Une homogénéité trompeuse dans le rap québécois

Montréalisme
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7 min readDec 18, 2017

Par Émile Bérubé-Lupien et Léa Martin

Les rappeurs Victor et Marven du groupe Dopamine

Le hip-hop gagne en popularité depuis quelques années au Québec alors que des rappeurs comme Koriass, Dead Obies ou Loud font régulièrement parler d’eux dans les médias. Une analyse de la représentation médiatique des membres de la communauté hip-hop permet un constat : très peu de rappeurs issus des diversités culturelles sont présents dans la couverture de la scène rap par les médias conventionnels.

Le 29 octobre dernier, à l’occasion du 38e gala de l’ADISQ, le groupe Alaclair Ensemble remportait le titre d’album hip-hop de l’année pour «Les Frères Cueilleurs». Le rappeur KNLO, membre de la formation qui est d’ascendance congolaise par son père, était également en nomination dans la même catégorie pour son projet solo «Long Jeu». Depuis 2007, 33% des artistes ou des groupes de rap en compétition pour ce titre sont issus de la diversité culturelle. Cependant, depuis les dix dernières années, seuls Samian en 2011 et Alaclair Ensemble en 2017 ont triomphé au gala «visant à consacrer le talent et l’excellence des artistes […] et professionnels du disque» québécois.

«L’ADISQ, on est contents quand on y va, mais on peut aussi observer que c’est pas le gala le plus représentatif [au niveau de la diversité culturelle]», nous confie KNLO lors d’une vidéoconférence.

Pourtant, selon l’artiste, le hip-hop est l’un des genres musicaux accueillant le plus d’interprètes issus de la diversité culturelle. «Les diversités culturelles ne sont pas sous-représentées dans le rap, il s’agit sans doute de la musique où il y en a le plus», indique-t-il. Le rappeur considère que le manque de représentation et d’intégration des minorités visibles est davantage imputable à l’industrie de la musique qu’à la culture hip-hop en tant que telle.

Un problème profond

Le cofondateur de l’émission de culture hip-hop Ghetto Érudit, diffusée sur les ondes de CISM, Marc-André Anzueto, considère que le manque de représentation médiatique des diversités culturelles dans le rap est un problème à caractère générationnel et démographique. «On ne peut pas se cacher que le Québec est un peu plus caucasien qu’afro-américain, souligne celui qui est aussi enseignant en sciences politiques à l’Université du Québec à Montréal. Le rap est distinctif d’une région à une autre. À Montréal, les communautés haïtiennes et maghrébines sont très friandes de hip-hop et il y a donc beaucoup de vedettes locales qui n’ont pas la même attention médiatique que certaines vedettes du milieu.»

Marc-André Anzueto, cofondateur de Ghetto Érudit

Le manque de représentativité de la diversité culturelle au Québec dépasse cependant le cadre du rap, estime M. Anzueto. «Au Québec, à la base, est-ce qu’on voit vraiment les minorités visibles à la télé? En temps que latino-américain, je ne me souviens pas d’avoir vu beaucoup de latinos à la télé québécoise et, souvent, ils sont cantonnés à des rôles de jeunes vandales», déplore-t-il.

Les membres du groupe de rap Dopamine, Marven Jean (Zilla) et Victor Tremblay-Desrosier (Yabock), remarquent également le manque de diversité dans la médiatisation du rap au Québec et soulignent que la tendance n’a pas toujours été la même.

Chanson: Dopamine — Haché Vissé

La représentation des diversités culturelles dans le rap au Québec n’a cependant pas toujours été aussi problématique. Alors qu’au cours des années 1990 et du début des années 2000, des artistes noirs comme Sans Pression, Yvon Krevé et Muzion dominaient la scène. Ces derniers ont par ailleurs remporté le prix de l’album hip-hop de l’année à l’ADISQ en 2000 et en 2003. La situation a toutefois changé au cours du milieu des années 2000. «Durant cette période, on a vu un tournant et KNLO et Brown sont maintenant des minorités visibles dans un style musical qui, à la base, provient des Afro-Américains et des latinos», explique M. Anzueto. L’animateur de l’émission Pôle Hip-Hop consacrée au rayonnement de la culture rap et diffusée sur les ondes de CHOQ.ca, Christophe Jbeili, abonde en ce sens. «Depuis la fin des années 1990, il n’y a pas tellement d’artistes de couleur qui ont été mis de l’avant», indique-t-il.

Le rappeur Joe Rocca, qui a côtoyé Snail Kid de Brown au sein du groupe Dead Obies, a pleinement conscience de l’avantage dont il jouit en tant qu’artiste blanc. «Moi, je suis blanc et privilégié. C’est plus facile de percer en raison de ça», juge-t-il. Sur son dernier album, «French Kiss», l’artiste collabore avec Brown, Mike Shabb, Imposs, de Muzion et Flawless Gretzky, tous des artistes issus de la diversité culturelle. Il précise toutefois qu’il n’a pas simplement voulu collaborer avec ces musiciens dans le but d’offrir un projet multiculturel, mais bien parce qu’ils l’inspiraient.

Des médias qui ne rendent pas service

Le coanimateur de Ghetto Érudit considère que les médias contribuent à la surreprésentation de certains rappeurs au Québec : «L’ignorance de certains médias, qui ne font que mentionner les trois même groupes tout le temps, ça n’aide pas monsieur, madame tout le monde à se faire une véritable idée de la richesse et de la diversité du rap québécois.»

KNLO, quant à lui, estime qu’il y a beaucoup de rappeurs sous-représentés au Québec. Selon lui, il est dommage que ce soit toujours les mêmes musiciens qui apparaissent dans les médias et qui soient appelés à intervenir. «D’entendre toujours parler des mêmes rappeurs, ça devient un peu un engrenage, un cercle vicieux, puisqu’on vit dans un endroit relativement isolé, au Québec», illustre-t-il.

Selon les rappeurs White-B et Gaza, du collectif 5sang14 qui présente un style plus abrasif et qui raconte le quotidien d’artistes «issus de la rue», le problème est qu’au Québec, les médias ne prennent pas le travail des rappeurs indépendants au sérieux. Selon les musiciens, la presse va davantage parler des aspects négatifs de leur vie dans les quartiers durs que du produit qu’ils proposent en tant qu’artistes.

Chanson: White-B & MB — Mode de Vie

Une radio privée pour résoudre le problème ?

Selon Marc-André Anzueto, il est problématique qu’il n’existe au Québec aucune radio privée diffusant du hip-hop. «Le rap au Québec, c’est surtout grâce aux radios universitaires et aux médias alternatifs que ça a percé. Certaines radios dorment un peu au gaz, en diffusant des vieux succès de disco et de rock le vendredi soir. Heureusement, les Francofolies ont suivi le mouvement en proposant du hip-hop pendant leurs spectacles d’ouverture», souligne-t-il. Il ajoute qu’en engageant des animateurs issus des minorités visibles, cela risquerait de contribuer à faire rayonner la diversité culturelle dans le rap québécois.

Les rappeurs de Dopamine sont également de l’avis qu’une radio spécialisée dans le rap et dans la promotion de sa diversité présenterait une solution.

De son côté, le rappeur White-B n’est pas certain que de tels médias pourraient réellement changer les choses. Car, si certains rappeurs issus de la diversité culturelle se sentent délaissés par les médias, un problème majeur de ces artistes reste leur relation avec les forces de l’ordre. Des spectacles annulés, des arrestations arbitraires, les jeunes rappeurs du groupe 5sang14 déplorent la discrimination qu’ils vivent en rapport avec leur culture et leur style vestimentaire.

Des forces de l’ordre suspicieuses

5sang14 accuse la police de donner des raisons nébuleuses pour justifier leurs investigations et leur présence sur les lieux où ils performent. «Une fois, ils ont dit que c’était parce qu’ils étaient à la recherche d’acide, de LSD. Dans un show de rap!», confie White-B, qui avoue ne pas vraiment croire à ce prétexte. L’acolyte de l’artiste, Gaza, indique à mi-voix que la présence et l’attitude des policiers qui gravitent autour des salles de spectacle où se produit le groupe rendent mal à l’aise certains spectateurs, qui sentent qu’ils n’ont rien à se reprocher.

Les deux rappeurs estiment que les forces de l’ordre font preuve de préjugés à l’égard de la culture hip-hop et qu’ils sont perçus à tort comme des voyous, parce qu’ils viennent de quartiers défavorisés.

Marven Jean considère aussi que les préjugés autour du monde du rap ne devraient pas persister, car aujourd’hui, «tout le monde en écoute».

Gaza estime que pour éviter que de tels évènements se reproduisent, les artistes issus de la même mouvance que 5sang14 devraient s’organiser davantage. «Nous, on est des rappeurs, on a pas vraiment la tête à tout ce qu’il y a de juridique. Mais on sait que les policiers n’ont pas le droit de faire ce qu’ils font», explique-t-il.

Christophe Jbeili ajoute que dans le rap, les sujets illégaux qui sont abordés et la violence dans les textes ne représentent pas toujours la réalité des artistes qui les créent. «Il faut accepter que les rappeurs jouent avec la réalité, qu’ils ne sont pas obligés de se référer à leur biographie».

Christophe Jbeili, animateur de Pôle Hip-Hop

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