Explorer les possibilités des collections ouvertes avec Animal Crossing : New Horizons

Gabrielle Côté
museonum
Published in
10 min readJan 15, 2021

Le jeu vidéo comme espace de contact entre le musée et la société.

Image numérique Animal Crossing Pattern Tool, Getty.

L’ouverture des contenus culturels est un enjeu préoccupant pour les institutions muséales. À l’international, le militantisme entamé au cours de la décennie précédente concernant l’accessibilité des collections ‒ mouvement désigné sous l’appellation d’Open Glam ‒ présage plusieurs changements et a certainement beaucoup fait évoluer le contexte socionumérique. Certes, certaines institutions restent encore réticentes à partager leurs collections et accusent un certain retard dans l’ouverture de leurs collections. Ceci contribue à idéaliser les musées qui entreprennent des chantiers énormes pour rendre disponible de façon numérique le patrimoine culturel. Après tout, comme le soulignent Gill Hamilton et Fred Saunderson dans un ouvrage sur l’ouverture du patrimoine culturel : « The natural ethos and outlook for the sector to adopt in the digital realm is openness. » (2017b, 69). L’ouverture est le mot clé. Dans une culture où le visuel occupe une place prédominante, la société dispose maintenant de gisements de milliers d’images numérisées. Pour les institutions muséales, les possibilités pour rejoindre les publics sont désormais innombrables. À cet égard, le Getty Museum a saisi une opportunité incroyable au moment de la mise sur le marché du jeu Animal Crossing: New Horizons. Les collections en accès libre ont fait leur entrée dans le jeu qui devient, par le fait même, un espace de contact entre les musées et différents publics.

De l’idée à la réalisation

La sortie du jeu vidéo Animal Crossing : New Horizons par la compagnie Nintendo pour la console de jeu Nintendo Switch s’est déroulée au printemps dernier, le 20 mars 2020. Depuis le premier Animal Crossing en 2001, le jeu a grandement gagné en popularité et ce dernier lancement était impatiemment attendu par la communauté. Dans son plus récent bilan financier au début novembre, les ventes du jeu s’élevaient à plus de vingt-six millions d’unités, ce qui traduit un succès retentissant (Nintendo Co., Ltd, 2020, 10). Animal Crossing est d’abord un jeu de simulation de vie, de nature immersive. C’est un médium qui promet des interactions sociales avec des villageois réels à l’aide d’une connexion en ligne et avec des personnages anthropomorphiques programmés. Le haut niveau d’autonomie est l’une des caractéristiques principales du jeu. Ainsi, les joueurs peuvent recourir à leurs talents créatifs pour construire et améliorer leur propre île.

La mise sur le marché d’Animal Crossing : New Horizons concordait avec le contexte incertain dans lequel les musées se sont retrouvés en raison de leur fermeture en pleine pandémie mondiale. Avec ces fermetures contraintes, les musées devaient se réinventer pour maintenir le lien avec leur public. Les collections ouvertes en ligne offraient à cet égard plusieurs opportunités. L’équipe d’ingénieurs logiciels du Getty Museum, dirigée par David Newbury, a développé l’idée originale de faire entrer la collection du musée dans un jeu.

« What we want to do with our art is let people get it from where they are, not necessarily from where we are. » (Newbury dans Squire, 2020).

L’idée originale du projet revient à Selina Chang-Yi Zawacki, ingénieure logiciel au musée et fan d’Animal Crossing. Ce jeu offrait l’opportunité de créer un espace de contact privilégié entre le musée et son public.

Afin de réaliser ce contact, le Getty a élaboré son idée à l’aide de l’outil Open Source Animal Crossing Pattern Tool qui était déjà créé par les concepteurs du jeu. C’est-à-dire que le logiciel de base était librement disponible par la mise en partage du code source. Cet outil permettait déjà aux joueurs de créer des motifs pour embellir leur île en les juxtaposant, pour nommer quelques exemples, sur des vêtements et sur des murs de leur maison. À partir de ce code, l’équipe responsable de ce projet au Getty a élaboré le Animal Crossing Art Generator qui est un outil permettant de générer, ou transformer, les œuvres numériques de la collection directement dans le jeu. Cette fonction permet de reprendre l’œuvre dans son entièreté ou, parfois, des parties de celle-ci sous la forme d’un tableau ou de motifs de tapisserie murale, de carrelage et même de vêtements. Pour donner quelques informations supplémentaires, l’outil génère un code QR à partir de l’image choisie par l’utilisateur qui peut ensuite être téléchargé dans Animal Crossing : New Horizons avec l’application NookLing de Nintendo.

Illustration de l’image de l’œuvre Jeanne (Spring) d’Édouard Manet en Open Access du Getty en code QR donné par l’Animal Crossing Pattern Tool.

Désormais, il est donc possible pour les joueurs de créer dans leur maison un musée virtuel à leur goût parmi les œuvres disponibles de la collection Open Access du Getty Museum qui rassemble près de 70 000 œuvres. Évidemment, cette initiative du Getty représente une proposition attrayante pour d’autres musées. Ainsi, le Cincinnati Art Museum permet l’intégration de sa collection dans le jeu dès le début du mois d’avril et le Metropolitan Museum of Art l’a ensuite rejoint vers la fin du mois d’avril en mettant à la disposition des utilisateurs plus de 406 000 images avec sa collection Open Access.

De telles quantités d’images ont pu être mises à disposition en raison de l’adoption de politiques d’accès et de contenus ouverts (Open Access, Open Content) depuis quelques années déjà. Un phénomène qui, comme expliqué plus haut, a largement été encouragé par un mouvement international d’ouverture et de partage.

Qu’est-ce que l’Open Access ?

« L’Open Access (le libre accès) est la mise à disposition en ligne de contenus numériques, soit sous licences libres (Creative commons, etc.), soit sous un des régimes de propriété intellectuelle. » (Denoyelle, Durand, Daniel et Doulkaridou-Ramantani, 2018, 52)

Les collections des musées engagés dans cette avenue d’ouverture sont donc proposées en libre accès, habituellement sous la licence Creative Commons Zero (CC0) qui indique que l’œuvre se trouve dans le domaine public. Dans Animal Crossing : New Horizons, il est donc possible d’utiliser les reproductions numériques des œuvres sans restriction juridique ou financière sauf pour créditer le musée en guide de bonne pratique. Une fonctionnalité supplémentaire ajoutée par le Getty dans son Animal Crossing Art Generator est un convertisseur d’adresse Web IIIF d’images en libre accès par d’autres musées. L’International Image Interoperability Framework (IIIF) est une communauté internationale dont les participants sont engagés dans le partage des ressources d’images et d’outils facilitant ce partage. Cette possibilité enrichit considérablement le nombre d’images mises à la disposition des joueurs. Il ne reste plus que ces derniers mettent en œuvre leur imagination pour que les musées virtuels prennent forme.

L’engagement numérique des musées

L’ouverture des collections muséales est, entre autres, un engagement numérique à l’intention de la mission d’intérêt public que les musées doivent favoriser au sein de leurs pratiques. La promotion du patrimoine est l’une des stratégies éthiques et morales participant au développement de la société ‒ idée notamment encouragée par le Conseil International des Musées (ICOM) dans son code de déontologie pour les musées (2017, 1–8). Dans cette idée de développement, l’apprentissage est une idée clé. Suivant un raisonnement logique : plus les collections sont accessibles, plus il est facile pour le public d’acquérir des connaissances sur celles-ci.

« Art inspires us, and imagination and creativity lead to artistic expressions that expand knowledge and understanding. » (Getty, s.d.).

Le Getty explique, entre autres, dans ces termes pourquoi l’Open Content représente pour eux un enjeu important. L’étudiant Stewart Cromar de l’Université d’Édimbourg rend compte de cette réalité lorsqu’il a rejoint la communauté d’Animal Crossing : New Horizons et expérimenté la fonctionnalité IIIF de l’outil du Getty avec la collection de son Université. La moitié de sa galerie d’œuvres est composée de trois autoportraits d’artistes femmes qu’il ne connaissait pas auparavant (Cromar, 2020). L’ouverture des collections permet des rencontres fortuites enrichissantes entre le public et les œuvres.

Enfin, les institutions muséales qui proposent des programmes d’Open Content ne font qu’appliquer une pratique qui devrait être répandue pour tout contenu étant dans le domaine public. Cette notion mérite d’être abordée plus en profondeur. Lorsque la protection du droit d’auteur ne s’applique plus à une œuvre ‒ généralement 50 à 70 ans après le décès de l’artiste dépendamment la législation en place ‒, celle-ci est identifiée comme appartenant au domaine public (Petri, 2014, 2). En ce sens, plus aucune restriction ne devrait être imposée par l’institution en termes de droit sur ces images. Cependant, il est courant de constater que certains musées revendiquent un droit de propriété, encouragés par des intentions commerciales, interdisant ainsi l’Open Access à ces images (Petri, 2014, 7–8). Tout cela est complexifié par le paradigme de distinctions entre les images et les métadonnées, dont ces dernières, peuvent être soumises à des droits. L’on retiendra que les musées qui œuvrent pour leur public devraient raisonnablement offrir leurs œuvres du domaine public en libre accès.

Vers de nouvelles réalités

À l’évidence, le changement de régime des collections muséales vers l’Open Access garantit une démocratisation culturelle. En continuité avec ces idées, le passage de ces collections du musée vers le jeu Animal Crossing : New Horizons peut être observé comme une stratégie déployée par les institutions muséales à l’égard de cette démocratisation culturelle. Dès lors, le monde du jeu vidéo devient une nouvelle porte pour accéder à la culture. Certainement, ce jeu permet aux musées d’atteindre de nouveaux publics. Une des fonctionnalités offertes dans Animal Crossing : New Horizons est l’interactivité entre joueurs ‒ permise en déboursant un certain montant pour accéder à la connexion en ligne. Il est ainsi possible de se déplacer vers les îles avoisinantes.

Image numérique Animal Crossing Pattern Tool, Getty.

Lors d’une visite, un joueur peut découvrir la galerie aménagée de son voisin et entamer une discussion avec ce dernier. Les interactions sociales de ce type renchérissent l’idée que les œuvres mises en libre accès servent l’apprentissage. Surtout, ces interactions promettent une visibilité pour les collections. Peut-être même qu’une œuvre conservée dans les réserves inaccessibles, ou presque, d’un musée pourrait être accrochée dans la galerie virtuelle du joueur et ainsi contribuer à rendre visible l’œuvre au public. Cette visibilité pour l’ensemble des collections était déjà un aspect mis en valeur par les militants de l’Open Content (Denoyelle, Durand, Daniel et Doulkaridou-Ramantani, 2018, 66). Notamment, le musée est gagnant puisque cette visibilité peut atteindre un public profane des musées. Il est bien question de démocratisation culturelle.

À l’origine de ce projet, il faut rappeler que les musées avaient rencontré une situation anormale qui a précipité leurs fermetures. La rencontre physique entre les œuvres de la collection et le public a été suspendue. L’outil Animal Crossing Art Generator permettait donc que ce lien entre le musée et son public soit rétabli ‒ certes, dans un contexte virtuel. Bien plus, il est important de rappeler qu’Animal Crossing : New Horizons est un jeu de simulation de vie. Les joueurs, à travers leur avatar, se sentent investis dans cette plateforme qui incite une visite quotidienne. Ils ont d’ailleurs leur propre maison, leur propre chez-soi. Par extension, un sentiment d’appartenance peut se créer avec les œuvres qu’ils possèdent dans leur domicile. Les amateurs de Vincent Van Gogh peuvent « acquérir » leur propre tableau de l’artiste comme Les Iris (1889). Au surplus, la conversation est bidirectionnelle en ce sens que les joueurs sont invités par le Getty à partager leurs réalisations par le #ACartgenerator (Getty, 2020). Le contexte actuel a considérablement impliqué les musées vers de nouvelles réalités qui promettent cependant des réalisations encourageantes particulièrement pour la démocratisation culturelle.

Place à l’amélioration et aux innovations

D’un point de vue académique, la piètre qualité des reproductions des images d’œuvres d’art et l’inaccessibilité à celles-ci avaient un impact nuisible envers les recherches. C’est l’un des arguments en faveur de l’ouverture des collections dans le contexte culturel (Denoyelle, Durand, Daniel et Doulkaridou-Ramantani, 2018, 14–46). Certes, la participation des musées à Animal Crossing : New Horizons par le biais de l’outil du Getty n’a aucune visée académique. L’apprentissage est assuré en grande partie par le niveau d’implication du joueur. Ceci est d’autant plus évident lorsque la conversion des images numériques de la collection vers un cadre de 32 x 32 pixels ne rend aucunement la valeur culturelle de l’œuvre. Même que certaines œuvres sont découpées et les objets en trois dimensions, récupérés par leurs photographies, sont dénaturés en tableau. L’aspect technique laisse nécessairement place à l’amélioration ou à d’autres initiatives. À cet égard, la médiation culturelle a du potentiel. Le Muséum des sciences naturelles d’Angers a d’ailleurs créé son propre musée dans le jeu et a offert plusieurs visites aux joueurs. Réel musée virtuel, cette initiative ouvre une avenue de possibilités incommensurables.

Somme toute, ces nouvelles réalités ancrées dans un contexte socionumérique promettent des bouleversements au sein des institutions muséales. Malgré le fait que le mouvement pour l’ouverture des collections ait connu quelques réticences depuis ses débuts, il est apparent que cela ait évolué. Maintenant, plusieurs musées posent des actions concrètes dans les champs de l’Open Access et de l’Open Content et participent, par le fait même, à une démocratisation culturelle. Cela culmine avec l’entrée des collections dans le jeu Animal Crossing : New Horizons dont l’objectif initial était d’établir un contact entre le musée et la société. Les possibilités de cet espace virtuel se sont révélées être nombreuses afin de continuer, pour les musées, à pleinement remplir leur rôle social.

Bibliographie

--

--