Être touriste dans sa propre ville
Par Maude Petel-Légaré
Accompagnés d’un guide, les Montréalais sont de plus en plus friands des balades urbaines qui leur font découvrir l’histoire des communautés culturelles qui ont façonné la ville.
C’est un dimanche de décembre. Il fait froid. Une douzaine de personnes se retrouvent au métro Outremont. Un homme vêtu d’un grand chapeau, de bottes de marche et d’une carte de guide touristique regroupe les individus.
« Mesdames, Messieurs, la promenade littéraire commence, déclare le guide pour la journée, Ivan Drouin. L’objectif n’est pas de raconter l’histoire du quartier, c’est une visite littéraire. »
Au coût de 20 $ et organisée par la compagnie Kaléidoscope, cette promenade littéraire s’inspire du roman « Hadassa » de Myriam Beaudoin. À l’aide du roman, Ivan Drouin suit les pas de l’auteure et raconte l’histoire d’une jeune femme qui enseigne le français dans un établissement scolaire pour juives orthodoxes dans le quartier d’Outremont.
Pour Ivan Drouin, guide depuis 20 ans et fondateur de l’entreprise, ce genre de visite n’est pas touristique. « Je ne pense pas qu’un touriste va vouloir passer trois heures à entendre parler des juifs hassidiques, surtout s’il passe qu’une fin de semaine à Montréal », explique-t-il en indiquant que la plupart des participants proviennent du Grand Montréal.
Bien qu’il s’agisse d’une promenade littéraire, ce ne sont que cinq personnes sur douze qui ont lu le livre. Les autres sont là pour en apprendre davantage sur le mode de vie des juifs hassidiques.
Consommer la diversité
Montréal est une ville multiculturelle et ces divers quartiers dits « ethniques » ont un grand potentiel touristique. De plus en plus de compagnies offrent des tours gastronomiques pour mettre en bouche une nouvelle culture, tandis que d’autres offrent des promenades éducatives sur l’histoire de certaines communautés présentes. « Consommer la diversité, c’est quelque chose qui est très important pour les Montréalais. C’est pour ça que ça marche aussi, car ça fait partie de l’ADN de Montréal », explique Bochra Manaï, titulaire d’un Doctorat en Études urbaines sur la « Mise en scène » de l’ethnicité maghrébine à Montréal.
Dès la sortie du métro, les individus rencontrent au passage un groupe de femmes vêtues de noir et portant des perruques. Elles sont accompagnées d’une ribambelle d’enfants.
Premier arrêt : L’école juive Tamwood International College. Coin avenue Dollard et Ducharme, Ivan Drouin, roman à la main, amorce son tour de parole en expliquant pour quelles raisons l’auteure du roman y a enseigné. « Il n’y a pas assez de femmes juives pour enseigner aux enfants puisqu’il y a environ six à huit enfants par famille, donc ils vont chercher des non-juifs », raconte-t-il. S’ensuit la lecture d’un extrait du roman où l’auteure décrit les contraintes vestimentaires et morales qu’elle devait suivre pour enseigner dans cette institution.
Vulgariser l’histoire
Le groupe s’arrête une dizaine de minutes dans le parc John-F.-Kennedy. Les participants se regroupent autour du guide qui commence à expliquer l’arrivée des juifs orthodoxes à Montréal. C’est le moment « historique » de la promenade. « Les Ashkénazes, les juifs de l’Europe ont immigré à Montréal pendant la guerre avec la Russie et lors de la Seconde Guerre mondiale, tandis que les Séfarades sont venus pendant les guerres d’indépendance d’Égypte, de Tunisie et d’Algérie », raconte-t-il.
En quelques minutes, il résume à cette douzaine de personnes l’origine du judaïsme hassidique. Parmi les Ashkénazes, qui parlaient le yiddish, une langue germanique mélangée avec l’hébreu, il y a les Haredim. « C’est un mouvement qui fait partie de l’Ashkénaze qui signifie “je crains Dieu”, explique-t-il. Ils sont croyants-pratiquants et ne mettent pas en doute ce que la Torah, le livre sacré, dicte. Ces gens-là vont créer le judaïsme hassidique qu’on retrouve à Montréal. » Il reconnaît toutefois que les juifs hassidiques constituent une minorité visible. « Au Québec, il y a 80 000 juifs, mais seulement 10 % sont hassidiques », explique-t-il devant une synagogue, où il y a un va-et-vient d’hommes en habits traditionnels, vêtus de noir et portant des chapeaux de fourrure circulaire.
Pour l’historien et spécialiste de la communauté juive à Montréal, Pierre Anctil, ce genre de visite culturelle est « une excellente occasion de vulgariser les connaissances et de donner le goût aux citoyens et aux gens qui vivent dans les quartiers, de se renseigner et d’en savoir plus sur l’histoire de ce quartier ».
La participante Monique Richer, qui est à sa cinquième visite culturelle avec la compagnie Kaléidoscope, explique que ces visites lui permettent de cibler ce qu’elle souhaiterait connaître de façon plus approfondie. « Je trouve que c’est une très belle façon d’aller chercher un grand spectre de connaissances et de cultures dans un bel environnement qui est celui de Montréal. C’est un apprentissage de ce qui nous entoure et des gens qui vivent avec nous », explique-t-elle en louangeant la dernière balade urbaine dans le quartier chinois à laquelle elle a participé.
Toutefois, selon l’historien Pierre Anctil, il est essentiel que le guide maîtrise les notions historiques de la communauté dont il parle. « On s’attend à tout le moins à ce qu’il ait lu la plupart des ouvrages dans le domaine. On s’attend à ce qu’il puisse répondre aux questions de l’auditoire. On s’attend à ce qu’il maîtrise la séquence historique », met-il de l’avant.
Après une bonne heure de marche avec une température en dessous de zéro degré, le groupe s’arrête au théâtre Rialto sur l’avenue Parc pour se réchauffer. Assis sur des sièges en velours, en dessous d’un plafond orné de dessins, Ivan Drouin s’attaque au yiddish, la langue vernaculaire des juifs ashkénaze. « Entre 1890 et 1950, le yiddish était la 3e langue la plus parlée à Montréal, explique-t-il. Ceux qui parlent le yiddish aujourd’hui à Montréal sont les rescapés de l’holocauste et les juifs hassidiques. »
S’ensuit une autre heure de marche dans le froid, à l’est de l’avenue Parc où les participants peuvent apercevoir en chemin des épiceries juives et le commerce Bagel Saint-Viateur, symbole de la culture culinaire juive à Montréal.
Le quartier juif trouve sa fin sur l’avenue Jeanne-Mance où la promenade se termine. Les participants ont les doigts gelés, mais ils sont bien heureux d’avoir appris sur le mode de vie et l’histoire de la communauté juive hassidique.
L’histoire de la communauté juive sur le Plateau-Mont-Royal
Un autre jour de décembre, une vingtaine d’étudiants se regroupent pour participer à la visite culturelle « Tur Malka : Montréal réimaginé » organisée par le Musée du Montréal Juif sur le boulevard Saint-Laurent.
La guide arrive vêtue d’une tuque et un cartable à la main. « Montréal était le grand centre de l’immigration. Il y avait une très grande communauté juive au début du XXe siècle qui habitait ici », explique Lauren Laframboise, avec un léger accent anglais.
Pour cette guide, qui est aussi coordonnatrice de recherche et de conservation du Musée, tout ce qui est véhiculé lors d’une balade doit être fondé sur des faits. « Il y a des gens qui me posent des questions auxquelles je ne peux pas répondre, car je n’ai pas ces expériences-là, explique-t-elle. Un malaise peut se produire, mais il ne faut pas prétendre tout savoir au sujet d’une communauté. »
Premier arrêt : Keneder Adler, le journal yiddish de Montréal publié par The Eagle Publishing.Co. « À l’époque, lorsque l’on se promenait sur le boulevard Saint-Laurent, les murs étaient ornés de symboles juifs et d’écriture yiddish », décrit la guide en pointant la façade d’un édifice où se trouve une étoile de David.
L’architecture de la ville de Montréal témoigne de la diversité des communautés, explique la chercheuse sur la mise en visibilité d’une ethnicité dans l’espace urbain, Bochra Manaï. « À Montréal, l’immigration est ancrée dans l’histoire et dans l’architecture. Et de la façon de laquelle la ville a été façonnée, la place de la diversité est normale. »
Les balades urbaines permettent d’éduquer le public au sujet du passé de la vie culturelle juive à travers l’architecture. « J’aime penser que les édifices sont des archives de la ville, on y voit les traces du passé, explique Lauren Laframboise. Ça nous donne aussi la capacité de rapporter des histoires dans la place où l’histoire s’est produite. »
La guide mène le groupe dans une petite ruelle au dos du grand boulevard passant. « Ici, on peut se transporter dans les années 20. Vous pouvez voir les maisons typiques dans lesquelles les juifs habitaient », explique-t-elle en montrant les appartements qui se trouvent dans l’ombre des usines où ils travaillaient.
En continuant la balade sur Saint-Laurent, elle fait savoir aux participants que le quartier était visiblement juif à l’époque. « Les affiches d’élections étaient traduites en yiddish », explique-t-elle en montrant des images d’archives de l’ancien théâtre Globe. Maintenant devenu le Cinéma L’Amour, ce théâtre était le centre de la culture juive grâce aux pièces en yiddish.
La langue yiddish a disparu du Plateau Mont-Royal dans les années 1960. « La transmission de la langue ne s’est pas faite », explique-t-elle. Les juifs ont délaissé la langue yiddish pour l’anglais. Dans la même décennie, la communauté juive a quitté le quartier pour des raisons économiques. « Ils pouvaient se permettre de déménager dans l’ouest, car il était issu de la classe moyenne tandis que le Plateau faisait partie de la classe ouvrière », ajoute la guide.
Redonner une « identité »
Depuis une vingtaine d’années, il y a beaucoup plus d’ouvrages historiques sur la communauté juive de Montréal, explique l’historien Pierre Anctil. « C’est une nouvelle génération qui anime cette organisation [le Musée du Montréal juif]. Des gens qui n’ont pas reçu beaucoup au niveau historique dans leur milieu et qui ont cherché à en savoir plus par leur propre moyen. »
Ces promenades éducatives permettent tant aux non-juifs qu’aux juifs d’en apprendre davantage sur l’histoire de la communauté. « Ça permet à de jeunes juifs de prendre connaissance de leur histoire, explique Pierre Anctil. Et souvent, l’histoire c’est l’identité. »
Tout comme les visites organisées par la compagnie Kaléidoscope, les promenades éducatives du Musée attirent beaucoup de montréalais, mais aussi des Américains et des juifs. « Au sein de la communauté juive, faire du tourisme juif, visiter les musées et les villes, c’est une grosse affaire », explique Lauren Laframboise.
Pour elle, ce genre de promenade éducative n’est pas du tourisme dit « ethnique ». « Nous sommes les seuls qui offrent des promenades historiques juives à Montréal. Mais il y a beaucoup de personnes qui font des promenades gastronomiques juives à Montréal », met-elle de l’avant. Selon elle, il y a une forte distinction entre ces deux types de balades.
Un tourisme gastronomique
Les Montréalais vont généralement visiter les différents quartiers ethniques pour profiter de leurs spécialités culinaires. « On est très habitués avec cet accès de la diversité par la bouffe, et je crois que les balades en vie urbaine sont une autre façon un peu plus nuancée, un peu plus théorique, et historique de découvrir un autre Montréal », explique la titulaire d’un Doctorat en Études urbaines sur la « Mise en scène » de l’ethnicité maghrébine à Montréal, Bochra Manaï.
Les balades gastronomiques, de plus en plus populaires, jouent la carte de la diversité sans réellement expliquer l’histoire des communautés, déplore-t-elle. « Si on s’arrête à la gastronomie, on ne comprend pas les Montréalais, explique-t-elle. L’objectif de ces balades urbaines, c’est de comprendre que Montréal a été bâti par des gens de différentes communautés ».
Ces promenades à pied permettent aux gens de réaliser que dans leur quartier il y a des événements historiques qui ont eu lieu. « Ça aide les citoyens à prendre conscience que dans leur quartier il y a de l’histoire et qu’il faut la préserver », explique l’historien Pierre Anctil.
Arrivé sur l’avenue Mont-Royal, le groupe s’arrête devant une murale colorée, décorée d’écriture hébraïque et d’un visage d’une femme aux traits fins. Il s’agit du portrait de Léa Roback, une féministe juive qui a grandement collaboré au mouvement syndical. « Elle a créé des ponts entre les communautés juives et francophones », explique la guide.
C’est sur l’avenue Esplanade que se termine la visite, juste en face du parc du Mont-Royal. Après deux heures de marche et d’explications, Lauren Laframboise, armée de son cartable rempli d’images d’archives rebrousse chemin vers le Musée du Montréal Juif.
Ces visites culturelles qui sont de plus en plus populaires auprès des Montréalais permettent de déconstruire les préjugés envers une communauté, explique Bochra Manaï. Cet intérêt pour l’histoire des diverses communautés qui ont sculpté la ville encourage une meilleure cohabitation à Montréal.