L’innovation tactique dans le football
« Le football c’est juste 22 joueurs qui courent derrière un ballon ».
Ce n’est pas faux, encore faut-il savoir comment les faire courir derrière ce ballon. Cet article a pour but de montrer l’évolution des systèmes de jeu ainsi que les liens entre technologie et management dans ce sport que l’on ne présente plus. Le 4–3–3 et le Catenaccio n’auront plus de secrets pour vous lorsque vous voudrez briller lors de la prochaine discussion footballistique avec votre famille ou vos amis.
Peut-on réellement parler d’innovation tactique ?
Évidemment, la définition business et (malheureusement) commune de l’innovation qui suppose une adoption sur un marché d’une invention ne fait pas sens. Il convient alors d’adopter une autre définition plus épistémologique. Innovare en latin, est composé de la racine novus pour nouveau et du préfixe in pour désigner un mouvement vers l’intérieur. En cela, l’innovation peut être définie comme l’introduction d’un élément nouveau et durable dans un système existant, que celui-ci soit technologique, social, organisationnel ou … tactique !
La démocratisation d’un modèle organisationnel fait par ailleurs directement référence au concept d’innovation managériale. Celui-ci se définit comme la mise en place de nouvelles pratiques managériales au sein d’une organisation en vue de développer un avantage compétitif.
Petite histoire de l’évolution des systèmes de jeu dans le football
Si les origines du jeu du football font encore l’objet de débats, l’origine du football professionnel a pu être tracée, et fut notamment mise en lumière dans la série Netflix The English Game. A cette époque, le football se pratique essentiellement dans les écoles de l’aristocratie britannique. Le sport se pratique alors d’une manière assez similaire au rugby : on avance un petit bloc désorganisé autour de la balle vers le but adverse.
Avec la démocratisation du football vers des classes plus populaires, un style de jeu centré sur la passe apparaît, et des premiers systèmes de jeu avec 8 attaquants et 2 arrières sur 2 lignes apparaissent. Ces systèmes permettent d’espacer les joueurs sur le terrain, d’avoir une moindre concentration de joueurs sur quelques mètres carrés et ainsi un meilleur contrôle du terrain.
En 1928, l’équipe d’Arsenal met en place le premier « vrai » dispositif tactique moderne qui va permettre au club londonien de figurer parmi les favoris des compétitions anglaises. Appelée la formation WM, ce dispositif va s’implanter dans la plupart des clubs professionnels pendant près de 30 ans. Il peut être vu comme une véritable innovation car c’est à la suite d’une modification dans la règle du hors-jeu, que cette tactique est apparue, utilisant pour la première fois la règle comme moyen de défense pour contrer les attaquants adverses.
Dans les années 50, sous l’impulsion de la sélection brésilienne, le 4–2–4 vient offrir un nouveau style de jeu offensif permettant un surnombre face aux tactiques basés sur le WM. Les performances de l’équipe nationale brésilienne lors des compétitions internationales comme la Coupe du Monde (finaliste en 1950, vainqueur en 1958 et 1962) contribuent largement à sa diffusion en Europe.
La décennie suivante est marquée par une contre tendance défensive développée par les clubs et la sélection italienne. C’est le célèbre « Catenaccio ». Il s’agit du premier dispositif tactique proposant 5 défenseurs dont un libéro, rôle totalement nouveau dont le but est d’apporter le surnombre en défense tout en se déplaçant librement sur le terrain pour perturber le dispositif adverse. Ce style va rendre la sélection italienne et les clubs italiens difficiles à jouer et va permettre la naissance d’attaquants à l’efficacité redoutable pour compenser l’infériorité offensive apportée par la tactique.
La dernière grande révolution dans les dispositifs tactiques viendra des Pays-Bas et des clubs de l’Ajax Amsterdam ou du FC Barcelone. Basé sur un système avec 4 défenseurs, 3 milieux, 3 attaquants, il vient redéfinir le rôle du milieu de terrain et permet d’exercer une forte pression sur la défense adverse pour récupérer le ballon au plus près de la cage adverse. Par son caractère offensif et le style de jeu proposé par les équipes qui l’ont mis en place, cette révolution sera nommée celle du « football total ».
L’innovation tactique dans le football moderne
Le football moderne a vu la multiplication des dispositifs dérivés de ces trois dernières révolutions historiques (le 4–2–4 brésilien, la défense à 5 italienne, la 4–3–3 du football total). Depuis les années 80, malgré quelques tendances, il n’existe plus vraiment de tactiques novatrices qui ont su se démocratiser. Parfois certains managers mettent en place des dispositifs inédits et controversés (les plus férus de football trouveront un exemple avec Marcelo Bielsa et ses dispositifs en 4 voire 5 lignes et 3 défenseurs) mais aucun d’entre eux n’apporte un système qui perdure dans le temps et se démocratise à d’autres équipes.
Serions-nous dans une crise pour l’innovation tactique dans le football ? Une lecture intéressante, habituellement reliée aux innovations plus « business », nous est offerte par la notion de dominant design (Abernathy et Utterback, 1975).
En effet, lors du développement du football professionnel, la part d’exploration étant importante, de nombreux clubs ou sélections ont pu tester des dispositifs tactiques. 3 dominant designs se sont alors établis, devenant les dispositifs de référence. Depuis, l’innovation tactique s’est transformée de façon mineure en ce qui concerne les dispositifs, mais de façon considérable dans la capacité des entraîneurs et des équipes à les mettre en place, à les adapter. Il suffit de voir la facilité avec laquelle n’importe quelle équipe peut aujourd’hui passer à une défense à 5 de type italienne lorsqu’elle mène au score alors qu’elle évoluait tout le match dans un dispositif plus offensif.
Data et innovation tactique dans le football anglais
Un exemple de la mutation de l’ innovation dans les dispositifs tactiques vers l’adaptabilité tactique va se retrouver en Angleterre au cours des vingt dernières années. Charles Reep, comptable de la royale Air Force va passer la décennie des années 50 à analyser des matchs de football anglais et, à partir des statistiques observées, va contribuer au développement d’un jeu avec un minimum de passes et qui se joue essentiellement dans les 30 derniers mètres pour chaque équipe : le “long ball” . Seulement, l’aspect peu spectaculaire et l’analyse beaucoup trop simpliste de Reep vont amener à une révolution dans le jeu des équipes anglaises.
Dans les années 2000, les clubs anglais vont se doter de véritables équipes d’analyse statistique. Ces derniers vont alors s’appuyer sur des données pour le recrutement de joueurs aux profils adaptés, aux systèmes de jeu à privilégier face aux adversaires du prochain match, etc. Leur premier constat porte sur la non-efficacité du long ball. En effet, les statistiques rapportées par Reep mettent en avant l’importance d’un nombre de passes réduit, non pas parce que le jeu doit se faire ainsi mais parce que les buts sont en général amenés par une récupération du ballon à l’approche de la surface adverse.
Ainsi, la domination du club de Manchester City (champion en 2012, 2014, 2018 et 2019), prônant un jeu autour de la possession de balle et du football total, peut être vu comme l’abolition du “long ball”. Le club utilise d’ailleurs la data pour son recrutement (aussi bien pour des joueurs professionnels que pour la formation) afin de déterminer quels profils sont compatibles avec le jeu de l’équipe : des joueurs avec un important taux de passes réussies, une endurance notable, etc. L’utilisation de la donnée va même plus loin puisqu’elle est utilisé au sein même d’un match, par exemple :
- pour savoir s’il vaut mieux faire tirer un corner par un droitier ou un gaucher, donnant ainsi un effet différent
- pour déterminer à quels moments du match l’équipe adverse est, en général, la plus dangereuse
Cet exemple de la data montre que les changements ne résident plus dans un dispositif tactique que l’on va maintenir pendant plusieurs matchs, mais bel et bien sur des adaptations au sein d’un même match, faites sur la base des tactiques historiques.
Alors que retenir pour votre prochaine discussion footballistique avec vos amis ? Tout simplement que l’on retrouve une forme d’innovation jusque dans un match football au travers de l’évolution des dispositifs tactiques. Aujourd’hui cette évolution a laissé place à un rythme d’innovation encore plus rapide puisque ces dispositifs se transforment au cours d’un même match et surtout s’adaptent en fonction de l’équipe et de son adversaire. Pas mal pour 22 joueurs qui courent après un ballon.
Les propos tenus dans cet article n’engagent que leurs auteurs et non le MTI Review.