La pérennisation des expositions virtuelles

Emma Borgogno
museonum
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12 min readJan 14, 2021

La crise sanitaire, qui sévit actuellement, soumet notre monde au confinement et au développement des relations humaines en ligne (ICOM, 07–2020). Pour les musées, dont la justification sociale se fonde sur la promesse d’une rencontre et d’une mise en présence avec des objets authentiques du patrimoine, l’obligation de fermer leurs portes pour une durée indéterminée représente un défi majeur (Crenn, 2020). Beaucoup de musées ont développé, sur leurs sites, des visites virtuelles sur le modèle de Google Art et Culture et de Google Street View. Ce fut le cas notamment du Centre Georges-Pompidou à Paris, qui a développé et proposé une exposition virtuelle à 360°, qui présente les chefs-d’œuvre de l’artiste surréaliste Joan Miró (Houssine, 2020). Ces expositions offrent à la fois une démocratisation du savoir, des œuvres et de la culture, un outil de communication efficace, une audience accrue et un support d’informations supplémentaires pour les musées. D’autre part, les expositions virtuelles peuvent être appréhendées comme un nouveau moyen de conservation et d’archivage inédit, en transformant le temporaire et l’éphémère, en permanent.

Dans son article intitulé « Musées et visites virtuelles : évolutions et possibilités de développement », l’historien, muséologue et commissaire d’exposition Marc Terrisse, souligne que le développement des visites virtuelles liées aux musées a débuté avec l’explosion d’Internet dès les années 1990 (Terrisse, 2013). Tout d’abord, la numérisation des objets du patrimoine culturel était une technique envisagée par les archéologues. D’une part, pour préserver la conservation physique des lieux, d’autre part pour sauvegarder le patrimoine archéologique pour les générations futures. En effet, dès les années 70–80, l’emploi des technologies 3D est évoqué dans cette perspective ainsi que la première application de reconstitution, de modélisation et d’animation de monuments et/ou de sites historiques[1]. Ainsi, dès les années 2000, l’idée de numériser les collections muséales en 3D, a été mis à l’honneur. La généralisation du numérique au sein des musées, notamment à la suite de la pandémie actuelle, a permis une remise en question des conceptions et des usages en matière de conservation et d’archivage du patrimoine culturel.

Pour comprendre la complexité du phénomène de virtualisation, qui présente de multiples dimensions, nous nous intéresserons plus particulièrement à la question de la pérennisation des produits numériques. En effet, il est possible que les technologies des modèles 3D certifiés aujourd’hui (comme c’est le cas notamment avec le service de navigation virtuelle Google Street View, ou l’agence spécialisée en numérisation 3D, WAOLab, qui sont rattachés à l’exposition virtuelle du Centre Pompidou), deviennent obsolètes dans quelques années. Bien que l’enjeu de la conservation numérique concerne beaucoup d’autres domaines, nous nous concentrerons essentiellement sur les expositions numériques que réalisent les musées, depuis l’explosion d’internet, mais particulièrement face à la pandémie actuelle.

Il s’agit donc nous confronter à la question de la conservation des modèles 3D et des métadonnées, et de proposer trois modèles en vue de la pérennisation et de la conservation des informations numériques collectées lors de la réalisation de tels projets. Nous évoquerons dans un premier temps, l’organisation NYARC (New York Art Resources Consortium) qui a abordé la question de la pérennisation de l’art numérique et donc, de la préservation du patrimoine culturel artistique. Dans un second temps, nous aborderons le modèle conceptuel destiné notamment à la préservation à long terme des documents numériques : l’Open Archival Information System (OAIS). Pour finir, nous analyserons le réseau mondial CASPAR (Cultural, Artistic and Scientific Knowledge for Preservation, Access and retrieval) qui centre ses recherches et ses objectifs sur la pérennisation de l’information dans les domaines artistiques, scientifiques et culturels. Le but étant de comprendre l’importance de la préservation de l’art et du contenu numérique, en regard de l’obsolescence potentielle de certains supports numériques.

Le centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, a souhaité aller au-devant des expositions virtuelles classiques, en développement sa première exposition en réalité virtuelle à 360°. Après avoir lancé leur premier jeu vidéo nommé Prisme 7, le Musée national d’Art moderne a souhaité poursuivre les développements liés aux nouvelles technologies, en intégrant une nouvelle exposition inédite au sein de leur collection permanente. Cette exposition s’inscrit donc dans la volonté de rendre la culture accessible au plus grand nombre et de rejoindre de nouveaux publics. Pour révéler ce projet, le musée a choisi de mettre en lumière une des figures majeures du mouvement surréaliste, l’artiste Joan Miró et les 60 ans de son fameux triptyque de Bleu, le 23 juin 2020, par l’élaboration d’une exposition entièrement pensée, développée et créée pour le web.

Conçue en partenariat avec WAOLab et utilisant la technologie 3D des jeux vidéo, l’exposition est idéale pour embrasser au plus près, et à la fois à distance, les œuvres de l’artiste. Au-delà des visites virtuelles à 360°, qui peuvent parfois s’avérer limitées et contraintes, cette exposition offre une réalité virtuelle 3DOF (qui signifie Degree of Freedom), jusqu’alors réservée aux jeux vidéo. À cet égard, le Centre Georges-Pompidou explique que « cette première expérimentation permettra de proposer des expériences immersives, à la frontière entre l’art et le numérique » (Site du Centre Pompidou, 2020). L’exposition repose sur le service de navigation virtuelle, Google Street View ainsi que Google Art & Culture. Il s’agit donc d’un ensemble d’images issues de prises de vue dans des directions multiples et accompagnées de références et de coordonnées géographiques. L’espace documenté par les photographies est euclidien. Néanmoins, ces deux programmes sont des projets propriétaires dont les formats techniques ne sont pas publics et bien documentés. Ceux-ci ne répondent pas bien aux exigences de la pérennisation, et peuvent rapidement devenir obsolètes. On peut donc se questionner sur la pérennisation et l’accessibilité de ces données dans une dizaine d’années (MSL6517-A-20). Si la sécurité des informations numériques n’est pas entièrement garantie, les expositions numériques ne peuvent pas être considérées comme un réel moyen d’archivage et de conservation. Toutefois, ces enregistrements peuvent être complémentaires aux expositions physiques. Sachant que les moyens traditionnels d’archivages et de conservation traditionnels des expositions présentent également des désavantages et des lacunes, elles peuvent malgré tout présenter un intérêt pour documenter les exposition, ne serait-ce qu’en termes de double assurance.

Pour citer un autre exemple et comprendre davantage les enjeux et les défis de la pérennisation des expositions numériques, nous pourrions évoquer la collection Wish You Were Here. C’est une collection de carnets qui propose une exposition d’art numérique accessible sur téléphone mobile via la technologie du QR Code. Nous avons ici un exemple concret qui a aussi été débattu, concernant la pérennisation des informations, et notamment, des QR Codes imprimés au sein de leur catalogue d’exposition. Effectivement, ils ont souhaité inverser la tendance d’un catalogue permanent et d’une exposition temporaire, en utilisant les QR Codes pour garantir la mise à jour des œuvres, de façon à prolonger et à conserver l’exposition. A contrario, le catalogue d’exposition quant à lui, sera éphémère. Comme l’expliquent Clarisse Bardiot et Annick Bureaud, la conservation des œuvres par les artistes a entraîné de nombreux problèmes. Les commissaires ont donc demandé aux artistes de leur confier les œuvres dans la meilleure définition possible, afin qu’elles soient hébergées directement sur le serveur de l’éditeur avec des URL pérennes. « Cette volonté de pérenniser l’exposition n’est pas sans paradoxe. En effet, l’équipe du projet assume en connaissance de cause, le recours au QR Code comme interface, alors que son obsolescence est programmée » nous relatent les auteurs (Bardiot, Bureaud, 2019). Cela nous invite, par conséquent, à nous poser la question de la pérennisation du livre augmenté. Bien qu’il garantisse la mise à jour des œuvres, il n’est pas certain que cette exposition soit encore accessible dans quelques années. Cependant, nous espérons que les commissaires rattachés à ce projet, feront le nécessaire pour pérenniser leur livre augmenté. Pour cela, ils devront le mettre à jour au regard des avancées technologiques numériques futures.

Nous voudrions maintenant aborder les enjeux et les défis de l’archivage à l’ère des technologies numériques et des modalités discursives qui s’offrent à nous. Toutes les informations au sein des expositions virtuelles, sont pensées, produites, transmises et stockées sous forme numérique. Mais, les risques d’obsolescence constants des technologies et l’absence d’organisation appropriée, rendent ces informations et ces nouveaux modèles de conservation, très vulnérables. Si les musées ont beaucoup créé et développé des contenus digitaux de médiation, après plusieurs années de développement nombre de contenus ne sont plus accessibles ; soit pour des raisons de droit, soit pour des raisons techniques. Ces dernières années, plusieurs initiatives de pérennisation du Web culturel ont été développées. L’enjeu de cette adaptation est la pérennisation de l’exposition numérique alors que les supports et les formats numériques changent continuellement. Concernant les deux exemples cités (le Centre Pompidou et Wish You Were Here), nous confrontent à de faibles assurances concernant la pérennité des supports et des médias utilisés, sans même évoquer les problèmes habituels liés à la pérennité des supports de stockage, des système d’exploitation et des logiciels utilisés. Et pour finir, comme nous l’avons compris à travers Wish You Were Here, certaines interfaces numériques sont parfois utilisées alors que leur obsolescences est programmée.

Plusieurs experts considèrent que l’information sous forme numérique devient vulnérable au-delà d’une période de cinq à dix ans, suivant les cas (Huc, 2008). Ainsi, nous devrions faire des mises à jour permanentes à propos des connaissances technologiques numériques, des dispositifs et des supports de stockage (Morelli, 2003). Faute de quoi, notre patrimoine culturel pourrait être menacé.

Plusieurs initiatives internationales sont intervenues pour envisager la pérennisation de ces contenus qui peuvent permettre de considérer les expositions virtuelles comme de nouveaux modèles de conservations et d’archivages. Nous avons notamment pu assister à Montréal, le 5 mai 2017, au congrès intitulé « Update or Die » qui abordait la question urgente de la disparition des documentaires numériques. Cette conférence a mis en lumière cinq raisons de se pencher sur l’enjeu de la mémoire numérique. Pour n’en citer que trois : l’importance qu’une partie de notre patrimoine culturel soit conservée sur des plateformes numériques ; en second lieu, la nécessité de tenir compte de la durée de vie des supports et des formats technologiques qui est relativement courte ; enfin de ne plus considérer l’archive comme un stockage d’objets distincts dans des lieux particuliers.

L’organisation du New York Art Resources Consortium a permis d’aborder la question de l’art numérique et de la préservation de l’histoire de l’art. Depuis 2006, grâce au financement de la Fondation Andrew W.Mellon, ainsi que d’une collaboration entre les bibliothèques du Brooklyn Museum, du MoMA et du Frick Collection, NYARC tente de pérenniser les ressources historiques de l’art pour les futurs chercheurs, grâce à son programme d’archivage Web. Au-delà de vouloir archiver les catalogues raisonnés, les sites Web d’artistes, ou encore les catalogues de vente aux enchères, l’archivage Web proposé par le NYARC souhaite porter sur les sites institutionnels. Le MoMA explique qu’il est fier d’avoir pu archiver plus de 200 sites d’exposition depuis 2014, dont 14 en cours (Persons, 2015). C’est donc un exemple d’archivage, de conservation et de pérennisation numérique qui semble convaincant pour la conservation des expositions virtuelles et garantir la conservation de notre patrimoine culturel.

Nous voudrions maintenant évoquer le modèle conceptuel destiné à la gestion, à l’archivage et à la préservation à long terme de documents numériques, l’Open Archival Information System. Il est indéniable que la pérennisation de documents et de données sous forme numérique, implique la mise en place d’une organisation stricte pour assurer la mise à jour, les migrations de formats et la conservation des métadonnées et des modèles documentaires. La mise au point de l’OAIS a été pilotée par le Consultative Committee for Space Data Systems (Huc, 2008). Comme l’explique Claude Huc, ce modèle conceptuel est conçu pour être indépendant des évolutions technologiques. Aujourd’hui, ce modèle a été adopté par de nombreuses bibliothèques (comme la Bibliothèque Nationale de France), d’archives institutionnelles (tel que le système de Préservation et d’Archivage Réparti, PAR) et d’entreprises industrielles. Néanmoins, en complément de cette norme, l’auteur souligne qu’il faudra « S’appuyer sur un grand nombre de normes spécialisées sur la question des médias de stockage, sur les formats de données et de métadonnées, sur les identifiants pérennes, sur l’intégrité et l’authenticité des documents, sur l’empaquetage des données, sur les interfaces entre les archives et les producteurs de documents, sur le processus de certification des archives » (Huc, 2008). Ce modèle est une référence pour un système qui voudrait préserver ses données numériques sur du long terme (c’est-à-dire, une période suffisamment longue pour être soumise à l’impact des évolutions technologiques). Il sera donc intéressant de le développer en vue de pérenniser les expositions virtuelles ce qui implique sans doute une attention particulière à certains formats et la définition de standards.

Finalement, nous mettrons en avant le réseau mondial CASPAR (Cultural, Artistic and Scientific Knowledge for Preservation, Access and retrieval) qui centre ses objectifs sur la pérennisation de l’information dans les domaines artistiques, scientifiques et culturels, grâce à des solutions innovantes basées sur le modèle de référence OAIS. En effet, pour protéger notre patrimoine numérique pour les générations futures. Il s’intéresse notamment à la préservation de l’information numérique (très utile pour les conservateurs, les institutions de mémoire, les chercheurs ou encore les créateurs). Plusieurs essais ont été réalisés pour valider les travaux de recherche. Ces tests ont été réalisés avec le patrimoine mondial de l’UNESCO (qui a traité de la préservation de toutes les données nécessaires pour documenter, visualiser et modéliser les sites archéologiques). Par conséquent, l’utilité et la pertinence de ce modèle semblent validées. Il s’avère donc cohérent de l’introduire dans les trois modèles possibles en vue de répondre à la problématique de pérennisation des expositions virtuelles.

Ce qui est évident, c’est que de nombreuses institutions culturelles, telles que les musées, les sites archéologiques ou encore les bibliothèques, pour ne citer qu’eux, sont en train d’opérer une véritable mutation vers l’archivage et la conservation numérique. L’enjeu de la pérennisation des informations est donc crucial, et il y a une nécessaire prise de conscience à avoir, même si, comme nous l’avons vu notamment avec l’exemple de Google, les besoins de pérennisation de l’information numérique peuvent entrer en contradiction avec les intérêts de certains éditeurs de logiciels. À ce jour, il n’existe le plus souvent aucune certitude quant à l’accessibilité à long terme des expositions virtuelles produites par nombre de musées. Par conséquent, il est difficile de les considérer sérieusement comme de nouveaux moyens de conservation et d’archivage, il faut plutôt pour le moment les appréhender comme des compléments aux moyens traditionnels de documentation des expositions.

Bibliographie

[1] En 1973, première évocation de l’emploi de la 3D dans les sciences historiques avec l’intervention de J.D Wilcok au premier congrès du Computer Applications in Archaeology organisé à Birmingham. Et la première application est effectuée à Karnak en 1985, par u groupe de travailleur français et anglais, qui bénéficiaient des technologies expérimentales élaborées par la société IBM.

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