Google Arts & Culture, une ombre inquiétante plane sur notre patrimoine culturel

Alicia Demoulian
museonum
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11 min readApr 25, 2020

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Galerie des Glaces, Château de Versailles, France (Google Arts & Culture)

Je ne sais pas combien de merveilles il existe dans le monde actuellement, mais il est possible que le Google Art Project rejoigne un jour la liste (Smith, Roberta, 2012).

Lancé en 2010 et dévoilé au public le 1er février 2011 à Londres, le Google Art Project, renommé depuis Google Arts & Culture (GA&C), est apparu comme une révolution numérique dans le monde muséal. Avec la participation de cinq cent cinquante partenaires provenant de plus de cinquante pays, ce projet indépendant bâti par le géant Google offre une expérience unique accessible à tous. Permettant aux utilisateurs de visualiser en haute définition les œuvres parfois les plus célèbres rendues disponibles par des musées de renommée mondiale tels que l’Ermitage de Saint-Pétersbourg ou le Musée d’Orsay à Paris, le GA&C amène ces derniers à découvrir l’art de manière inédite. Il est ainsi possible de zoomer sur les images des collections versées par les institutions afin d’en obtenir une image très détaillée, de comparer des œuvres entre elles, de constituer sa galerie d’art personnelle, ou plus récemment de modifier ses propres photos en leur appliquant le style artistique de peintres illustres, tout cela sur une seule et même plateforme.

La naissance de Vénus, Sandro Botticelli. Galerie des Offices, Florence (Google Arts & Culture)

Plus remarquable encore, grâce à la sophistication des outils numériques utilisés par Google, l’innovation de ce projet est sans nul doute la possibilité offerte à tous les utilisateurs de parcourir les espaces virtuels de plus de cent trente musées au moyen de la technologie Street View. Sans avoir à se déplacer physiquement dans les institutions culturelles, toute personne peut désormais avoir accès aux salles du Rijksmuseum d’Amsterdam ou de la Galerie des Offices à Florence. Cette avancée considérable dans la sphère des musées virtuels fait actuellement du GA&C une invention singulièrement aboutie. Tout en poursuivant un objectif de démocratisation culturelle, le directeur du Google Cultural Institute et fondateur du Google Art Projet, Amit Sood, affirme que ce projet contribue à une meilleure visibilité des musées et de leurs collections. Selon ce dernier, dès le départ le GA&C aurait été pensé comme un dispositif à but non lucratif, destiné à permettre aux institutions culturelles d’ajouter le contenu qu’elles souhaitent en ligne une fois le partenariat établi.

Cependant, un accès en ligne aux collections et tout particulièrement la possibilité de déambuler virtuellement dans les salles de nombreux établissements ne représente-t-il pas un danger pour nos musées tangibles ? Apparaissant au milieu des années 1990, en même temps que l’essor de l’internet, le musée virtuel fut originellement pensé pour offrir un accès égal à la culture à un plus large public. Contrairement aux musées physiques traditionnels, celui-ci permet aux utilisateurs de bénéficier d’une expérience interactive et adaptée soit en renforçant le parcours de visite, soit en encourageant ces derniers à se déplacer physiquement dans l’établissement. La publication des collections en ligne constitue également des ressources utiles pour la recherche et permet d’enrichir les visites scolaires ou les travaux d’étudiants et de chercheurs tout en stimulant l’intérêt de tous pour le domaine artistique, en particulier les jeunes générations qui réclament de plus en plus des expériences dynamiques et participatives au-delà de la simple contemplation des artefacts. Souvent reliés aux réseaux sociaux, les musées virtuels permettent également un engagement plus prégnant des communautés d’utilisateurs qui peuvent entamer des dialogues autour des collections, partager des contenus artistiques, ou même échanger sur leur propre expérience de visite.

Toutefois, si l’avènement de tels dispositifs numériques a pu initialement inquiéter les professionnels de musées, ils sont en réalité rapidement apparus comme un prolongement de l’institution physique et non comme des défis à leur existence. Appréhendé comme un complément à la visite, le musée virtuel, même s’il dispose de fonctionnalités supplémentaires augmentant l’interactivité, ne pourra jamais remplacer le musée physique. En effet, rien n’est comparable à l’expérience multisensorielle vécue par le visiteur au cours d’une excursion au musée, et « l’émotion provoquée par une visite traditionnelle est irremplaçable » (Terrisse, Marc, 2013). Bien au contraire, le musée virtuel représente à l’heure actuelle un grand avantage pour les institutions physiques évoluant dans une époque marquée par une forte présence et interconnexion sur l’espace du web : « Si la technologie est capable d’attirer dans les musées la frange de la population qui hésite encore sur le seuil, alors, bravo, elle mérite d’être acclamée » (Terrisse, Marc, 2013). Ainsi, le GA&C semble être la résultante directe de cette conception idéalisée de l’espace muséal virtuel transformant indubitablement la manière dont nous consommons aujourd’hui l’information culturelle.

Cependant, s’il se présente comme une plateforme encourageant l’accès universel à la culture, le projet de Google peut apparaître comme une réelle menace non pas à l’existence physique des musées mais à l’égard du domaine public. En effet, dès sa création, les partisans de la culture libre ont immédiatement reproché à Google de paralyser le mouvement Open Access vers lequel les musées commençaient peu à peu à se tourner. Pour Adrienne Charmet, à l’époque présidente de Wikimédia France, GA&C n’est rien d’autre qu’une « solution verrouillée » servant de porte de sortie aux institutions culturelles qui, tout en bénéficiant d’une nouvelle visibilité sur le web, ne renoncent pas à leurs « droits » sur les collections numérisées. Effrayées à l’idée de perdre le contrôle intellectuel et une partie de leurs revenus sur les reproductions d’œuvres, celles-ci préfèrent se replier et céder à l’offre alléchante proposée par Google.

Tout en garantissant aux musées de conserver leur entière « propriété » sur leurs collections, le géant de l’internet donne ainsi l’illusion aux utilisateurs qu’ils sont maîtres de leur patrimoine alors qu’en réalité, ils n’en sont plus que les témoins. S’il est possible d’accéder aux collections numérisées en se connectant sur la plateforme de Google, l’appropriation des collections est une toute autre affaire : « On visite, on ne touche pas. On ne s’approprie pas. On est spectateur, et c’est tout » (Charmet, Adrienne, 2011). Il est tout simplement impossible de télécharger les œuvres, Google ayant créé, à l’époque, une interface avec le lecteur multimédia Adobe Flash Player, et donc de les réutiliser de quelque manière que ce soit. Les utilisateurs sont alors forcés de faire appel à la plateforme verrouillée et propriétaire de Google afin de pouvoir contempler leur patrimoine. Se présentant comme un projet moderne et ouvert, le « musée de tous les musées » (Wu, Katrina, 2014), le GA&C semble finalement nous faire revenir au temps des musées traditionnels en empêchant les utilisateurs de visualiser les œuvres hors du cadre rigide de son interface. Par son intermédiaire, l’accès à la culture prend aujourd’hui la forme d’un pacte avec le diable nous obligeant à vendre nos données personnelles pour obtenir un compte Google et ainsi seulement bénéficier de la contemplation de notre patrimoine.

Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à vendre notre âme au diable. L’opacité des contrats entre Google et les institutions participantes laisse encore planer le mystère sur une offre manifestement irrésistible. Quelle carotte peut-bien pouvoir tendre le géant du web à nos établissements patrimoniaux pour les convaincre de rejoindre aussi aisément son projet monopolistique ? Mettons de côté les arguments idéalistes encourageant une démocratisation de l’art, et rappelons-nous que nous ne sommes en réalité que des consommateurs aux yeux de Google. Comme l’a justement dit Anne Lafont, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, il ne faut « pas tomber dans le piège qui consisterait à croire que nous regardons librement alors que c’est Google qui ajuste la lunette – et nous observe en tant que consommateurs ». Pour certains, l’entreprise américaine procurerait des données confidentielles aux institutions culturelles telles que le chiffre de fréquentation des visiteurs par œuvre ou l’origine géographique de ces derniers en échange de leur collaboration au projet.

En effet, à l’heure du XXIème siècle, la « data », collectée à partir de nos activités sur internet, est devenue une vraie mine d’or pour toute entreprise économique ayant besoin de mieux comprendre les besoins de ses consommateurs et d’ainsi leur offrir un service adéquat. En échange de bénéficier de prestations gratuites adaptées à nos demandes, nous devenons, en tant qu’utilisateurs, les nouveaux produits exploités par n’importe quel organisme commercial qui par la suite développent des projets comme le GA&C. Il ne s’agit donc pas d’une offre purement altruiste et charitable mais bien d’un échange marchand avant tout. D’ailleurs, l’obscurité existante autour des contrats de Google maintient un flou quant à ses réelles motivations économiques. Si l’entreprise américaine valorise le GA&C comme étant une initiative de mécénat désintéressé visant uniquement à démocratiser le monde culturel et à contribuer aux domaines de l’éducation et de la recherche, cela ne signifie pas qu’aucun profit ne pourra être retiré de ce projet. Certes, Google s’est engagé à ne pas monétiser la plateforme par l’intégration de publicités mais en devenant ou en étant déjà utilisateur de ses services nous lui octroyons le droit de monnayer nos données et de devenir de plus en plus omniprésent dans notre monde virtuel.

Cette emprise du géant américain sur notre patrimoine se présente également à travers la question épineuse des droits d’auteurs. Si les institutions culturelles se satisfont du « contrôle » qu’elles maintiennent sur les images numérisées de leurs œuvres en dépit du fait que la plupart soient déjà entrées dans le domaine public, la réalité est qu’il s’agit du seul point sur lequel elles conservent encore leur voix au chapitre. En ce qui concerne la propriété des visites virtuelles, cela n’est déjà plus de leur ressort, Google revendiquant une propriété intellectuelle sur l’exploitation de ses outils numériques. En effet, c’est très clairement au sein de ses conditions générales que le géant de l’internet a affirmé détenir une propriété absolue sur les images prises au moyen de la technologie « Street View » permettant à tout utilisateur d’obtenir une vue à 360° des galeries des établissements culturels partenaires. Le musée virtuel de Google n’est donc qu’un accessoire supplémentaire lui permettant d’asseoir son hégémonie sur un autre volet de notre vie quotidienne. Peut-être sans en prendre l’entière mesure, nos musées encouragent très certainement l’expansion de cette domination et obstruent la diffusion de la culture en adhérant à ce projet préoccupant.

Certainement, vous demanderez-vous pour quelle raison les institutions culturelles acceptent cette ingérence entre leurs murs, laissant Google s’emparer des images panoramiques de leurs salles ? Cela s’explique par les coûts colossaux qu’impose la numérisation et l’hébergement de ces clichés vivants pour les musées qui peinent à développer de tels dispositifs pour leurs propres plateformes numériques. Ayant les moyens des projets les plus spectaculaires, le géant américain offre une réelle solution clef-en-main aux établissements culturels, sans coût financier, et qui leur permet d’investir dans d’autres actions auprès du public. Ainsi, leur fournissant « gratuitement » une visibilité incomparable, il semblerait qu’il devient progressivement compliqué de s’affranchir de la domination de Google. Jean-Noël Jeanneney, ancien président de la Bibliothèque Nationale de France (BnF) entre 2002 et 2007, s’était déjà embrasé en rapport à cette “maîtrise planétaire” dans son plaidoyer Quand Google défie l’Europe. Là encore, l’enjeu était financier et les institutions culturelles européennes réussir à tenir tête à Google grâce à des investissements majeurs et la création d’une bibliothèque numérique commune Europeana, lancée en novembre 2008. Mais en réunissant de manière plus en plus massive les œuvres artistiques numérisées de même que les vues intérieures comme extérieures des institutions culturelles, l’entreprise américaine se construit un réel monopole sur notre patrimoine avec la collaboration des institutions patrimoniales qui n’en appréhendent pas encore le risque sur leur propre position en tant que figure d’autorité.

Du reste, les musées ne devraient-ils pas dès maintenant réaffirmer plus solidement leur rôle et s’engager pour nous rendre notre patrimoine ? Ou est-il déjà trop tard ?

Google dominera-t-il bientôt la recherche artistique comme il domine déjà la recherche sur internet (Brook, Pete, 2013) ?

Cela parait très probable dans la mesure où il est désormais obligatoire de faire référence au site du GA&C si l’on souhaite partager les images des créations artistiques et non pas aux sites internet des institutions propriétaires des œuvres concernées. Une fois le partenariat réalisé, les collections sont fatalement rattachées à la plateforme du monstre de l’internet. Immanquablement, le danger pour les musées est de voir leur taux de fréquentation sur leur site internet baisser au profit de la plateforme du GA&C, leur amputant tout moyen de se rendre individuellement attractif auprès de leurs visiteurs sur le web. Ainsi, ce projet semble en réalité bénéficier bien plus à Google qu’à nos établissements culturels.

Et la situation ne risque pas de s’améliorer compte tenu de l’isolement physique dans lequel nous plonge la pandémie du Covid-19. Dans ce contexte exceptionnel, le GA&C brille d’autant plus en proposant encore et toujours des activités numériques plus attrayantes les unes que les autres. Sauvant de l’ennui et de l’ahurissement l’humanité toute entière, Google apparaît aux yeux de la sphère publique comme le bienfaiteur du monde culturel. Certains gouvernements eux-mêmes se jettent à corps perdu dans cette collaboration encourageant leurs citoyens à interagir avec la plateforme de Google pensant protéger quelque peu leurs institutions culturelles de cette crise sanitaire et économique. Mais en cédant aux avances du monstre américain, les musées ne font qu’affaiblir leur statut d’autorité laissant toujours plus d’ascendant à celui-ci qui, avançant dans l’ombre, resserre inévitablement ses griffes autour de notre patrimoine culturel…

Bibliographie

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