L’accessibilité à tout prix ?

Camille Ouellet
museonum
Published in
10 min readApr 26, 2020

Le projet Google Arts and Culture et l’accès aux contenus culturels pour tous.

Au courant de la même journée, un internaute peut assister à une visite guidée en temps réel au musée de l’Hermitage de Saint-Pétersbourg, admirer les Nymphéas de Monet dans la salle ovale du Musée de l’Orangerie à Paris et découvrir lors d’une promenade l’architecture du Guggenheim Museum à New York, le tout gratuitement assis dans son salon depuis son ordinateur portable. C’est dorénavant possible grâce à des institutions qui ont pris le temps et les ressources nécessaires pour non seulement photographier, numériser, et éditer le contenu de leurs collections et de leurs bases de données, mais aussi de les rendre accessibles via différentes plateformes et applications sur le web. Ce mouvement d’ouverture de données culturelles décloisonne les frontières entre les pays, entre les institutions et entre les différents publics. Ce partage ouvre aussi de nouveaux horizons pour la recherche.

C’est par le biais de la plateforme Google Arts and Culture et de son projet d’exposition Faces of Frida que nous examinerons l’ampleur des nouvelles possibilités d’apprentissage et de découverte que ce type de projet rendent possibles. Toutefois, l’accessibilité et l’ouverture du contenu culturel en ligne ne sont pas nécessairement synonymes de liberté de droits d’utilisation. Nous essayerons donc également d’envisager de manière critique les enjeux légaux, éthiques et politiques de ce genre d’initiatives.

Google Arts and Culture

Le projet Google Arts and Culture, crée par le Google Cultural Institute, vit le jour en février 2011 sous le nom de Google Art Project. Il s’agissait, à première vue, d’une extension du Google Street View mis au service l’art. Au lancement de cette plateforme, dix-sept musées collaboraient à l’initiative. Déjà, des musées de renom tels que le MoMA de New York, le Rijksmuseum d’Amsterdam et l’Hermitage Museum de Saint-Pétersbourg, donnaient une portée importante à l’initiative. Depuis 2011, plusieurs autres musées se joignirent au projet à l’instar du Musée d’Orsay ou du Musée de l’Orangerie à Paris, de la TATE de Londres et bien d’autres. En 2016, on y retrouvait déjà les collections de plus de 1 000 musées et institutions culturelles ; ils sont plus de 2 000 aujourd’hui en 2020.

La mission de Google Arts and Culture est d’aider les institutions culturelles à partager leurs collections et d’atteindre de nouvelles audiences (Google Arts & Culture Experiments s. d.). L’équipe qui travaille au sein du laboratoire de recherche et développement de Paris, ouvert en 2016 (« Le Lab de l’Institut culturel de Google, au carrefour de l’art et de la technologie » s. d.), est composée de spécialistes aux habiletés multidisciplinaires. Ces professionnels s’identifient comme des digital interaction artists ou encore des code artists, une heureuse rencontre entre l’art et la technologie numérique.

La plateforme Google Arts and Culture, avec tous ses développements depuis 2011, va en réalité bien au-delà de la simple proposition d’une promenade à la Google Street View dans un musée. En effet, elle s’est développée comme un outil d’apprentissage et de découverte original et singulier. Cette plateforme permet aux visiteurs de développer une certaine intimité avec l’art, mais aussi de se confronter à différentes cultures par l’intermédiaire d’articles accessibles sur des artistes, des œuvres, des lieux et des traditions, etc.

Depuis quelques années, Google Arts and Culture donne aussi accès à de nouveaux outils de découverte développés par son équipe de recherche et développement. L’outil X Degrees of separations, par exemple, permet de créer un chemin de ressemblance entre deux œuvres. Cet outil permet des rapprochements surprenants entre des œuvres qui paraissent au premier abord totalement éloignées.

Degrés de séparation entre la toile A Young Girl Defending Herself against Eros de Wiliam-Adolphe Bourguereau, 1880 conservée au Getty Museum, L.A. et un vase de la période 4000–350 B.C. conservé au Contry Museum of Art, L.A.
Numérisation haute deffinition de La Jeune Fille à la Perle de Joahannes Vermeer 1665 disponible sur Google Arts and Culture

D’autres outils, plus communs sont disponibles depuis la création de la plateforme, tels que des numérisations de très haute résolution de certaines œuvres sur lesquelles on peut faire des agrandissements (zoom). On peut ainsi avoir accès à un niveau impressionnant de détails sur des toiles permettant de visualiser, par exemple, l’épaisseur de la peinture appliquée, ou d’observer minutieusement les fissures de vernis sur le canevas d’un chef-d’œuvre. Un rapport à l’œuvre qui était précédemment uniquement possible à la loupe pour un professionnel privilégié.

De manière plus ludique, certaines œuvres numérisées pour ces ultra-zooms, prennent même aujourd’hui vie par l’animation afin de raconter leur histoire. Il existe aussi le traitement de photos “à la manière de”. Cet outil permet de prendre une photo personnelle et lui appliquer le traitement artistique d’un artiste. Ces développements sont rendus possibles grâce à l’utilisation de l’apprentissage machine (machine learning). Pour la recherche d’images, des filtres par palettes de couleurs sont disponibles. Cette recherche peut s’effectuer au sein du corpus d’un même artiste, mais aussi à travers l’ensemble des collections numérisées en 3D par Google. Ainsi, Google pense que ces outils peuvent aider les musées à analyser et à organiser leur contenu. Au-delà des murs du musée, Google Arts and Culture répertorie également l’art de rue depuis le lancement de son projet Street Art Project en 2015.

Tous ces outils ne sont qu’un aperçu de ceux mis à disposition par cette initiative sans équivalent qui contribue à la diffusion de l’art et de la culture de façon large et décloisonnée que ce soit du point de vue des cultures, des publics ou des institutions.

Faces of Frida

Page d’acceuil de l’exposition virtuelle Faces of Frida sur Google Arts and Culture

Un des grands projets d’exposition virtuelle réalisé par le Google arts and Culture est celui de Faces of Frida. En 2018, le lancement de cette exposition lui donne l’occasion de faire étalage des possibilités offertes par la plateforme. Il s’agit de la plus grande exposition [virtuelle] réalisée sur l’artiste mexicaine Frida Kahlo. Cette dernière fut réalisée en collaboration avec les collections de trente institutions situées partout dans le monde. Cette mise en commun non négligeable nécessita un travail curatorial notable pour rassembler croquis, peintures, photographies et sculptures, etc. L’exposition offre la possibilité de découvrir une sélection d’œuvres via des ultra-zooms et de faire des recherches à travers l’œuvre de l’artiste selon les époques, mais aussi selon les palettes couleurs ou la popularité de ses oeuvres. On y trouve aussi des articles variés ainsi que des vidéos. On y met en relation le travail de d’autres artistes qui ont été influencés par Frida Kahlo ce qui permet de rapprocher son travail de causes contemporaines. On peut même faire une promenade virtuelle dans l’atelier de l’artiste et dans les lieux qui ont marqué son histoire.

Visite virtuelle de l’atelier de Frida Kahlo dans la Maison Bleue au Mexique, disponible dans l’exposition Faces of Frida sur Google Arts and Culture.

Bref, le projet prend la forme d’une rétrospective monumentale difficilement imaginable dans le contexte physique d’une exposition muséale qui témoigne à plusieurs égards la réussite de ce projet. La clé de ce succès est certainement attribuable au décloisonnement des frontières en passant par une collaboration et une mise en commun dans un seul et même endroit du travail et de la vie d’une artiste et ce, accessible gratuitement à n’importe quel individu de la planète qui possède un ordinateur ou un téléphone.

Les éloges

Certes, un projet de cette ampleur facilite la recherche tout en menant un travail de médiation. Il accélère aussi le processus parfois laborieux de numérisation des collections et des archives, puisque Google le prend en charge pour le compte des institutions. Il est également particulièrement intéressant d’imaginer les nouvelles avenues de recherche qui sont seulement rendues possibles grâce à une approche non traditionnelle ou moins puriste de la recherche en histoire de l’art, avec l’apport multidisciplinaire de spécialistes des technologies informatiques qui développent des outils de visualisation.

Le Google Arts and Culture parvient donc à réaliser sa mission qui consiste à aider les institutions culturelles à partager leurs collections et à atteindre de nouvelles audiences. Nous pouvons déduire de l’énoncé de cette mission que la plateforme vise avant tout le grand public qui s’intéresse à l’art, mais qui potentiellement ne fréquenterait pas les musées. Il s’adresse aussi à un public d’internautes non initiés. Les chercheurs et les professionnels du milieu des arts et de la culture font certainement aussi partie des publics visés, mais sans y être la cible principale. En revanche, une question importante subsiste : quels sont les paramètres de ce partage d’un point de vue légal et éthique et quel bénéfice Google retire-t-il à s’acquitter de cette noble mission ? Autrement dit, devrions-nous nous méfier des promesses généreuses de Google, présentent-elles un aspect insidieux ?

La critique

Bien qu’ayant été sujet d’éloge, Google Arts and Culture alors dénomé Google Art Projet, fut aussi l’objet de critiques virulentes lors de sa sortie en 2011. Au-delà de l’innovation et de l’accessibilité, plusieurs enjeux légaux, éthiques et politiques se posent à l’égard de l’entreprise de Google. Adrienne Charmet-Alix, militante française des libertés numériques et pour la diffusion libre de la culture en ligne, critique notamment le fait que les images déployées des œuvres ou lors de visites virtuelles sont sujettes à des copyrights. En effet, les droits sur les numérisation en haute-résolution sont détenus par les musées d’où proviennent les œuvres et les droits des images issues du Street View sont la propriété de Google. Adrienne Charmet-Alix conclut qu’on ne peut rien faire avec ce matériel et ceci est applicable même aux images d’œuvres issues du domaine public. Elle craint que les musées soient les perdants dans cette collaboration avec Google en se retrouvant face à une solution verrouillée :

On visite, on ne touche pas. On ne s’approprie pas. On est spectateur, et c’est tout. Je crains que par envie de contrôle de l’utilisation des reproductions d’œuvres conservées dans les musées, la notion de domaine public recule. (Adrienne Charmet-Alix, dans Kauffmann 2011)

Aujourd’hui, neuf ans après sa sortie, ces conditions d’utilisation ne semblent pas avoir changé, et le nombre de musées partenaires s’est vu multiplié. Certaines institutions ont tout de même choisi de collaborer aussi avec Wikipédia pour rendre accessibles leurs images de façon libre. On trouve aussi sur Wikipédia à la page Google Art Project, des images en haute-résolution du domaine public qui a été piratées par “Dcoetzee” afin de les rendre libres et téléchargeables à la disposition des utilisateurs (Champeau 2011).

La course

D’autres projets concurrencent la plateforme de Google comme Europanea qui donne accès à plus de cinquante millions de titres numérisés (livres, musique, œuvres d’art, etc) en ligne (« Bienvenue sur Europeana Collections » s. d.). L’initiative européenne qui vit le jour en 2005 s’assure d’une éthique irréprochable quant à la normalisation du traitement des données afin que celles-ci puissent être réutilisées par tous les secteurs comme ceux de l’éducation, de la recherche et de la création.(« Bienvenue sur Europeana Collections » s. d.)

Jack Kessler, dans son article publié en 2010 sur le site du Bulletin des Bibliothèques de France, présente et analyse les livres de Jean-Noël Jeanneney: Quand Google défie l’Europe : plaidoyer pour un sursaut et celui de Bruno Racine : Google et le nouveau monde. Il expose que déjà en 2005 Jeanneney avait pris ouvertement position face à Google. La course à la numérisation entreprise par Google dans les bibliothèques soulèvait alors des inquiétudes quant a une diffusion massive presque “exclusivement apportée par “les Américains” et plus précisément par une entreprise commerciale florissante dont les jeunes dirigeants sont mus par la recherche du profit ” (Jeanneney 2010).

Quand on constate que le géant Google est plus rapide et distribue largement et gratuitement tandis que d’autres comme Europanea font les choses avec des moyens plus limités, mais avec une conscience éthique élargie, on peut alors se poser comme question : quels critères doivent prévaloir lorsqu’on parle d’accessibilité ?

Il est ainsi difficile, à mon avis, de ne pas s’émerveiller à première vue devant le travail accompli au cours des neuf dernières années par le Google Cultural Institute. Les perspectives de découvertes font rêver et le travail en recherche et développement mené par le laboratoire multidisciplinaire de Google Cultural Institute est difficile à discréditer. Par contre, il convient de rester vigilant et de garder ouvert un oeil critique afin de reconnaître le caractère potentiellement insidieux à plus large échelle et à long terme d’une entreprise comme Google. Les problèmes légaux, éthiques et politiques ne sont pas négligeables. Plusieurs professionnels se méfient d’un monopole américain et d’un recul en matière de domaine public. Chose certaine, ces débats engagés il y a plus de dix ans restent vifs même s’ils sont moins d’actualité. En cette période de confinement et de distanciation sociale, l’accessibilité à la culture en ligne prend de plus en plus d’importance comme source d’apprentissage, de divertissement ou pour permettre, l’espace d’un instant, de voyage par le biais de l’art.

Bibliographie

--

--