Au-delà du nombre de signatures que je devais récolter en une journée, c’étaient les rencontres que je faisais qui ont fait de ce travail un voyage magnifique en l’humain et en moi-même. J’ai croisé le chemin de gens qui ont laissé une trace indélébile en moi et qui m’ont fait grandir. Aujourd’hui, quand je repense à cette période de ma vie, je me dis que j’ai eu du courage d’affronter les rues parisiennes comme je l’ai fait!

« Au paradis, paraît-il, mes amis
C’est pas la place pour les souliers vernis
Dépêchez-vous de salir vos souliers »
- Moi, mes souliers, Félix Leclerc

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Avec une amie lors d’une journée de travail pluvieuse, à côté de Châtelet-les-Halles.[/caption]

Crédit photo : Fanny Allaire-Poliquin

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