Avantages et enjeux des projets de crowdsourcing dans les organismes culturels

Frédérique Bédard-Daneau
museonum
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11 min readApr 22, 2019

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En octobre 2017, le Forum Alliance Culture+Numérique s’est réuni à Québec pour discuter du travail collaboratif en culture numérique. Au cours de cette rencontre, la notion de crowdsourcing et le cadre à lui appliquer sont discutés. Notion qui a émergé ces dernières années avec l’avènement de l’internet, le crowdsourcing commence à apparaître au sein de plusieurs organismes culturels québécois, après de nombreuses réussites à l’étranger, mais aussi certains dérapages. Qu’est-ce que le crowdsourcing? Quels sont ses avantages et ses limites? Et surtout, comment s’assurer que les projets de crowdsourcing entrepris par les organismes culturels soient respectueux et éthiques à l’endroit de leurs participants?

Une brève histoire du crowdsourcing

Au Québec, le crowdsourcing dans le milieu culturel est un phénomène récent. En 2014, l’Écomusée du fier monde, en collaboration avec le Laboratoire d’histoire et de patrimoine de l’UQAM, a entrepris un projet de 4D afin de faire revivre l’usine Raymond, par le biais d’une application présentant une modélisation évolutive. Mme Charbonneau, responsable du projet à l’époque, expliquait au Devoir que la prochaine étape du projet reposait sur le crowdsourcing.

On espère faire du crowdsourcing, avec des gens qui connaissaient le site et qui nous diront, par exemple, que ce mur n’était pas là parce qu’il y avait une machine, ou qu’ils rentraient par cette porte plutôt qu’une autre¹.

Certains projets visant la création de pages Wikipédia, conduits à la Cinémathèque québécoise ou aux Bibliothèques et Archives nationales du Québec (BAnQ) ont commencé à explorer cette approche.

Avant tout, qu’est-ce que le crowdsourcing? Aussi connu en français sous le nom de production participative, le crowdsourcing est l’utilisation des connaissances de la foule au bénéfice d’une organisation. Déjà en 2006, Jeff Howe définit le crowdsourcing comme «…the act of taking a job traditionally performed by a designated agent (usually an employee) and outsourcing it to an undefined, generally large group of people in the form of an open call²», une définition maintenant utilisée par la plupart des chercheurs du domaine. Cette définition s’applique également pour le domaine culturel, dont il sera question ici.

En 2011, Johan Oomen et Lora Aroyo notent comment le crowdsourcing a pris de plus en plus d’importance au sein des bibliothèques, musées et centres d’archives et lieux patrimoniaux³. À travers le monde, plusieurs institutions ont implanté divers projets faisant appel à leur public. En me basant sur le modèle de Oomen et Aroyo, je définirai les trois catégories les plus importantes de projets de crowdsourcing au sein des organismes culturels :

Avantages du crowdsourcing en milieu culturel

Le crowdsourcing séduit nombre d’institutions, et avec raison. Il s’agit d’une manière efficace et souvent peu coûteuse d’aller directement à la source et de faire appel aux connaissances, à la créativité ou tout simplement à l’efficacité de la foule. Il s’agit également d’une façon de fidéliser les publics d’un organisme, en leur offrant la possibilité de devenir des participants actifs au sein de l’institution qui les intéresse. Trevor Owens voit dans le crowdsourcing une façon de mobiliser les visiteurs afin que ceux-ci puissent se sentir consultés et impliqués⁵. De tels projets peuvent également avoir un impact très important pour l’organisme concerné. En 2011, par exemple, le projet Crowdsourcing Civil War Diaries des bibliothèques de l’University of Iowa a augmenté de façon significative leur nombre de donateurs et la fréquentation de leur site Web (passant de 1 000 utilisateurs par jour à plus de 70 000 !)⁶.

Laura Carletti, pour sa part, y voit une manière d’engager les jeunes à l’endroit de leur patrimoine, en incluant les démarches de crowdsourcing des institutions patrimoniales au curriculum scolaire⁷. Dans son article Participatory Heritage: Scaffolding Citizen Scholarship, elle avance que les projets de crowdsourcing appliqués au patrimoine présentent une absence relative d’enjeux éthiques, en grande partie en raison de la mission des organismes patrimoniaux, de leur statut légal (à but non lucratif) et des motivations des participants pour s’engager dans ces projets de crowdsourcing⁸.

Elle n’a pas tort. Contrairement aux projets entrepris par des organismes à but lucratif, le crowdsourcing proposé par les institutions muséales ou patrimoniales contribue souvent à la connaissance générale d’un lieu ou d’une période historique. Par exemple, les projets de l’encyclopédie libre et ouverte en ligne Wikipédia entrepris par la Cinémathèque ou la BAnQ utilisent les archives de ces institutions afin de produire ne nouvelles pages portant sur des personnages, des périodes ou des œuvres du Québec. Les participants de tels projets s’y engagent par passion, et leur travail contribue à la transmission de la connaissance par le biais d’un site web accessible à tous. Ces initiatives sont extrêmement bénéfiques pour l’organisme culturel et le développement de la connaissance. Ils suscitent également une mobilisation de la part de la communauté. Celle-ci n’est plus seulement spectatrice — elle travaille désormais de manière active au développement d’un musée ou d’une institution culturelle qui lui tient à cœur. Selon Owens, la question de la rémunération se pose donc moins que dans d’autres contextes contributifs : les individus qui s’engagent dans ces projets le font par passion, et non par désir de rémunération⁹. Rose Holley, dans son article Crowdsourcing: How and Why Should Libraries Do It?, met l’accent sur le fait que les bénévoles participent à des projets de crowdsourcing mis en place par des organismes à but non lucratif car ils apprécient que leur travail ne soit pas exploité commercialement¹⁰. Le travail réalisé est alors envisagé comme gratifiant parce qu’il contribue au développement de la connaissance ou de leur organisme préféré¹¹. D’autres chercheurs, comme ceux d’une équipe s’étant penchée sur le projet Galaxy Zoo, arrivent aux mêmes conclusions¹².

Néanmoins, Laura Carletti a-t-elle complètement raison lorsqu’elle affirme que les projets patrimoniaux de crowdsourcing sont plutôt exempts d’enjeux éthiques ? Tout dépend de la nature du projet proposé et du rapport qui s’engage entre l’organisme et les participants.

…et les potentiels dérapages ?

Sophie Renault, dans son article intitulé Crowdsourcing: La nébuleuse des frontières de l’organisation et du travail, note avec justesse que, bien que les membres de la foule participent souvent à ces initiatives pour se divertir, il ne faut pas oublier que ceux-ci produisent du matériel qui bénéficie à l’organisme. Il est donc primordial d’offrir une relation « gagnant-gagnant » pour les membres du public et l’organisme, car l’intervention bénéficie tout autant au participant qu’à l’institution¹².

C’est surtout vrai lorsqu’il est question de propriété intellectuelle. Dans le contexte d’un projet de crowdsourcing, il est primordial que les enjeux liés à la propriété culturelle soient clairs et bien balisés, surtout lorsqu’un projet de création est demandé au participant. Certains projets de curation collaborative permettent à des artistes de la région de proposer des oeuvres au musée. C’était le cas de Click! A Crowd-Curation Exhibition au Brooklyn Museum dans laquelles des artistes proposaient des photographies. Les soixante dix-huit œuvres jugées les plus réussies par le public et par l’institution étaient présentées dans le cadre de l’exposition¹⁴. Dans cet exemple, l’œuvre produite était créditée et était accompagnée d’un texte rédigé par l’artiste¹⁵. Dans d’autres cas, la ligne tracée est, nous semble-t-il, moins claire. Lorsque la British Library fait appel à la contribution pour développer sa collection sonore, les enregistrements peuvent être crédités aux participants¹⁶. Cependant, ces artefacts entrent du même coup dans la collection de la British Library qui peut désormais en disposer comme elle le souhaite.

Sophie Renault souligne également que les participants aux projets de crowdsourcing contribuent souvent à une tâche précédemment réalisée par un membre de l’organisme patrimonial. « Des individus a priori non identifiés peuvent dès lors de manière consciente ou non participer à l’activité de l’organisation et faire un “travail” qui aurait pu être réalisé en interne ou confié à un prestataire¹⁷ ». Dans bien des cas, les participants ne sont pas conscients de participer à une création de valeur qui bénéficie à l’organisme. Bien que la plupart des projets de crowdsourcing exige une participation bénévole de la part des « travailleurs », l’externalisation d’emplois autrefois réalisée par des archivistes ou des travailleurs culturels peut contribuer à une dévaluation de ces emplois. Les exemples d’AnnoTate, le projet de crowdsourcing de la Tate visant la transcription d’archives écrites en provenance de journaux d’artistes, ou de Transcribe Bentham de l’University College de Londres, bien que très intéressants, externalisent en quelque sorte une tâche normalement confiée aux archivistes¹⁸. Il y a plus de dix ans, Howe souligne déjà que les avancées technologiques dans de nombreux domaines avaient des effets importants sur le coût de produits et de services — et la barrière entre les amateurs et les professionnels est maintenant beaucoup plus fine, voire inexistante¹⁹. Se faisant, le travail des professionnels s’est dévalué dans un contexte où la distinction entre des tâches réalisées par des amateurs ou des professionnels s’effrite.

Certains auteurs ont également soulevé des enjeux liés à la qualité du travail produit, mais il semblerait que cette question se pose moins dans le contexte des organismes culturels. En effet, selon Rose Holley, la majorité du travail réalisé dans le cadre d’un projet de crowdsourcing est fait par près de 10% des utilisateurs seulement. Ces utilisateurs fréquents sont en moyenne des personnes retraitées ou des jeunes professionnels tous très intéressés par le sujet du projet, qui produisent souvent du matériel de très bonne qualité²⁰. Ainsi, il est beaucoup mieux d’assumer que les utilisateurs vont bien utiliser la plateforme de crowdsourcing que le contraire.

Experience shows that the greater the level of freedom and trust you give to volunteers the more they reward you with hard work, loyalty and accuracy²¹.

Vers un projet de crowdsourcing éthique

Quelques auteurs se sont penchés sur l’art de rendre éthique un projet de crowdsourcing entrepris par un organisme culturel. Parmi les constats qui émergent, il y a l’importance de traiter les bénévoles comme des partenaires de l’institution, et non comme de la main-d’œuvre bon marché.

Owens, dans un chapitre intitulé Making Crowdsourcing Compatible with the Missions and Values of Cultural Heritage Organisations, met à plusieurs reprises l’accent sur l’importance d’offrir un outil efficace et convivial aux utilisateurs, simplement par respect pour ces bénévoles qui donneront beaucoup de temps au projet de crowdsourcing²².

Il est également important d’établir un ou des objectif(s) clair(s) et d’avoir un processus extrêmement transparent. Avant d’entreprendre un projet, les bénévoles doivent avoir accès à tous les renseignements nécessaires : objectifs, utilisation du matériel produit par l’organisme. Selon Rose Holley, il est également pertinent de permettre aux utilisateurs de mesurer le niveau de progression du projet de crowdsourcing vers ses objectifs, afin que les utilisateurs puissent constater l’effet de leur travail²³. La notion discutée par l’Alliance Culture+Numérique est ici très appropriée : il est nécessaire de clarifier à la fois les objectifs et les retombées pour les participants avant de mettre sur pied un projet de crowdsourcing²⁴.

Dans les projets de création, il est aussi nécessaire de rendre explicites les questions de propriété intellectuelle. Un bon projet de crowdsourcing permet aux utilisateurs de s’associer à leur travail, s’ils le souhaitent. Cet engagement doit bénéficier de réciprocité. De ce fait, les bénévoles doivent être conscients de la façon dont sera utilisé ce qu’ils produisent.

Enfin, il est indispensable de rendre les résultats du projet accessibles à tous. Dans le cas d’un projet de crowdsourcing éthique, les résultats du projet n’appartiennent plus uniquement à l’organisme ; ils appartiennent également à sa communauté.

Évidemment, ces quelques constats ne règlent pas toutes les problématiques soulignées dans la section précédente. L’avènement de ces technologies a des effets multiples sur la manière de considérer les organismes culturels aujourd’hui et le crowdsourcing, avec ses avantages et ses défauts, change considérablement la relation existante entre une institution et sa communauté. Il faut donc être conscient des potentiels effets de ces projets et bien prévoir un projet de crowdsourcing avant de l’entreprendre.

Références

[1] Arnaud Stopa. «L’Écomusée du fier monde: le 4D au service du patrimoine», Le Devoir, cahier spécial Musées: Nouvelles technologies, 22 et 23 novembre 2014, p. H6.

[2] Jeff Howe, Crowdsourcing [en ligne] https://crowdsourcing.typepad.com/cs/2006/06/crowdsourcing_a.html [page consultée le 15 avril 2019]

[3] & [4] Johan Oomen et Lora Aroyo. «Crowdsourcing in the Cultural Heritage Domain: Opportunities and Challenges», C&T, Juillet 2011, Brisbane, Australie, p. 139.

[5] Trevor Owens. «Making Crowdsourcing Compatible with the Missions and Values of Cultural Heritage Organisations», Mia Ridge (dir.), Crowdsourcing our Cultural Heritage, Londres, Routledge, 2014, p. 274.

[6] Trevor Owens, 2014, p. 277.

[7] Laura Carletti. «Participatory Heritage: Scaffolding Citizen Scholarship», International Information and Library Review, Vol. 48, №3, 2016, p. 203.

[8] Laura Carletti, 2016, p. 199.

[9] Trevor Owens, 2014, p. 278.

[10] & [11] Rose Holley. «Crowdsourcing: How and Should Libraries Do It?», D-Lib Magazine, Vol. 16, No 3 / 4, 2010, [en ligne] http://www.dlib.org/dlib/march10/holley/03holley.html [page consultée le 20 avril 2019]

[12] Jordan Raddick et al. «Galaxy Zoo: Exploring the Motivations of Citizen Science Volunteers». Astronomy Education Review 9, no. 1, 2010, [en ligne] http://portico.org/stable?au=pgg3ztfdp8z. [page consultée le 20 avril 2019]

[13] Sophie Renault. « Crowdsourcing : La nébuleuse des frontières de l’organisation et du travail », RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, 2014/2 (n° 11), p. 33.

[14] & [15] & [16] Johan Oomen et Lora Aroyo, 2011, [page consultée le 19 avril 2019]

[17] Sophie Renault. « Crowdsourcing : La nébuleuse des frontières de l’organisation et du travail », RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, 2014/2 (n° 11), p. 27.

[18] TATE. Archives & Access Projet: AnnoTate, [en ligne] https://www.tate.org.uk/context-comment/blogs/archives-access-project-annotate-crowdsourcing-transcribe-archives [page consultée le 12 avril 2019]

[19] Jeff Howe. «The Rise of Crowdsourcing», WIRED, 6 janvier 2006 [en ligne] https://www.wired.com/2006/06/crowds/ [page consultée le 15 avril 2019]

[20] & [21] Rose Holley, 2010, [page consultée le 20 avril 2019]

[22] Trevor Owens, 2014, p. 276.

[23] Rose Holley, 2010, [page consultée le 20 avril 2019]

[24] Laurier Turgeon, Bilan et perspectives: Forum de l’Alliance Culture+Numérique sur le travail collaboratif en culture numérique: approches, méthodes et expériences, [en ligne] http://allianceculturenumerique.org/forum/Rapport%20forum%202017.pdf [page consultée le 10 avril 2019]

Bibliographie

Carletti, Laura. «Participatory Heritage: Scaffolding Citizen Scholarship», International Information and Library Review, Vol. 48, №3, pp. 196–203

Holley, Rose. «Crowdsourcing: How and Should Libraries Do It?», D-Lib Magazine, Vol. 16, No 3 / 4, 2010, [en ligne] http://www.dlib.org/dlib/march10/holley/03holley.html [page consultée le 20 avril 2019]

Howe, Jeff. Crowdsourcing [en ligne] https://crowdsourcing.typepad.com/cs/2006/06/crowdsourcing_a.html [page consultée le 15 avril 2019]

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Oomen, Johen et Lora Aroyo. «Crowdsourcing in the Cultural Heritage Domain: Opportunities and Challenges», C&T, Juillet 2011, Brisbane, Australie, pp. 138–149.

Raddick, Jordan et al. «Galaxy Zoo: Exploring the Motivations of Citizen Science Volunteers». Astronomy Education Review 9, no. 1, 2010, [en ligne] http://portico.org/stable?au=pgg3ztfdp8z. [page consultée le 20 avril 2019]

Renault, Sophie. « Crowdsourcing : La nébuleuse des frontières de l’organisation et du travail », RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, 2014/2 (n° 11), pp. 23–40.

Stopa, Arnaud. «L’Écomusée du fier monde: le 4D au service du patrimoine», Le Devoir, cahier spécial Musées: Nouvelles technologies, 22 et 23 novembre 2014, p. H6.

TATE. Archives & Access Projet: AnnoTate, [en ligne] https://www.tate.org.uk/context-comment/blogs/archives-access-project-annotate-crowdsourcing-transcribe-archives [page consultée le 12 avril 2019]

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