Les bétons et la construction écologique
Qu’est-ce que le béton? Pourquoi est-il décrié? Pourquoi ne peut-on pas s’en passer? Cet article présente les généralités sur ce matériau phare de la construction et appuie sur son empreinte écologique non négligeable
Aussi décrié qu’aimé, le béton est l’un des matériaux de construction les plus utilisés, si ce n’est le plus utilisé dans le monde. Utilisé par les architectes et les ingénieurs, surtout depuis le XX siècle, ce matériau a permis de sortir de terre certains des principaux ouvrages de main d’homme. On peut notamment citer le Viaduc de Millau (viaduc le plus haut du monde), la tour Burj Khalifa (la tour la plus haute du monde) ou encore le canal de Panama. Ce matériau permet aux architectes et aux ingénieurs de battre tous les records, mais aussi d’assumer une certaine esthétique. Des architectes comme Oscar Niemeyer ou Le Corbusier l’ont ainsi adopté (1). La villa Savoye ou le musée d’art contemporain de Niteroi sont d’ailleurs d’illustres exemples sur l’esthétisme du béton.
Si le béton est si utilisé dans le domaine de la construction, c’est pour les avantages de taille dont il dispose. Tout d’abord, sa résistance en compression est impressionnante (de 20–40 mégapascals (MPa pour les bétons classiques) et lui permet d’être un matériau de choix pour les principales constructions (2). Facile et rapide à mettre en œuvre, le béton est aisé à manipuler et reste un matériau peu onéreux. En effet, le béton est constitué de matières premières naturelles très répandues (calcaire, gypse). Sa durabilité de plusieurs décennies est aussi à souligner, avec une bonne résistance au feu et à la corrosion (3). Ces principales caractéristiques peuvent expliquer son utilisation à grande échelle dans la construction (sous forme de béton armé ou de béton précontraint), notamment pour les reconstructions d’après guerre comme pour la ville du Havre. Celles-ci ont nécessité de réaliser des bâtiments très rapidement à bas coup : le béton y était le matériau roi . De nos jours, on considère que près de 3 000 millions de tonnes de ciment sont produites chaque année dans le monde, avec une large proportion produite par la Chine (4). Le ciment n’étant qu’un des constituants du béton (12–15% en masse), on imagine aisément la quantité astronomique de béton produite par an. Ses propriétés versatiles (prend la forme du moule) et la création de béton ultra-performant qui assure une résistance à la compression de 100 MPa, permettent de réaliser des chefs-d’œuvre architecturaux.
Reste un défaut et non des moindres : l’empreinte écologique du béton et de l’industrie cimentaire. On estime que la fabrication de ciment est à elle seule responsable de 7% des émissions de CO2 dans le monde (3% en France) (5). Avec le développement des pays émergents et l’augmentation de la population appelant à de nombreux nouveaux logements, ce chiffre ne peut qu’augmenter de manière exponentielle si rien n’est fait (les pays émergents sont les principaux producteurs de ciment dans le monde, surtout la Chine et l’Inde). Cet article propose de définir et expliquer le processus de fabrication du béton pour mettre en lumière les sources de ces émissions de CO2; et présentera ensuite les principales pistes envisagées par le secteur pour diminuer au maximum l’empreinte écologique de ce matériau.
Mais en fait, c’est quoi le béton ?
Le béton est ce qu’on appelle un matériau composite. Déjà utilisé par les romains (construction du Panthéon), il a été remis au goût du jour par Louis Vicat et Joseph Aspdin dans les années 1820 (1828 pour Louis Vicat et son pont suspendu en Corrèze, 1824 pour le brevet ciment Portland par Joseph Aspdin). Cette “pierre artificielle” est en réalité le mélange de plusieurs matériaux : du sable et des graviers qui constituent les granulats, de l’eau et du ciment. Pas de ciment, pas de béton. En effet, ce dernier est le liant hydraulique qui permettra “d’accrocher” les granulats entre eux et donc de rigidifier le matériau final. Si le sable, le gravier et l’eau sont disponibles directement, il est néanmoins nécessaire de fabriquer le ciment.
Pour faire du ciment, il faut principalement une source de silice et une source de calcium. On utilise comme matières premières du calcaire (CaCO3) et de l’argile (source de silice SiO2, d’oxyde de fer et d’alumine Al2O3) à hauteur 80%/20% (6). Ces deux matières vont être mélangées et cuites dans un four pour former le clinker : c’est ce qu’on appelle la clinkérisation. Ce procédé utilisé dans les cimenteries comprend plusieurs étapes en fonction de la température des étages :
- <700°C : les argiles sont déshydratées et désoxydées
- 700–900°C : il y a la décarbonatation des calcaires (CaCO3 -> CaO + CO2)
- 1000° : formation de bélite (C2S) et d’aluminate de calcium (C3A)
- 1380°-1450° : transformation de la bélite en alite (C3S)
- Une trempe thermique est ensuite utilisée pour éviter la réaction inverse d’alite en bélite
Le clinker issu de ce procédé est ensuite broyé très finement. Du gypse est ajouté avec d’autres minéraux et notre ciment est enfin prêt à l’emploi. Les minéraux présents dans sa composition réagissent avec l’eau pour former la “colle” entre les granulats. Ainsi, les phases C3S et l’eau vont permettre la formation de silicate de calcium hydratés CSH et de la portlandite Ca(OH)2, tandis que les C3A vont former des phases aluminates (7). Les CSH issus de l’alite, par leur extension (le volume des minéraux hydratés CSH est plus élevé que le volume des minéraux anhydres associés C3S), sont les véritables moteurs de la rigidification du béton, on comprend donc qu’il est indispensable dans le procédé du clinker d’essayer d’obtenir le maximum de C3S (montée en température jusqu’à 1450°C et trempe thermique). Les réactions chimiques simplifiées sont présentées ci-dessous.
C3S + H2O -> (CSH) + Ca(OH)2
C3A + H2O -> phases aluminates
La chimie du ciment est complexe. Les ingénieurs, chercheurs et industriels qui travaillent sur ce matériau ont donc adopté une nomenclature spécifique pour simplifier l’écriture des minéraux et hydrates associés à la production du ciment: C = CaO, S = SiO2, A = Al2O3, H = H2O, F = Fe2O3
Par exemple, les silicates de calcium hydratés CSH ont pour formule : (CaO)x(SiO2,H2O)y
Le béton est un matériau extrêmement complexe, et c’est en comprenant son procédé de fabrication qu’on peut commencer à comprendre les raisons de son empreinte carbone très forte. Ce n’est pas le béton en lui-même qui est responsable des émissions de CO2, mais plutôt le ciment. Durant la clinkérisation, les émissions de CO2 sont principalement dues (5) :
1) aux procédés de combustion nécessitant d’atteindre des température de 1450°C (40% des émissions de CO2) puis de réaliser une trempe thermique pour avoir le maximum d’alite
2) à la carbonatation des calcaires qui libère une certaine quantité de CO2 dans l’atmosphère (60% des émissions de CO2).
Ainsi, pour faire une tonne de ciment classique (CEM I), on rejetait près de 850 kg de CO2, d’où la critique “une tonne de CO2 pour une tonne de ciment“.
Vers des produits plus écologiques
Les cimentiers et les Etats ont, dès les années 90, réfléchi au problème que représentait les hautes émissions de CO2 pour un matériau aussi courant que le béton. En effet, avec une consommation de 1 m3/an et par personne, il est vite devenu crucial de diminuer l’impact écologique du matériau. Après plus de 30 ans d’innovation, cet impact écologique a bien diminué, avec une émission estimée entre 442 et 656 kg de CO2/tonne de ciment en 2019. Par exemple, la valorisation de déchets industriels comme combustibles (huiles usagées, pneus, plastiques non recyclables) a déjà été effectuée depuis les années 1990 dans les cimenteries (8). Ces combustibles alternatifs ont permis de s’affranchir de grandes quantités de charbon ou de fuel précédemment utilisées, et donc de diminuer l’impact environnemental des ciments produits. Néanmoins, cela ne suffit pas suffisamment à réduire l’impact écologique du béton. C’est pourquoi de nombreux industriels parmi lesquels Lafarge, Cemex ou encore HeidelbergCement continuent leurs innovations et leurs recherches afin de proposer à leurs clients des bétons de plus en plus écologiques.
Alors quelles sont les stratégies d’innovation utilisées par les cimentiers pour réduire l’impact carbone de leur béton ?
Je vais ici vous en présenter trois : la captation du CO2 émis lors de la clinkérisation, la substitution du clinker par des déchets industriels et les bétons biosourcés.
Captation du CO2 émis lors de la clinkérisation
Lors de la décarbonatation du calcaire dans le processus de clinkérisation, il y a inévitablement une émission de CO2. L’idée du captage de CO2 est justement de réussir à piéger ces molécules de gaz pour les stocker ensuite et éviter qu’elles ne s’échappent dans l’air (9). Le captage de CO2 nécessite une étape de séparation pour isoler le CO2 d’autres gaz, notamment le dioxyde d’azote. Or, plusieurs projets regroupant des industriels européens sont actuellement en train de travailler sur la faisabilité technique de ce captage :
- Le projet Oxyfuel (10) entend par exemple remplacer l’air ambiant utilisé lors de la combustion des matières premières par de l’oxygène pur. L’utilisation d’oxygène pur permettrait ainsi d’avoir du CO2 pur en sortie et de pouvoir le capter efficacement (on élimine l’étape de dissociation entre le CO2 et autre gaz généré par la combustion).
- Le projet LEILAC (11) (Low Emissions Intensity Lime & Cement) est un projet d’innovation européen qui projette d’utiliser une séparation directe entre le système de chauffage et la calcination du calcaire qui permet donc de séparer les gaz d’échappement issus du chauffage et le CO2 issu de la décarbonatation sans processus chimique ou étapes supplémentaires.
Des problèmes éthiques et environnementaux sont néanmoins à prendre en compte. Stocker du CO2 pendant des décennies implique en effet de réussir à l’isoler et le stocker dans une poche imperméable, ce qui reste encore à prouver. De plus, on ne sait pas encore combien de temps il sera nécessaire de le stocker. Ces différents projets ne s’intéressent pour l’instant qu’à la captation du CO2 pur.
La substitution du clinker par d’autres déchets industriels
La formation du clinker reste le point sensible pour parvenir à réduire les émissions de CO2 du ciment. L’idée est donc de substituer une partie non négligeable de clinker par des déchets d’autres industries. Cette technique consiste donc à modifier la formulation du ciment. Des pouzzolanes, laitiers de haut fourneau, cendres volantes issus d’industries diverses (centrale à charbon, industries métallurgiques…) sont ajoutés au clinker pour former des ciments plus écologiques. On passe ainsi à des ciment Portland CEM-I contenant 95% de clinker à des ciments de composition variant de 50–65% ou de 35–50% pour les ciments CEM-II/C-M et CEM-VI respectivement (12). Chimiquement, ces déchets sont composés principalement de Silice SiO2 . La silice va réagir avec la portlandite Ca(OH)2 (elle-même formée par la réaction hydraulique entre l’eau et le ciment) pour former des CSH de synthèse. Une même proportion d’hydrates CSH dans la pâte de ciment durci sera présente et on aura donc des propriétés similaires si ce n’est supérieures au ciment Portland CEM-I. On estime que cette nouvelle gamme de ciment permet de diminuer de 50% les émissions de CO2 par rapport à un ciment Portland CEM-I (12).
Le secteur du bâtiment et donc des matériaux est un système très normé (composition et type très précis). Voici un résumé des compositions des principaux ciments utilisés :
CEM-I ou ciment Portland, contient 95% de clinker et au maximum 5% d’autres constituants (gypse notamment)
CEM-II, composé d’au moins 65% de clinker et 35% de laitiers, fumée de silice, pouzzolanes naturelles ou calcinées
CEM-II/C*-M est composé entre 50 et 64% de clinker
CEM-III contient de 36 à 80 % de laitiers, le reste de clinker
CEM-IV est un ciment pouzzolanique
CEM-V est composé de clinker, laitier et de cendres siliceuses
CEM-VI contient de 35 à 49% de clinker, 31 à 59% de laitiers et de 6 à 20% de cendres volantes
Des bétons biosourcés
Les bétons biosourcés veulent remplacer les granulats du béton par de la biomasse, d’origine végétale ou animale (13). Des fibres de lin, du bois, des fibres de miscanthus sont par exemple utilisées pour faire ces bétons végétaux. Plus légers, ils offrent une meilleure isolation thermique et acoustique dû à la présence de multiples pores. Ils restent néanmoins peu utilisés et la phase de recherche doit encore être accentuée. L’un de leur principal inconvénient sont les résistances mécaniques dont ils disposent : étant bien inférieures au béton ordinaire, les bétons biosourcés ne peuvent donc pas être utilisés pour les structures.
Finalement, une chose est indéniable : le béton est encore aujourd’hui le matériau de construction par excellence. Il est produit et utilisé dans des proportions gargantuesques et si son impact écologique a longtemps été décrié, les acteurs publics, la recherche et les industries cimentières se veulent optimistes pour le développement de bétons plus écologiques avec des émissions de CO2 nettement réduites d’ici l’horizon 2030. La recherche pour des ciments écologiques s’accélère cette dernière décennie avec tous les principaux acteurs élargissant leur gamme. Ces acteurs ont pour ambition de continuer leurs efforts afin de diminuer de 80% l’empreinte carbone de leur ciment, avec seulement 130 kg/tonne de ciment en 2050. D’autres recherches tentent de diminuer les autres impacts du béton, en essayant à la fois de diminuer la quantité de sable à utiliser (recyclabilité du béton pour le récupérer en tant que granulat) ou la quantité d’eau (ajout d’adjuvants). Reste à savoir si de nouveaux matériaux encore plus écologiques ne pourraient pas substituer ce roi de la construction.
Gauthier Leclercq
Les propos tenus dans cet article n’engagent que leurs auteurs et non le MTI Review.