Voyager sans bras

Félix-Antoine Huard
Monsieur et Madame Tout-le-monde
4 min readMay 30, 2016

« Excusez-moi monsieur, est-ce que je pourrais voir votre billet s’il-vous-plaît. »

« Heu… oui, sans problèmes. »

« Est-ce que vous avez payé pour votre accès au site ? »

« Heu… oui ? »

« Vous n’auriez pas dû. Pour vous, c’est gratuit. »

GRATUIT.

Le mot préféré des voyageurs à petit budget.

C’était à l’Arc de Triomphe il y a environ 3 ans.

Pourtant, encore l’été dernier, lors de mon deuxième périple en Europe de l’Est avec Midorie, j’ai eu droit à des privilèges.

Ça a peut-être du sens à vos yeux, mais aux ceux de ma copine, c’est un peu bizarre. Et je dois avouer que les premières fois, j’étais du même avis. C’est que voyez-vous, ici, au Québec, je n’ai jamais de rabais parce qu’il me manque un bras (voir photo ci-bas).

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Midorie et moi

Midorie, moi, la Hongrie, mais pas 4 bras.[/caption]

Si mon ami Kéven Breton était ici, il vous en dirait long sur l’accessibilité moyenne de notre planète aux personnes handicapés. Encore chez nous, au Québec, on ne la donne pas facile aux gens à mobilité réduite.

Le truc, c’est que moi, à part la longueur de mon bras pis mon nombre de doigts, j’ai pas grand-chose de “réduit”. C’est le moto de tous les handicapés, mais je suis capable de faire tout ce que je veux.

Pis c’est un peu ça qui nous a mindblown Mido et moi quand on m’a laissé monter gratuitement au sommet de l’Arc de Triomphe. Mieux encore, son billet était payé en tant qu’accompagnatrice.

Sur le fond, la question ne se pose pas. C’est normal que pour briser l’isolement, on favorise l’accès pour les personnes handicapées aux différentes attractions nationales.

Ce qui est moins clair, c’est ce que c’est qu’une personne handicapée. Un bras, deux bras, 1 doigt, un oeil, l’ouïe, le goût, etc. Quelle est le barème ? À partir de quoi deviens-tu un touriste gratuit ?

En vérité, pas besoin d’un tableau. Nous, on le sait quand on se fait considérer comme un individu différent.

Ma blonde est “chix”

On arrive en Macédoine après une dizaine d’heures de transports en commun, on dépose nos sacs dans notre dortoir, on se lave la face pis hop c’est l’heure de l’apéro. Fidèle à nos traditions, on essaie de spotter un petit bar bondé de locals pour voir c’est quoi sortir prendre un verre à Skopje.

En arrivant sur la terrasse, les gens nous dévisagent. Particulièrement une table de 5 hommes qui accumulent les verres vides. Bah, les coups d’oeil, en tant que touriste, c’est normal. Mais là, c’est un regard insistant.

J’me tourne vers Mido, pis me je me dis le plus banalement du monde « ouin, c’est déplacé, mais je les comprends. C’est vrai qu’elle est “chix” ma blonde. »

Ça reste là. On vit notre journée, on savoure notre pinte, pis on va se coucher.

Le lendemain, on se rend au lac de Matka pour profiter de la nature. On en profite tellement qu’on oublie de prendre le dernier bus. Désolé maman, mais oui, on se décide à faire du pouce.

Ça prend 3 secondes, pis une voiture s’arrête. Une fille et son chum dans une petite voiture dorée manuelle. On embarque à l’arrière, on se présente, pis Midorie me donne un coup de coude et me murmure « As-tu vu ? Y’est comme toi ! »

Nooooooon. No way !

Oui. Notre chauffeur est lui aussi amputé. Et c’est pas long qu’il se rend compte que je me rend compte qu’on est pareil.

« It’s because you have only one arm that I decided to give you a ride. Nobody does that in Macedonia. In fact, people must be staring at you because they think we are X-Men. »

What. The. F*ck ?!?

J’connecte les points, pis je réalise que ma blonde a beau être magnifique, les gars au pub la veille, c’est moi qu’ils dévisageaient.

En discutant un peu avec lui, il m’expose qu’en Macédoine, les personnes handicapés ne sont pas trop bien perçues. Ça fait différent de mon entrée gratuite dans tous les musées de Paris.

Et c’est précisément ça être un voyageur sans bras.

Si d’un côté, je peux avoir des billets gratuits partout à Istanbul pour Midorie et moi, de l’autre, je me fais dévisager en Macédoine.

À chaque pays, mon adaptation. Je dois m’adapter à ce que c’est d’être un handicapé. Comme Midorie doit parfois s’adapter à ce que c’est d’être une femme ailleurs que chez nous.

L’accessibilité, c’est pas juste une question de billets gratuits. C’est une question de respect, d’inclusion, d’échanges et d’ouverture.

Pis du haut de mes 24 ans, j’peux vous dire une chose : le monde entier est prêt à me faire une place. Il me suffit de la prendre.

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