L’achèvement de la modernité ou la fin du travail

Cecile Philippon
MTI-Review
Published in
5 min readMar 19, 2019

L’intelligence artificielle fait peur. On connait tous cette personne ; qui a déjà fait un burn-out, ou bien celle qui aimerait passer plus de temps avec son enfant, participer à cette association, alléger son mal de dos au retour de sa journée, ou lire cette pile de livres qui s’entasse…. Ce n’est même pas un débat : 1) le travail nous enlève du temps libre ; libre au sens où son emploi est dénué de contraintes 2) les travailleurs voient leur santé diminuer, amenuisant de même leur capacité à profiter de leur temps de non-travail.

Demain, les machines seront de plus en plus intelligentes. Non seulement elles pourront reproduire ce que font les humains, mais elles pourront le faire encore mieux. Rapidement, on s’imagine qu’elles pourront finalement nous remplacer au travail. Elles ont déjà remplacé les banquiers, les caissières, les assistants techniques. Demain, elles remplaceront notre chirurgien spécialiste, notre avocat, notre juge. Et les premiers cris surgissent. Mais oui, qu’allons nous faire si nous n’avons plus de travail ?

Beaucoup disent que la montée en puissance de l’intelligence artificielle ne signera pas la fin du travail. Fidèles croyants de la « Destruction créatrice », ils sont convaincus que d’autres métiers viendront remplacer ceux rendus obsolètes. Bien sûr ! Grands fous ! Plus de temps libre ! Nous ne saurions même plus comment l’employer. Non non, nous allons plutôt trouver d’autres métiers pour les remplacer. Innovons, faisons plus, faisons mieux !

Ces experts qui nous assurent une société du travail infini, rassurent également les travailleurs. Car oui, les travailleurs ne réclament pas moins de travail. Ils veulent accéder à un standard de vie grâce à l’argent obtenu de leur labeur. Ils veulent être utiles, et apporter leur contribution à cette valeur ajoutée, à cet agrégat du PIB.

Les débats sur la mesure du PIB sont en ce sens applicables de la même façon à l’utilité effective du travail. Qui est plus utile ? Une employée d’un magasin de prêt-à-porter, qui permet à ses clientes d’accéder aux vêtements confectionnés à l’autre bout du monde, par des travailleurs, ou des enfants, épuisés, acheminés par des cargos ultrapolluants ou bien cette retraitée qui apprend à ses petits-enfants à cultiver leur potager ?

Deux individus répondront sans doute différemment à cette question. Est-il juste que l’une de ces préférences soit valorisée car on a décrété un jour que la première seulement serait considérée comme une activité productive ? Et d’ailleurs que produit-on ici ? De l’argent, de la satisfaction pour le consommateur ? La transmission de savoir, le développement des relations intra-familiales, ou encore le soin apporté à la terre sont certes plus difficiles à monétiser. Car finalement, la seule mesure de l’utilité que l’on a aujourd’hui c’est l’argent qu’on dépense pour obtenir le fruit de cette activité. On ne s’intéresse même plus à la question de savoir si elle répond à un besoin. Au besoin de l’individu, au besoin des êtres vivants, de la Terre.

La réflexion s’est plutôt inversée. Quels besoins allons-nous inventer pour soutenir ce modèle économique, et éviter la montée du chômage ? Nous pourrions produire plus de vêtements sur le sol français ! Surtout, même si votre dressing déborde déjà, essayez d’être patriotes, consommez pour diminuer le taux de chômage, vous pourriez y passer un jour.

Créer de nouveaux emplois pour remplacer ceux qui seront effacés par la déferlante IA, suppose l’adhésion à ce dogme de croissance infinie. Puisque la production de tout ou presque ce que l’on possède actuellement sera assuré par des machines, pourquoi ne pas rêver de plus, de mieux ?

Et si au lieu de ça nous faisions le souhait de maintenir notre standard de vie et d’être utile, tout en ayant plus de temps libre et une meilleure santé ?

Puisque dans le monde de demain la valeur ajoutée ne sera plus créée par les employés, mais par des machines, qui à priori ne réclament pas encore de salaires — si ce n’est l’argent nécessaire à leur acquisition et à leur entretien qui correspond en fait à la rémunération du capital — comment allons-nous partager le reste du gâteau ?

Il est pressant d’inventer de nouveaux modèles de solidarité et de croissance (de notre société) pour faire face aux évolutions technologiques majeures ainsi qu’aux défis environnementaux et sociétaux. Nous ne pouvons plus répondre rationnellement aux cris qui réclament une diminution des gaz à effet de serre, que nous devons préserver cette industrie à l’impact environnemental désastreux car elle crée des emplois.

Le travail a forgé notre société, et les individus qui la composent. Il suffit de demander à un ouvrier épuisé de sa journée de travail, ce qu’il pense d’une société sans travail. Impossible ! On vivrait comment ? C’est pour les fainéants ce genre de société !

Nous nous sommes persuadés que le travail était la finalité. Quand bien même ce que nous souhaitons réellement c’est assurer nos besoins physiologiques et de confort. Nous sommes comme des enfants qui, trop petits pour atteindre la pomme de l’arbre, utilisent un escabeau pour la cueillir, et continuent de l’utiliser, même après avoir grandi. Comme le disait Hannah Arendt « C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. »

Selon Raphaël Liogier, nous avons confondu la fin et les moyens. Le droit au travail pour tous, est consacré pendant la Révolution Française comme un moyen d’accéder à la citoyenneté universelle. A cette époque, les conditions techniques ne permettent pas de libérer tout le monde du labeur. Mais la citoyenneté universelle ne peut pas non plus s’accommoder de l’existence d’une classe laborieuse, comme cela fût le cas des esclaves et métèques en Grèce Antique, ou encore des basses classes dans l’Ancien Régime. A défaut, la loi du 19 mars 1793 affirme que « Tout homme a droit à sa subsistance par le travail s’il est valide ». Le travail est alors un moyen pour répondre à ses besoins, non un mode de vie en soi, comme il le devint avec le temps, au point d’être comme le souligne Ernst Jünger « l’expression d’un être particulier qui tente de remplir son espace, son temps, sa légitimité ».

Nous sommes de pieux croyants de cette société du travail, que nous avons établie en religion. Une religion qui comporte bien plus d’adeptes que n’en ont jamais comporté l’ensemble des religions mondiales.

Pourtant aujourd’hui, les menaces sociétales et environnementales auxquelles nous faisons face, réclament des initiatives, des projets, et une plus grande démocratie. En libérant les hommes physiquement et mentalement du labeur, ils pourront œuvrer pour un monde meilleur, ou à défaut ne plus contribuer à sa destruction.

La question n’est plus celle de la possibilité d’un tel monde, mais de quand nous nous déciderons à penser celui-ci autrement. Nous devons penser le monde dans lequel nous souhaitons vivre pour créer les outils qui nous y mènent. Prônons l’innovation, oui, pour notre qualité de vie et pour atteindre le modèle de société que nous aurons choisi, non l’inverse.

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