Déconstruire le regard dominant : l’éthique de l’utilisation de données et numérisation des héritages culturels

Emy Auger
museonum
Published in
8 min readJan 15, 2021

Ce qui est su se doit d’être partagé. C’est la posture qu’adopte le Online Computer Library Center quant à l’utilisation de données et métadonnées. Cette posture mérite pourtant d’être confrontée dans un contexte muséal, surtout lorsqu’on pense aux enjeux de l’éthique de l’information. Plus précisément, le libre partage des données mérite d’être questionné lorsque l’on considère l’information des communautés marginalisées, comme les Premières Nations qui héritent d’un lourd passé colonial (Farnel, 2018). Dans cet article, je tenterai de mettre en lumière la nuance et la complexité de l’utilisation de données et métadonnées, surtout dans le cadre de la numérisation des patrimoines culturels. Un travail reste à faire sur l’utilisation en contexte muséal de ce patrimoine culturel numérique, particulièrement quant à la déconstruction du regard occidental et colonial que les institutions adoptent à cet égard.

Geert-Jan Koot, chef de la bibliothèque du Rijksmuseum, défend une position comparable de celle défendue par l’OCLC en valorisant la visibilité du libre partage de l’information : « Because the more libraries, the more content, the more visibility. And that is what we want » (OCLC, 2015 : 9). La défense d’un tel partage d’information se justifie par le fait qu’elle permet d’approfondir les savoirs et les recherches (Manzuch, 2017). Toutefois, cette vision du partage de données et de métadonnées, bien qu’elle soit juste, ne ratisse pas assez large en omettant certains enjeux éthiques que Roberta Brody met en lumière dans « Information Ethics : In the design and use of metadata » (2003). En effet, cette dernière fait valoir que l’utilisation de systèmes d’information relève de choix éthiques, politiques et sociaux. Par nature les données et métadonnées ne sont pas neutres et présentent des caractères sociaux et politiques qui méritent d’être soulevés : « The more complex the information, the more reasons we might have to concern ourselves with this issue. » (Brody, 2003 : 3). C’est cette absence de neutralité qui justifie en grande partie de s’occuper des enjeux éthiques relatifs aux systèmes d’information, que ce soit dans le design, la collection, la distribution et l’utilisation de données et de métadonnées.

Dans cet ordre d’idée, l’éthique de l’information implique que les actions nécessaires pour atteindre un objectif doivent être exécutées sans violer les valeurs d’individus ou de communautés. Parmi les principes sur lesquels peut s’assoir une éthique des systèmes d’information, le principe de la justesse de la représentation est le plus prégnant dans le cas qui nous intéresse. Plus précisément, c’est sur cette notion de la justesse de la représentation des données et métadonnées que l’enjeu quant à leur usage en lien avec des communautés marginalisées mérite d’être soulevé (Brody, 2003). À cet effet, les préoccupations éthiques impliquent de considérer que les données et les métadonnées puissent être traitées et manipulées dans le contexte d’une culture dominante. Brody parle d’un regard ayant une forte influence occidentale.

Cet enjeu éthique concernant l’information est intimement lié à d’autres enjeux éthiques dans le domaine de la numérisation des patrimoines culturels en milieu muséal. C’est d’ailleurs sur quoi se penche Manzuch (2017) dans « Ethical Issues is Digitization of Cultural Heritage ». Cette dernière fait valoir une polarité dans la numérisation des pratiques et objets culturels de communautés marginalisées : l’inclusion et l’exclusion. Alors que les communautés marginalisées tentent de prendre contrôle de leur histoire en créant des collections et en les numérisant, des tensions dans la relation entre les communautés concernées et les institutions qui les exposent prennent place en proposant le regard des dominants :

The emergence of “community archives” and initiatives to protect indigenous heritage encouraged archives, libraries, and museums to grasp the relationship between cultural heritage and the worldviews of the societies and communities that create and practice it. This significantly challenged the traditional understanding of how the values of neutrality and objectivity should be pursued in managing and providing access to cultural content. Digital community archives highlighted the issues of inequality, subjective judgment, discrimination, and so on that were caused by the decisions of memory institutions. (Manzuch 2017 :15)

On assiste alors à un discours qui perpétue le regard de la classe dominante. Alors que les archives de ces communautés seraient censées permettre de raconter une histoire qui est la leur, les musées qui les exposent perpétuent le jugement, l’inégalité et la discrimination : « It has been increasingly recognized that conflicting and contradictory interests, power relations, and political and legal contexts have a huge influence on the decisions taken by archives, libraries, and museums. » (Manzuch 2017 :4).

La cristallisation de cette marginalisation par les musées envers les communautés comme les Premières Nations se manifeste par des biais. Manzuch (2017) en soulève trois. Le premier est lié aux notes ajoutées par les musées lorsqu’ils travaillent avec des collections numériques de ces communautés. Une tendance des musées serait d’ajouter des notes aux œuvres numérisées qui contestent la vision d’événements historiques que la communauté tente de raconter, réitérant ainsi un discours colonial. Le second biais, serait le point de vue américain omniprésent dans le traitement de métadonnées : « […] metadata schemas used by memory institutions attempt to fit indigenous knowledge and spirituality into a “Western” worldview, which has a destructive impact on community culture and challenges its integrity. Again, issues of the arrangement of digital collections in accordance with predominant views are equally relevant to the heritage of other groups. » (Manzuch 2017 :5). Le troisième biais concerne le libre partage d’artéfacts secrets ou sacrés pour certaines communautés, négligeant ainsi les besoins et les valeurs de celles-ci.

Alors que la numérisation de collections peut permettre aux communautés de s’approprier leur histoire, les biais engendrés par les musées lors de leur numérisation peuvent rapidement réitérer des discours discriminatoires. Ainsi, dans une tentative d’inclure son récit au sein d’institutions muséale ou de bibliothèques par le numérique, la culture d’une communauté se voit plutôt exclue par des pratiques muséales qui font perdurer les impacts destructeurs sur leur communauté. Cette polarité inclusion-exclusion figure d’ailleurs au sein de la Charte de la conservation du patrimoine numérique de l’UNESCO qui propose que : « the digital heritage of all regions, countries and communities should be preserved and made accessible, so as to assure over time representation of all peoples, nations, cultures and languages’ and thus help the interpretation, communication and conservation of cultural heritage. » (Dordevic et al., 2020 :442). La charte infère que l’accessibilité des patrimoines culturels est intimement liée à la conservation de ces cultures, sans pour autant souligner le fait que le partage de certaines pratiques dans des communautés soulève un enjeu quant à l’intégrité de celles-ci.

L’émergence de protocoles : le cas de l’OPAC

Reconnaître que les objets et documents dont parlent les données et métadonnées sont standardisés selon le regard de la culture dominante, s’oppose à la vision du libre-échange de l’OCLC. Dans les années 1980, la littérature sur l’éthique dans les sciences de l’information a su faire valoir ce point de vue, suite à la reconnaissance accrue dans les années 1960 de la nature subjective des données et métadonnées. Plus précisément, on parle ici de la prise de conscience que la culture et la société jouent un rôle dans le maintien de biais dans les outils de métadonnées, donnant ainsi le pouvoir à ces dernières de cristalliser des récits sociétaux entourant entre autres le racisme et le colonialisme (Farnel, 2018). Ces biais dans l’usage des métadonnées, qui réitèrent des discours critiques occidentaux et coloniaux, renvoient au principe de justesse de la représentation des données et des métadonnées qui mérite d’être examiné dans le cas des Premières Nations.

C’est dans ce contexte qu’un cadre fut établi pour travailler et traiter l’information de ces communautés autochtones. On parle ici de l’OCAP. L’OCAP est le cadre établi qui permet à la communauté des Premières Nations de prendre des décisions quant au partage de données à leur sujet : « Access to First Nations data is important and First Nations determine, under appropriate mandates and protocols, how access to external researchers are facilitated and respected. » (CGIPN, 2020 : 1). Propriété, contrôle, accès et possession sont les quatre principes sur lequel se fonde ce cadre, qui se manifeste en un ensemble de protocoles qui permettent à la communauté d’avoir un contrôle des informations à leur sujet.

Plus précisément, la propriété réclame dans un premier temps que les données sur la communauté appartiennent à la communauté de la même manière qu’un objet appartiendrait à un individu. Dans un second temps, le contrôle veut que la communauté soit impliquée dans tout le processus de recherche et de gestion de l’information, à tous les niveaux. Troisièmement, l’accès propose que la communauté ait accès à l’ensemble des informations à son sujet, et qu’elle puisse décider ceux qui sont en droit d’accéder à ces informations. Enfin, la possession vient asseoir le principe que les données sont en possession constante de la communauté. L’OCAP vient alors tracer les grandes lignes pour faire respecter les quatre principes de Brody (2003) en éthique de l’information — soit le respect de la propriété intellectuelle, le respect de la vie privée, la justesse de la représentation et la bonne volonté :

OCAP has been described as “a political response to colonialism and the role of knowledge production in reproducing colonial relations.”3 Much of the impetus for OCAP can be linked to the sorry history of research relations with Aboriginal Peoples in Canada. (Schnarch, 2004 : 81)

Une conversation à faire perdurer dans le temps

L’instauration de tels protocoles ne remettent pas en question l’apport accru du partages de données sur lequel se fonde aujourd’hui plusieurs disciplines. La posture manifestée par la mise en place de protocoles comme ceux compris dans l’OCAP ne s’opposent pas complètement à celle de l’OCLC, mais cherchent plutôt à corriger les biais dans le traitement de données partagées librement. Une vision plus nuancée du partage de données, dans laquelle les contextes des communautés et individus sont pris en compte permettrait plutôt d’instaurer les meilleures pratiques (Farnel, 2018). C’est d’ailleurs en ce sens que vont Dabler et Preub (2020), qui font valoir que la plupart des institutions muséales ont des connaissances qui restent à être approfondies pour traiter la conservation numérique du patrimoine. Les auteurs réitèrent aussi le besoin grandissant de coopération entre les institutions et les communautés pour une réelle discussion sur la préservation de ces héritages culturels. Il ne s’agirait donc pas de débattre de l’accessibilité des données, mais plutôt d’établir des protocoles et cadres, comme celui de l’OPAC, qui instaurent les meilleures pratiques pour préserver les savoir endogènes des communautés plus vulnérables. Ces enjeux de muséologie numérique renvoient à des questions qui demeurent au cœur des discours et des préoccupations de l’histoire de l’art. Comment parler de l’autre ?

Références

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