La numérisation de textiles au service de la conservation et de la scénographie

Mathilde Petit
museonum
Published in
9 min readJan 17, 2024

Introduction

L’une des missions principales des musées est la diffusion des connaissances. Cette diffusion s’exprime à travers les expositions des objets et la réalisation de recherches les concernant, mais aussi et peut-être même surtout par leur existence en ligne. Pour garantir l’accessibilité à leurs ressources, les musées engagent donc de nombreuses campagnes de numérisation de leurs collections, en particulier grâce à la prise de photographies mises à disposition sur leurs bases de données en ligne. Les collections textiles, par leur nature, soulèvent des enjeux très spécifiques quant à leur numérisation. Ceux-ci sont notamment perceptibles dans le cas du chantier des collections du mobilier national, en France, qui crée un dossier spécifique pour ses collections textiles, dans lequel la numérisation prend une place importante. En effet, les textiles sont conçus à partir de matériaux variés, spécifiquement pensés pour accrocher la lumière de différentes manières, pour renvoyer différents reflets. Leur photographie à des fins de numérisation pose donc divers problèmes, en particulier quant à la restitution des effets de cette lumière.

Au sein même des collections textiles, les vêtements présentent encore d’autres enjeux, propres à leur nature et soulevant de nouveaux défis pour la numérisation. Les vêtements sont des objets conçus pour être portés, aux jeux de lumière s’ajoutent donc le tombé des textiles, la manière dont ils se comportent lorsque le corps est en mouvement, des éléments nécessaires à la compréhension globale du vêtement, mais difficilement reproductibles par numérisation.

Dans cet article, nous allons revenir sur plusieurs études et projets muséaux répondant à ces problématiques propres aux collections textiles : des techniques de photographie de textiles, des reproductions numériques et des expérimentations scénographiques faisant appel à la numérisation de textiles.

Les techniques de photographies applicables aux textiles

La RTI et le DHLab

Le groupe de recherche Digital Humanities (DHLab), de l’Université de Bâle, en Suisse, étudie les sciences numériques, la photographie computationnelle et l’accessibilité des objets digitaux dans la recherche en humanités. Son projet « Digital Materiality », développé en collaboration avec le séminaire d’Histoire de l’Art, cherche de nouvelles méthodes pour traiter la réflexion de la lumière sur les objets d’art. Les principaux objets étudiés sont des mosaïques et des parchemins anciens présentant des détails métalliques, mais ces caractéristiques d’interaction avec la lumière sont comparables à celles des textiles. Le groupe cherche à développer une manière fidèle de photographier ces objets, en combinant des photographies scientifiques réalisées en lumière infrarouge ou ultraviolette, à une autre technique de reproduction numérique, la RTI (Reflectance Transformation Imaging). Cette technique, inspirée par la pratique de la cartographie, est développée par la société à but non lucratif Cultural Heritage Imaging, et permet de rendre les interactions de l’objet avec la lumière, qui viendrait de n’importe quelle direction.

Techniquement, le processus est relativement simple ; il s’agit de placer l’objet à un endroit fixe, de le photographier avec une caméra fixe également, puis de l’éclairer avec des sources lumineuses de nature et de position diverses. Cette méthode est facile à mettre en place et précise, elle a l’avantage d’être peu coûteuse, et ne nécessite pas la création d’une représentation 3D de l’objet. Une image RTI encode la manière dont la lumière est reflétée par la surface de l’objet, avec une fonction de réflectance déterminée pour chaque pixel de l’image. Les paramètres de cette fonction sont estimés grâce aux échantillons récoltés pour chaque pixel.

Le DHLab, en combinant la RTI à d’autres types de photographies scientifiques, la rendent encore plus performante afin de répondre à six grandes prérogatives : l’acquisition, la description, la préservation, la diffusion, l’analyse et l’interopérabilité de ces données numériques. Les musées possédant des collections textiles peuvent ainsi faire appel à la technologie de la RTI, potentiellement combinée à d’autres types de photographies scientifiques, afin de créer des bases de données destinées à la diffusion des photographies de leurs objets.

La PTM de Malzbender et al.

Une autre technologie, développée par Malzbender et al. en 2001, fonctionne de la même manière que la RTI ; la PTM (Polynomial Texture Mapping). Il s’agit à nouveau de photographier la surface de l’objet, à l’aide d’une caméra fixe mais selon différents éclairages, afin de recréer une image bidimensionnelle de l’objet présentant l’ensemble de ses réactions à la lumière. L’élément à numériser est placé au centre d’un dôme hémisphérique, sur lequel sont placées de multiples sources de lumière éclairant l’objet sous différents angles.

Le British Museum de Londres a notamment fait usage de cette technique pour la numérisation de peintures, en particulier pour constater les altérations de leur support de toile. Cet exemple montre que la PTM recouvre le champ d’étude des textiles, et qu’elle pourrait être utilisée afin d’examiner leurs caractéristiques et leur état de conservation. Cependant, de même que la RTI, la PTM ne propose qu’une numérisation en deux dimensions. Ainsi, même si ces deux techniques sont particulièrement efficaces pour constater le rendu des textiles, leur brillance et leur texture, elles deviennent insuffisantes dans le cas de l’étude de vêtements, fondamentalement pensés en trois dimensions, avec un tombé et un mouvement.

La numérisation en trois dimensions

Les scanners laser et la photogrammétrie

Il est donc nécessaire de se pencher sur les possibilités de numérisation en trois dimensions dans le cas d’une étude de vêtements. A nouveau, plusieurs méthodes sont possibles. Dans la numérisation laser, les deux modes apparaissant comme les plus pertinents dans la numérisation de vêtements sont le scanner-laser et le scanner à lumière structurée. Le premier utilise un faisceau laser afin de balayer la surface de l’objet à numériser, en mesurant la distance entre chaque point et le scanner en lui-même. Les points sont ensuite assemblés numériquement pour former un maillage, recréant l’objet dans un environnement numérique. En ce qui concerne le scanner à lumière structurée, celui-ci projette un motif de lumière sur l’objet, afin de capturer des points et de recréer un maillage numérique.

Ces deux techniques sont particulièrement efficaces pour rendre le tombé d’un vêtement, mais présentent à nouveau un défi quant au rendu des textiles en eux-mêmes, leur brillance ou leurs reflets. Ainsi, la technique semblant la plus adéquate est la photogrammétrie. Celle-ci repose sur l’utilisation de photographies de l’objet, sous de multiples points de vue, afin de recréer une vue tridimensionnelle de l’objet à partir de points de correspondance. Cette méthode pourrait apparaître comme la plus fidèle pour la numérisation de vêtements, cependant le rendu final dépend beaucoup de la qualité de la prise des images, qui peuvent s’avérer imprécises.

Scanner 3D et caméra : le projet de l’université de Bordeaux

La meilleure manière de fonctionner serait donc d’effectuer un couplage entre un scanner 3D et une caméra, comme cela a été proposé par le musée d’ethnographie de l’université de Bordeaux pour son exposition « Textile(s) 3D ». Ce projet, financé par l’Agence nationale de la recherche, repose sur un cahier des charges très strict visant à préserver le plus possible l’objet à numériser. Il a abouti à la conception d’un prototype comportant une table de rotation supportant l’objet à numériser, d’un dôme de LED pour l’éclairer, d’un appareil photographique, d’un scanner 3D et d’un robot six axes conçu pour déplacer la caméra et le scanner. Ce prototype a permis la numérisation de huit textiles du XIXème siècle. Une fois les numérisations effectuées, l’un des enjeux majeurs du projet a été de conserver ces données très volumineuses. Elles ont donc été compressées, afin d’assurer leur meilleure conservation, tout en préservant au maximum la qualité du rendu de cette numérisation. Ce projet constitue une avancée primordiale dans le domaine de la numérisation textile.

La numérisation au service de la scénographie : l’exemple de la cité des dentelles et de la mode de Calais

Enfin, certains musées cherchent à proposer à leurs visiteurs une expérience numérique relevant de la scénographie. En effet, certains musées de textiles veulent montrer leurs collections de vêtements non seulement comme des objets de musée, mais aussi comme des objets utilitaires, faits pour être portés. La cité des dentelles et de la mode de Calais propose ainsi le projet « Des apparences », mené en partenariat avec la société Idées-3Com, et s’inscrivant dans le cadre de Crysalis, projet européen pour l’innovation textile. Cette installation repose sur trois étapes primordiales : la numérisation 3D des collections, l’installation d’une cabine de mesures 3D, et la mise à disposition des ressources sur le web.

Dans un premier temps, des vêtements ainsi que des échantillons de dentelles appartenant à la collection du musée ont été numérisées à l’aide d’un scanner laser. Ces ressources ont ensuite été intégrées à une base de données accessible aux visiteurs. L’ensemble des espaces d’exposition du musée ont également été recréés en trois dimensions à l’aide d’outils numériques. Ensuite, la société Idées-3Com a mis en place la cabine de mesures 3D, dans laquelle les visiteurs sont scannés à l’aide d’un laser à lumière structurée. Cette cabine leur permet de se créer un avatar à leurs mensurations, qu’il est ensuite possible de personnaliser à leur image. À l’aide de la base de données de vêtements, les visiteurs peuvent ensuite vêtir cet avatar. Cette étape n’est pas seulement ludique, mais aussi éducative, puisque lorsqu’un vêtement est sélectionné, toutes les informations concernant sa création apparaissent à l’écran : matériaux, créateur, année de fabrication etc. Après leur sélection, les vêtements sont modifiables, grâce à la base de données conservant les échantillons de dentelles du musée, mais également grâce à des zips, des écussons, des clous ou d’autres éléments décoratifs. Enfin, les avatars une fois vêtus peuvent effectuer une visite virtuelle au sein du musée, à l’aide de bornes présentes dans les salles d’exposition ; mais ils peuvent également sortir du musée et aller dans les espaces extérieurs.

Après la visite, les visiteurs peuvent retrouver leur avatar sur le web et le faire évoluer dans les espaces d’exposition ou changer son habillement. Dans cet espace numérique, les vêtements mis en exposition sont toujours visibles, accompagnés de leurs cartels explicatifs. Cette innovation permet au visiteur de voir les vêtements portés, bien que numériquement, et donc de constater leur rendu lorsque l’avatar bouge : la manière dont une robe ondule au cours de la marche, ou dont un gilet long tombe sur la taille. Pour le musée, cela permet une plus grande préservation des textiles, puisqu’il n’est pas nécessaire de mannequiner l’intégralité des vêtements numérisés, ni même de les mettre en exposition, ce qui peut les fragiliser. Il s’agit d’un projet particulièrement innovant, qui permet une plus grande préservation des vêtements ainsi qu’une plus grande accessibilité pour le visiteur.

Conclusion

La numérisation des textiles est un enjeu majeur de la conservation en milieu muséal. Elle est primordiale pour la conservation et la diffusion de ces collections, mais pose des défis techniques de taille pour rendre un objet numérique fidèle à l’objet réel. Pour rendre à la fois les effets de la lumière et ceux du mouvement lorsqu’un vêtement est porté, les institutions muséales doivent développer de nombreux projets destinés à la numérisation de leurs collections. L’université de Bordeaux et la cité des dentelles et de la mode de Calais se sont montrées particulièrement innovantes dans ce milieu. Il est tout à fait possible d’imaginer que leurs innovations en la matière seront diffusées dans d’autres musées de mode et de vêtements.

Références

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