Le modèle conceptuel des systèmes de connaissances autochtones et son usage dans les institutions GLAM

Gagnongenevieve
museonum
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11 min readJan 17, 2024
Welcoming the Newcomers” par Kent Monkman

« Le savoir peut-être conceptualisé comme la manifestation d’une conscience, d’une compréhension ou d’une méthode à l’œuvre dans un processus de subsistance et de construction du monde. Bien plus qu’un catalogue fixe de ressources, le savoir est à la fois un vecteur et un résultat de l’action, participant à la prise et à l’exercice du pouvoir. Nous entendons le savoir comme une pratique située dans une configuration sociohistorique, et par là, les pratiques de savoir, comme des ensembles d’activités incarnées et organisées. Les pratiques de savoir se déploient dans l’interaction entre les membres d’une communauté et leur environnement matériel » (Gentelet et al. S.D.)

Les systèmes d’organisation des connaissances servent de structure sur laquelle l’information est organisée, accédée et interprétée. Ces systèmes portent l’empreinte de préjugés historiques, d’hégémonie culturelle et de perspectives coloniales. La décolonisation des systèmes d’organisation des connaissances apparaît comme un appel à démanteler ces structures profondément enracinées et à cultiver des cadres inclusifs, équitables et représentatifs de diverses visions du monde.

Le processus de décolonisation n’est pas simplement une mesure corrective ; il s’agit d’un processus transformateur qui reconnaît les injustices historiques infligées aux communautés marginalisées. Il cherche à démêler les réseaux de domination, de hiérarchies et d’exclusions tissés dans le tissu des systèmes dits « traditionnels ». La décolonisation incarne un changement de paradigme. Un changement qui défend le pluralisme, respecte les épistémologies autochtones et amplifie les voix qui ont longtemps été exclues.

Il est primordial que les institutions GLAM créent la voie pour des approches empathiques qui permettent aux communautés de connaître leurs savoirs et leur histoire selon leurs propres termes. Pour y arriver, il est essentiel d’incorporer les épistémologies autochtones dans les institutions eurocanadiennes (Punzalan, 2017). La bibliothéconomie autochtone est un champ émergent qui honore leurs modes de connaissances et les relations qui en découlent tout en privilégiant la souveraineté et les droits de contrôler les systèmes d’organisation et leurs représentations (Littletree et al, 2020).

La présence de 630 communautés des Premières Nations sur le territoire « canadien » ne permet pas de proposer une définition universelle d’un savoir autochtone. Cependant, il est convenu qu’il est généralement holistique, interrelationnel, interactionnel et à grande échelle (Doyle et al., 2015). Cette conception du savoir n’est pas considérée par les systèmes d’organisation Dewey et LCC. Ces systèmes sont basés sur l’organisation par discipline. Ils homogénéisent les subtilités des différentes cultures et tendent à les représenter dans le passé, sans souligner la vitalité et la résilience des nations contemporaines (Bosum, 2017).

Les systèmes de savoir autochtones

Le modèle conceptuel présenté par les chercheuses, Sandra Littletree, Miranda Belarde-Lewis et Melissa Duarte, représente de manière succincte les éléments fondamentaux que l’on retrouve dans les systèmes de connaissances autochtones. Il se compose de cercles concentriques interdépendants. Au centre on retrouve le concept de relationalité et celui d’holisme.

Figure 1 : Modèle conceptuel des systèmes de connaissances autochtones

Le concept de « relationalité » reconnaît que « nous existons à travers des relations que nous entretenons les uns envers les autres, avec le monde naturel, les idées, le cosmos, les objets, les ancêtres et les générations futures et que nous sommes responsables de ces relations » (Cherry, 2015). Cet aspect relationnel est la base sur laquelle se construisent le(s) système(s) de connaissances autochtones. La transmission des savoirs par les aînés est primordiale pour la survie des communautés. Ces connaissances sont basées sur la compréhension des réalités sociales, physiques et spirituelles du monde. Elles comprennent des concepts, des croyances et des perceptions ainsi que des expériences liées au monde naturel et aux environnements construits par l’humain (Dei, 2000).

L’holisme ontologique est un système de pensées pour lequel les caractéristiques d’un être ne peuvent être réellement connues que lorsqu’on le considère dans son ensemble (Fagot-Largeault, 2000). Dans un contexte autochtone, il s’agit d’un concept philosophique qui accorde l’importance à l’interdépendance entre les aspects intellectuels, spirituels, émotionnels et physiques.

Le concept de « peoplehood » fait référence au fait qu’une personne est autochtone du fait de sa relation à la communauté et aux activités qui y sont liées. Les autrices du modèle donnent l’exemple des tisserandes Navajo qui considère le métier à tisser comme un outil de connexion avec les terres ancestrales, les montagnes sacrées et les ancêtres. Grâce à cette activité artisanale, les membres de la communauté sont liés à la mémoire ancestrale, aux enseignements oraux et à la terre.

Les « manières de savoir » sont les différentes façons dont les communautés ont créé, transmis, catégorisé et préservé le savoir. Ces manières de savoir s’incarnent dans des verbes, des processus actifs qui découlent de l’expérience des diverses relations (famille, communauté, idées, langues, le territoire, les cérémonies et l’histoire sacrée).

L’expression d’un système de savoir autochtone fait référence aux différentes manières utilisées afin d’exposer les connaissances aux individus et aux communautés. Elle se manifeste dans la culture matérielle ainsi que dans le patrimoine immatériel tel que les chansons, les danses, les recettes, les pratiques de jardinage, les techniques de chasse ainsi que les savoirs liés aux plantes médicinales.

Les autrices ont inclus les institutions dans leur modèle conceptuel, puisque ces dernières jouent un rôle important dans la préservation des systèmes de savoir autochtones. Malheureusement, elles ont une approche qui ne considère pas les aspects plus fondamentaux du modèle. Elles vont traiter les objets de manière superficielle et ne prennent pas en compte la relationalité et l’holisme ontologique. Ce faisant, il est impossible de comprendre le savoir de manière complète et de le diffuser de manière convenable.

Les notions de respect, de responsabilité et de réciprocité gouvernent les différentes facettes des relations qui sont présentées dans ce modèle et peuvent s’incarner de plusieurs manières. Que ce soit par le respect de l’autonomie des nations dans ce qui peut être diffusé ou non, l’établissement de protocoles pour établir la notion de responsabilité relationnelle, il est essentiel de créer des espaces dans lesquels les communautés, leurs savoirs et leurs patrimoines seront compris dans toute leur complexité (Littletree, 2020).

Le système de classification Brian Deer

La conception du monde et du savoir présentée dans ce modèle est difficilement conciliable avec les systèmes d’organisation du savoir occidentaux contemporains qui sont de nature hiérarchique et dont la temporalité est linéaire. De plus, les divisions géographiques qui soutiennent ces systèmes ne représentent aucunement les relations culturelles et politiques entre les diverses Nations d’Amérique du Nord. C’est pour ces raisons que le bibliothécaire Brian Deer, membre de la communauté Mowhawk de Kahnawá:ke a créé un système de classification basé sur une ontologie autochtone dans les années 1970.

Ce système permet de présenter avec beaucoup plus de nuances les savoirs issus des communautés. Il a adapté son système afin de répondre aux besoins spécifiques de divers centres d’archive et bibliothèques autochtones. Chaque système a été élaboré en fonction des intérêts et des besoins particuliers de l’organisation impliquée, tout en le simplifiant le plus possible puisque la majorité des institutions ne possédaient pas de bibliothécaires ou d’archivistes. Ce système innovant a donc été créé pour des audiences autochtones dans le but de servir leurs besoins et de participer à la résurgence culturelle. Le concept de relationalité est à la base du fonctionnement du système BDC. Il lie les sujets selon les relations géospatiales des communautés ainsi que par les profils sociolinguistiques (Doyle et al., 2015) Le BDC est très flexible. Il s’agit d’un système qui, à la différence de Dewey et du LCC, ne s’impose pas à la collection. Il sert de guide et se métamorphose selon la composition de la collection au moment de son intégration à l’institution (Bosum, 2017).

La bibliothèque Xwi7xwa

Son adaptabilité en fait un outil de prédilection pour des bibliothèques aux profils institutionnels variés. La bibliothèque Xwi7xwa, seule bibliothèque universitaire autochtone au Canada (UBC), a adopté le système de classification Brian Deer en 2004. La collection est composée presque exclusivement de documents autochtones soient environ 15 000 articles en format numérique, des monographies, des affiches, mémoires, documents d’archive et de littérature grise (Doyle et al, 2015) La bibliothèque souhaitait se positionner de manière à supporter les efforts de revitalisation culturelle en modifiant les paradigmes des systèmes « traditionnels » d’organisation de l’information. La bibliothèque souhaitait que les communautés parlent d’elles-mêmes plutôt que de mettre de l’avant les autochtones comme des sujets d’étude soumis au regard des sociétés colonisatrices. Pour y arriver, il était nécessaire de changer de système d’organisation du savoir basé sur les épistémologies occidentales puisqu’ils sont très critiqués pour cause d’omission, de marginalisation, de manque de reconnaissance de la souveraineté des nations ainsi que du manque de spécificités (Doyle, 2015) Les bibliothécaires ont donc adapté le système BDC afin de répondre à ces besoins spécifiques.

Institut culturel cri Aanischaaukamikw

L’institut Aanischaaukamikw est situé à Oujé-Bougoumou dans la région de Eeyou Istchee Baie-James. Cet institut, ouvert en 2011, est composé d’un centre d’archives, d’une bibliothèque spécialisée ainsi que d’un musée. La bibliothèque contient plus de 4000 documents qui ont pour sujet la culture, l’histoire et la langue de la nation Cri d’Eeyou Istchee (Aanischaaukamikw, s.d.). L’équipe de l’institut a rapidement réalisé que les systèmes d’organisation Dewey et le LCC ne pourraient pas répondre de manière adéquate à leurs besoins. En plus du langage dépassé qu’ils contiennent, l’institution a réalisé que les nuances de la collection ne pourraient pas être mises de l’avant puisque les documents seraient placés en totalité dans la section « histoire », serait organisée selon des frontières provinciales qui ne prennent pas en compte les relations culturelles et linguistiques des différentes communautés cries ainsi que par une chronologie occidentale (Bosum, 2017).

À la différence de la bibliothèque Xwi7xwa qui se situe dans un cadre académique, l’institut Aanischaaukamikw dessert des usagers qui proviennent d’un public beaucoup plus large. Ce faisant, le système de classification devait être organisé de manière intuitive. La grande flexibilité du système Brian Deer a permis de répondre à tous les besoins de l’institut. Il a été adopté en 2015. Il est en métamorphose constante afin de refléter le développement de la collection (Aanischaaukamikw, s.d.).

figure 2: Système de classification de la bilbiothèque Xwi7xwa de l’université de la Colombie-Britannique
Figure 3 : système de classification (partiel) de l’institut cri Aanischaaukamikw

Qu’en est-il des musées ?

Les questions de décolonisation et d’autochtonisation accaparent une bonne partie de la production scientifique récente dans le domaine de la muséologie canadienne. Cependant, aucun exemple de pratique de transformation de l’organisation du savoir n’a été répertoriée lors de la revue de littérature pour la rédaction de cet article. Pourtant, les outils offerts aux musées sont basés sur les mêmes paramètres occidentaux que les systèmes Dewey et LCC.

Le Guide de documentation de la Société des Musées du Québec comporte de nombreux éléments qui ne prennent pas en compte toute la richesse et la diversité de la production artistique et de la culture matérielle des nations autochtones. En effet, le système de classification des collections de Beaux-arts s’appuie sur le Art & Architecture Thesaurus du Getty qui est lui-même basé sur une ontologie occidentale (SMQ, 2020a). Le système pour les collections historiques, basé sur la nomenclature de Parcs Canada, ne contient pas d’entrées qui permettent de bien saisir les nuances culturelles (SMQ, 2020b). Ce guide ne possède pas la même dimension « universelle » que le Dewey ou le LCC. Cependant, il est largement utilisé par les institutions muséales québécoises. Créé en 1995, ce système semble dépassé. Peut-être pourrait-il être retravaillé afin de mettre de l’avant les changements de mentalités concernant les collections autochtones.

Le web sémantique

Le modèle conceptuel de référence CIDOC « vise à promouvoir une compréhension partagée des informations sur le patrimoine culturel en fournissant un cadre sémantique commun et extensible auquel toute information sur le patrimoine culturel peut être mappée » [ICOM, s.d.]. Cependant, la structure du CIDOC-CRM exclue complètement les méthodes de savoir autochtones et certains concepts clés qui sont fondamentaux aux communautés.

Il est nécessaire de se questionner à savoir comment il serait possible de mettre de l’avant les systèmes de savoir autochtones dans le web sémantique. Serait-il possible de modifier Linked Art, par exemple, afin de mieux représenter les différentes cultures autochtones ? Doit-on repenser complètement les modèles ? La question ultime est de se demander si les muséologues, chercheurs et informaticiens non autochtones, sont en droit de prendre ces décisions et entreprendre les démarches.

Ce texte avait pour objectif de présenter les biais des systèmes d’organisation du savoir et des réponses qui ont été formulées afin de recentrer les cultures, les savoirs et les individus autochtones dans les institutions GLAM. De plus, il me semblait nécessaire de souligner les zones d’ombre en ce qui concerne spécifiquement les institutions muséales et le web sémantique.

Il s’agit, bien entendu, qu’une simple amorce de réflexion. N’étant pas autochtone, je ne suis pas outillée pour proposer des réponses à ces questions. Je considère néanmoins qu’il est important de se s’interroger sur les manières dont l’acte de colonisation s’articule, encore aujourd’hui, dans les institutions muséales et plus largement dans les institutions de savoir. Il est primordial que la communauté GLAM supporte, milite et amplifie les voix marginalisées afin de favoriser l’autochtonisation du milieu. Il s’agit d’un acte politique essentiel et inévitable.

Pour en savoir plus

Bibliographie

  • AANISCHAAUKAMIKW (s.d.) à propos. https://creeculturalinstitute.ca/fr/a-propos/?doing_wp_cron=1703349805.5796020030975341796875
  • AANISCHAAUKAMIKW (2017) An example from our BDC system [image]. https://creeculturalinstitute.ca/my-work-in-library-at-aanischaaukamikw/.
  • BOSUM, A., & Dunne, A. (2017). Implementing the brian deer classification scheme for aanischaaukamikw cree cultural institute. Collection Management, 42 (3/4), 280–293
  • BOYLES, C. (2021). Intersectionality and Infrastructure: Toward a Critical Digital Humanities. In A. McGrail, A. D. Nieves, & S. Senier (Eds.), People, Practice, Power: Digital Humanities outside the Center (pp. 118–126). University of Minnesota Press
  • CHERRY, A. & Mukunda, K. (2015) A Case Study in Indigenous Classification: Revisiting and Reviving the Brian Deer Scheme, Cataloging & Classification Quarterly, 53:5–6, 548–567.
  • DEI, George J. Sefa. 2000. “Rethinking the Role of Indigenous Knowledges in the Academy.” International Journal of Inclusive Education 4: 111–32.
  • DOYLE, A. et al (2015). Indigenization of knowledge organization at the xwi7xwa library, 13(2), 107–134.
  • FAGOT-LARGEAULT, A. et Pascal Acot (2000) l’éthique environnementale. SenS Éditions. Paris.
  • GENTELET K., et al. (sous presse) « Savoir ouvert et savoirs autochtones : inclusion numérique pour une réaffirmation culturelle », dans Soumagnac, K. et de Bideran J. (dirs.) Le patrimoine à l’école : médiation et médiatisation des savoirs, Londres, ISTE.
  • ICOM (S.d.) The CIDOC conceptual model. http://cidoc.ics.forth.gr/
  • LITTLETREE, S., and, M. B.-L., & Duarte, M. (2020). Centering relationality: a conceptual model to advance indigenous knowledge organization practices. Knowledge Organization, 47(5), 410–426.
  • LITTLETREE, S., and, M. B.-L., & Duarte, M. (2020). Indigenous systems of knowledge conceptual model [image]. Dans Centering relationality: a conceptual model to advance indigenous knowledge organization practices. Knowledge Organization, 47(5), 410–426.
  • Monkman, K. (2019) “welcoming the newcomers” [peinture]. MET. New-York. État-Unis. https://www.metmuseum.org/art/collection/search/830024
  • PUNZALAN, R. L., Marsh, D. E., & Cools, K. (2017). Beyond clicks, likes, and downloads: identifying meaningful impacts for digitized ethnographic archives. Archivaria, 84(1), 61–102
  • SMQ (2020 a) Le système de classification Info-Muse pour les musées de beaux-arts et d’arts décoratifs. https://www.musees.qc.ca/fr/professionnel/guidesel/doccoll/fr/classificationarts/index.htm
  • SMQ (2020 b) Le système de classification Info-Muse pour les musées d’ethnologie, d’histoire et d’archéologie historique. https://www.musees.qc.ca/fr/professionnel/guidesel/doccoll/fr/classificationethno/index.htm
  • UBC (2023) classification system [image]. https://xwi7xwa.library.ubc.ca/collections/indigenous-knowledge-organization/.

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