Les Souls : des jeux vidéos en rupture avec le reste du secteur

MTI Review
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14 min readNov 1, 2022

La sortie d’Elden Ring en février dernier lance le début d’une nouvelle ère pour le studio de développement FromSoftware. Après plus de cinq ans de développement, le jeu Elden Ring marque les esprits avec plus de 12 millions de copies vendues en trois semaines. C’est bien au-delà des 10 millions d’exemplaires de Dark Souls 3, plus grosse vente de l’histoire du studio. Elden Ring est aujourd’hui le jeu le plus vendu au monde en 2022 (jusqu’à présent), devançant Pokemon: Legends Arceus (Nintendo) et même FIFA 2023 (EA).

Malgré un univers extrêmement sombre et un gameplay (la manière de jouer à un jeu) très exigeant pour les joueurs, le studio FromSoftware s’installe peu à peu comme un acteur incontournable de l’industrie du jeu vidéo. Quelles stratégies et quels mécanismes ont alors permis à FromSoftware de hisser les “Souls” parmi les jeux les plus joués du moment ?

Qu’est-ce qu’un jeu “Souls” ?

Les Souls sont une série de jeux vidéo développés par le studio FromSoftware à partir de 2009. Il est à ce moment essentiel de comprendre le contexte d’émergence de ces jeux. Comment alors ne pas citer Hidetaka Miyazaki (à ne pas confondre avec le fameux réalisateur !), concepteur de génie et actuel président de FromSoftware. Après avoir quitté son poste de comptable, Miyazaki postule dans plusieurs studios de développement et signe finalement chez FromSoftware où il est chargé d’un projet unique : Demon’s Souls. Cette tâche est particulièrement difficile au vu de l’ambition et des risques pris dans le développement de ce nouveau genre de jeu. Ne rencontrant qu’un succès modeste, ce jeu va marquer la base d’un univers beaucoup plus grand. Plus de dix ans plus tard et suite à la sortie de six nouveaux jeux, l’univers des Souls est plus que jamais radieux.

Chronologie de date de sortie des jeux Souls

Un univers de Dark Fantasy médiéval épique et profond

La série des jeux Souls se déroule dans un cadre de Dark Fantasy médiévale où le joueur se retrouve au milieu d’un monde en proie au chaos et au règne des ténèbres. La principale caractéristique de ce monde, contrairement à la fantaisie, vient du fait que le joueur débute son aventure dans un univers post-apocalyptique. Un grand mal s’est abattu et les rares personnages de ce monde essaient de survivre tant bien que mal dans un environnement qui veut leur mort. C’est cet univers, particulièrement sombre et stressant, qui va servir de base aux jeux Souls.

Sanctuaire de lige-feu (Dark souls 3)

On retrouve alors de nombreuses oppositions qui serviront de base au récit. On peut penser à l’ombre et à la lumière, à la vie et à la mort, le feu et les ténèbres, le bien et le mal ou encore la punition et le pardon. Toutes ces confrontations vont devenir la base philosophique de cet univers, marqué par des choix dont le joueur va devoir assumer la pleine responsabilité. Le feu et la lumière deviennent alors des éléments essentiels de l’histoire où le joueur va devoir rallumer la flamme, symbole de la vie, que les ténèbres ont jadis éteint. Et c’est là tout l’objectif de ces jeux, ramener la lumière dans un monde en proie à l’obscurité.

Le joueur démarre sa partie après une légère mise en contexte et est lancé seul et sans trop d’informations dans cet univers désolé. On retrouve dans tous ces jeux des personnages non-joueurs (PNJ) qui vont nous aider à avancer grâce à quelques lignes de dialogues, rares mais pertinentes. Malgré la quasi absence de texte, les personnages sont extrêmement attachants, donnant des quêtes pleines de sens et à qui on voue une amitié ou au contraire une haine profonde. Contrairement à des jeux beaucoup plus riches en dialogues, toutes les lignes auront leur importance au cours de l’histoire et certains détails cruciaux risquent d’être oubliés par le joueur qui passera à côté d’un élément important de l’histoire. De ces éléments peuvent découler des quêtes.

Varré Le Blème (Elden Ring)
André Le Forgeron (Dark Souls 3)

On découvre ou redécouvre dans cet univers des références de Dark Fantasy inspirées des plus grands classiques de la littérature et du cinéma. On ne peut ainsi parler des Souls sans citer l’œuvre majeure “Berserk” de Kentaro Miura.

Ce manga de type “Seinen” (destiné principalement aux adultes) est publié à partir de 1989 et est toujours en cours d’écriture. Il reste probablement l’œuvre la plus connue et la plus aboutie de la Dark Fantasy à ce jour. On note alors un certain nombre de similitudes entre les approches de Miura et Miyazaki, que ce soit dans le caractère cruel et impitoyable du monde médiéval, dans les détails des caractéristiques de leurs personnages et leurs armes (on peut notamment penser à l’épée de Guts que l’on voit apparaître dans la quasi totalité des jeux de FromSoftware, voir image ci-dessous) ou encore dans leur point de rencontre entre l’Orient et l’Occident.

Joueur tenant un “Espadon” (Elden Ring)
Guts avec son épée (Berserk)

Un système de jeu classique qui révèle une réelle complexité au fil du temps

Si on s’intéresse d’un peu plus près au système de jeu, on note de nombreuses similarités au sein des jeux Souls. Ce sont des Role Playing Game (RPG) à la troisième personne partagés entre exploration et combat en temps réel, ce qui signifie que les joueurs voient leur personnage dans son intégralité. La caméra est ainsi placée derrière le personnage.

Celui-ci doit choisir une classe dès le début de sa partie. Cette classe va déterminer les caractéristiques principales (force, dextérité, endurance, vitalité…) et donc le style de jeu du joueur tout au long de la partie. On pourra choisir des armes, sorts ou incantations différentes selon le style choisi et ses affinités. On retrouve ce principe dans un grand nombre de RPG (Skyrim, Dark Souls, Dofus…). De ce système découle un choix essentiel où le style de jeu devient totalement différent d’un joueur à l’autre voire d’une partie à l’autre si on souhaite redémarrer son aventure (voir image ci-dessous).

Exemple de l’équipement et des caractéristiques d’un joueur. Cet équipement est ici tourné vers la catégorie “Intelligence” qui favorise les capacités magiques (Elden Ring).

Ces jeux sont également basés sur un système de vie et de mort qui oblige à la réflexion. Ce n’est pas simplement une avancée linéaire au cours d’un niveau, c’est une gestion exigeante de ses ressources qui est imposée au joueur, le forçant à être constamment en réflexion sur son avancée. Le système de vie se base sur une barre de vie qui ne se régénère jamais sauf à la mort du personnage. Toute erreur du joueur est donc définitive. On le dote cependant d’un nombre de fioles de régénération limité, ce qui l’oblige à réfléchir à quand et où les utiliser. Mais ce n’est pas seulement la vie qui doit être gérée, la mort elle aussi doit être réfléchie et anticipée. Ainsi, la mort fait perdre au joueur la totalité des âmes (système d’argent) récupérées lors des combats. Le joueur aura alors une chance et une seule de retourner au lieu de sa mort pour récupérer ses âmes. Un questionnement constant se pose alors quant à l’avancée dans la quête ou au retour vers le point de contrôle le plus proche afin de récupérer ses fioles de régénération avant de poursuivre son aventure.

Le monde des Souls est particulièrement punitif, avec des ennemis aux mécanismes complexes et variés. Certaines zones périlleuses se constituent d’un écosystème qui veut votre mort, des morts-vivants qui se jettent sur vous depuis un mur caché, des passages de parkours avec des sauts périlleux ou encore des coffres piégés qui mangent le joueur si celui-ci l’ouvre sans l’avoir frappé auparavant (voir vidéo ci-dessous). Les boss, des ennemis de fin de zone particulièrement puissants, sont parmi les plus exigeants de l’histoire du jeu vidéo. Ils disposent de dégâts excessivement élevés et les marges d’erreurs pour les esquiver sont très faibles. On peut penser à Sister Friede (voir vidéo) dans Dark Souls 3, premier boss à 3 phases du studio. Il faut en effet battre le même boss 3 fois avec des phases de plus en plus difficiles pour le joueur.

Joueur mangé par un coffre piégé (Dark Souls 3)

Une fois les boss vaincus et l’exploration réalisée avec minutie se pose alors la question des récompenses. Celles-ci sont particulièrement bien proportionnées dans l’univers des Souls et aucune de ces récompenses ne vient contredire le principe du studio, c’est-à-dire proposer un jeu exigeant et challengeant du début à la fin de la partie. Les armes sont de plus en plus puissantes mais sans donner de garantie de victoire, de même que les talismans, augmentant les statistiques du joueur. De même, celui-ci peut jouer sur les différents effets de l’arme (congélation, saignement, feu, magie…) sans lui donner un avantage trop important dans ses combats.

Enfin, le jeu dispose d’un système de niveau permettant d’augmenter ses caractéristiques et donc de devenir plus fort au fur et à mesure du jeu. Il est cependant extrêmement compliqué de monter de niveau rapidement. Votre niveau est donc généralement adapté, voire légèrement inférieur à ce qui est demandé pour vaincre le boss suivant. La logique du studio est poussée à son paroxysme lorsque l’on sait que l’on a toujours une grande probabilité de mourir dans certaines zones ou face à certains boss même en atteignant le niveau maximum.

Les principales innovations qui font le succès des jeux

Un paradoxe émerge alors de ce résumé des jeux Souls de FromSoftware. Comment se fait-il qu’un studio de développement avec une philosophie en rupture par rapport à ce que proposent les autres studios puisse devenir une référence incontournable de l’univers du jeu vidéo ? On retrouve plusieurs réponses faisant écho à l’origine même des propositions de ce studio.

D’abord, un choix assumé de proposer au joueur un jeu vidéo exigeant et difficile quand la plupart des studios de jeux vidéo actuels prônent la facilité et l’accessibilité au plus grand nombre de joueurs. Les premiers jeux vidéo conçus étaient relativement difficiles, c’est le cas des jeux d’arcade comme Space Invaders (1978) ou encore Donkey Kong (1981). Ils demandaient du temps afin d’être bien compris et maîtrisés. Plus le jeu était dur et plus le joueur avait envie de le battre et donc d’insérer une pièce dans la bande d’arcade. L’industrie du jeu vidéo est actuellement conçue différemment. Il prend le joueur par la main et ne l’incite pas à réfléchir, pour le sortir du quotidien et lui offrir une évasion rapide dans un jeu qu’il va pouvoir maîtriser très facilement. FromSoftware prend le contre pied de cette tendance en proposant au joueur une ligne de conduite en rupture, où celui-ci devra passer du temps à s’entraîner, à mourir et à réessayer afin de passer les lourdes étapes du jeu. C’est un retour aux sources osé mais payant de la part de Miyazaki et de ses équipes. Un pari risqué qui deviendra la marque de fabrique du studio.

Un autre élément de réponse découle de ce premier argument, il s’agit de l’autonomisation et de la responsabilisation du joueur. FromSoftware prend le pari de ne pas donner tous les éléments de réponse aux joueurs en passant de manière extrêmement rapide sur le tutoriel et en le plongeant dans un monde avec très peu d’aides et d’éléments de compréhension du système. Le studio fait confiance au joueur. Il le rend autonome à travers la confiance qu’il lui accorde afin qu’il trouve lui-même les éléments de réponse. C’est au détour d’un mur, d’un élément raté très spécifique de l’histoire que le joueur aura l’occasion de passer à l’étape suivante. De la même façon, le joueur est responsabilisé face à ses choix au cours du jeu. S’il décide d’éliminer un PNJ qui l’a fait tomber dans un piège auparavant, il ne pourra plus continuer sa quête durant cette partie et assumera les conséquences de ses actes. On peut penser à la quête de Pat, présent dans plusieurs jeux Souls et que le joueur décide d’épargner ou de tuer ; la suite de l’histoire dépend alors de ce choix, a priori insignifiant… Le studio met ainsi en avant l’intelligence du joueur et lui fait confiance plutôt que de l’assister tout au long de sa route comme peuvent le faire les jeux Pokémon ou God of War par exemple.

Le studio prend également à cœur la notion de justice, puisque les Souls sont avant tout un challenge de mémorisation. Le joueur doit réfléchir à ses erreurs afin d’avancer. Ce système de “Die & Retry”, qu’on pourrait traduire par apprentissage par la mort, est un élément clef de ces jeux. Mais pour créer un système comme celui-là, l’injustice doit être absolument bannie et c’est ce qu’arrive à faire (dans la plupart des cas) le studio FromSoftware. Ainsi, à chaque fois que le joueur meurt, c’est qu’il n’est pas parvenu à esquiver les coups, parce qu’il n’a pas été assez attentif à son environnement ou parce qu’il n’a pas eu la bonne approche face au boss. C’est donc au joueur d’apprendre de ses erreurs pour revenir plus fort. Cette approche à contre-courant des jeux actuels plaît particulièrement à la communauté des joueurs de jeux Souls et est un élément central de leur réussite.

C’est justement grâce à la création de la communauté des Souls que le studio FromSoftware se démarque des autres. Le mode en ligne s’adapte parfaitement au monde ouvert (ou semi-ouvert) proposé par ces jeux. Un monde ouvert se dit d’un jeu où le joueur se déplace sur une grande carte ouverte qui n’est pas séparée par différents niveaux. Les joueurs peuvent ainsi envahir le monde d’autres joueurs au milieu de leur partie pour leur causer encore plus de problèmes ou peuvent être appelés pour défendre des zones en cas d’intrusion étrangère. De cette inclusion d’un mode en ligne dans un jeu pensé à l’origine pour le hors ligne découle des codes et pratiques de respect des joueurs les uns envers les autres (ou pas). On se salue avant de démarrer un combat et on attend que l’autre ait terminé de passer une zone difficile avant de démarrer un combat, ou à l’inverse on décide de l’attaquer lorsqu’il est le plus vulnérable. C’est de cette diversité et de l’inclusion du monde en ligne que la popularité des Souls s’est réellement développée.

Au-delà du simple mode en ligne on retrouve une communauté qui partage les joies et les peines du monde dans lequel les joueurs se retrouvent. Par un système de message très simple, on peut laisser des petits mots au sol dans le monde d’autres joueurs pour les avertir des dangers à venir ou au contraire pour les tromper (voir image ci-dessous). Les joueurs peuvent ainsi avoir une influence directe sur les parties des autres joueurs quand ceux-ci jouent en ligne.

Joueur prévenu par un message de la communauté que le coffre devant lui est piégé (Dark Souls 3).

On retrouve également à travers les réseaux sociaux des communautés qui font le charme des jeux Souls. Ainsi, on peut facilement accéder à des tutoriels ou conseils de jeu à foison afin d’aider les autres joueurs à traverser les difficiles étapes. A l’inverse, on assiste parfois à des commentaires particulièrement élitistes. On pense notamment aux commentaires “Git Gud” (dérivé de “Get Good”) qui signifie que les joueurs doivent “devenir bons” pour progresser au jeu. Ces remarques peuvent notamment apparaître lorsqu’un joueur demande de l’aide pour venir à bout d’un boss difficile. Ce genre de commentaire revient souvent sur les réseaux sociaux ou les blogs spécialisés.

Nous l’avons déjà évoqué tout à l’heure, mais le système de récompense du jeu va en réalité un cran plus loin en termes d’implication pour le joueur. Ce n’est pas la récompense que va chercher le joueur mais c’est la victoire qui est la principale récompense, l’aspect matériel ne vient qu’après. Même si ça pourrait être le cas dans d’autres licences, cette notion est parfaitement représentée dans les Souls. Plus le temps passé devant un boss est long et plus la victoire en sera belle. La réaction de certains joueurs devant l’exploit accompli est un très bon exemple de ce phénomène. Pour le simple plaisir d’une victoire bien méritée, certains joueurs se lancent le défi de terminer le jeu sans monter de niveau ou sans prendre un coup du début à la fin du jeu.

Enfin, on observe un phénomène de destruction créatrice d’un jeu à l’autre où on garde ce qui fonctionne et où le superflu passe souvent à la trappe. Ce qui différencie grandement le studio FromSoftware, c’est leur capacité à créer des jeux plus ambitieux que les précédents sans hésiter à prendre des risques pour toucher une communauté grandissante. C’est notamment le cas de ”Sekiro : Shadows die twice” (voir vidéo ci-dessous) paru en 2019 qui sort totalement de l’univers médiéval occidental en s’appropriant les codes des shinobi (espions) japonais durant l’époque Sengoku (période des “Royaumes combattants chinois” au Japon). Malgré un changement d’univers fort, les codes des jeux Souls sont bel et bien là et le jeu est encore une fois un véritable succès.

Extrait du jeu vidéo “Sekiro : Shadows die twice”

Conclusion

On peut cependant trouver certaines limites à la dimension innovante du studio, notamment les graphismes, souvent un cran en dessous de ce qui se fait de mieux sur le marché. On pense également à la facilité qui peut découler de l’autonomisation, où le manque d’effort pour aider le joueur peut être perçue comme de la paresse de la part de FromSoftware. De même, les phases d’apprentissages sont parfois gâchées par un sentiment d’injustice, qu’on peut par exemple relever dans les marais empoisonnés (voir vidéo ci-dessous) présents sur tout un niveau dans Dark Souls 3 et qui rendent l’étape très peu ludique et ennuyeuse. Ces limites peuvent peser sur l’expérience de jeu voire même faire renoncer beaucoup de joueurs en cours de route. Elles sont cependant très variables en fonction du ressenti des individus et n’empêchent pas de profiter des jeux dans leur globalité.

Extrait des marais empoisonnés du Bastion de Farron (Dark Souls 3)

C’est finalement grâce à des prises de position fortes et en rupture avec ce que propose l’industrie du jeu vidéo actuelle, une responsabilisation et une autonomisation du joueur ainsi qu’à travers l’enrichissement d’une communauté de joueurs proactifs que FromSoftware s’impose comme l’un des leaders les plus influents du jeu vidéo.

Le studio propose une série de jeux vidéo exigeants et profonds dans lesquels le joueur construit sa propre expérience de jeu et où il apprend de ses erreurs au fur et à mesure du parcours. Ce n’est pas seulement un divertissement mais une expérience à part entière qui plonge dans un univers de Dark Fantasy plein de surprises.

Victor Bobinski

Les propos tenus n’engagent que leurs auteurs et non le MTI Review.

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